Avis Une autre urgence : le rétablissement d’un fonctionnement normal de la justice
Assemblée plénière du 28 avril 2020 (adoption à 48 voix « pour »et 5 abstentions)
1. Particulièrement sensible aux dangers que toute loi d’exception fait courir aux droits et libertés fondamentaux, la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) s’inquiète de ce que les ordonnances du 25 mars 2020 relatives à la justice mette en place une justice en mode dégradé qui aujourd’hui ne remplit plus la plupart de ses missions. (1)
2. C’est la première fois qu’un état d’urgence conduit à suspendre massivement l’activité des tribunaux, comme si la justice n’était pas un service public essentiel à la vie de la nation. La CNCDH regrette ce traitement du service public de la justice qui méconnait son rôle de pilier de l’état de droit.
3. La première fonction de la justice est de garantir les droits de chacun, notamment pour les plus vulnérables. Le corps social ne peut durablement supporter que les tribunaux soient fermés. Si le droit d’accéder à un juge est suspendu, c’est l’état de droit qui se trouve mis entre parenthèses.
4. Intervenant dans un contexte judiciaire déjà marqué par des tensions importantes, les mesures liées à la crise sanitaire portent aux droits et libertés fondamentaux une atteinte que la CNCDH estime disproportionnée.
L’ATTEINTE À LA CONTINUITÉ DU SERVICE PUBLIC DE LA JUSTICE
1. La restriction de l’accès au juge aux contentieux jugés « essentiels »
5. La CNCDH s’interroge sur la concentration des activités sur les contentieux dits « essentiels » (2) et sur les moyens donnés aux juridictions pour maintenir la continuité de l’accès à la justice sur le territoire national.
6. En effet, le confinement a suspendu une partie de l’activité judiciaire et loin d’être réservées aux urgences, les modifications de procédure introduites par les ordonnances du 25 mars 2020 sont applicables dans tout le champ du droit civil, pénal et administratif, qui peut désormais être traité par écrit, sans audience et parfois même sans contradictoire (3).
7 La réelle prise en considération des personnes et de la nature spécifique de certains contentieux n’est pas assurée, particulièrement en matière civile et sociale alors que ces domaines affectent la vie quotidienne de nos concitoyens, dont les plus vulnérables.
8. Or, il ne suffit pas qu’une décision soit motivée et susceptible d’appel pour légitimer les atteintes portées à d’autres garanties qui ont leur propre justification. Les droits de l’homme ne sont pas substituables.
9. La CNCDH émet les plus expresses réserves sur le maintien de telles règles hors les cas d’urgence, dans la stricte mesure de leur nécessité et proportionnalité, y compris pendant le confinement. Elle attire l’attention du gouvernement sur les risques graves pour les droits et libertés des personnes qu’il y aurait à poursuivre un tel fonctionnement en mode dégradé après le confinement lui-même. Les garanties procédurales essentielles doivent être rétablies et un terme doit être mis aux dispositions restreignant le droit à un procès équitable, dont le champ d’application particulièrement large (tant sur les contentieux auxquels elles s’appliquent que dans le temps), ne saurait être maintenu sans méconnaître les exigences de nécessité et proportionnalité de l’atteinte ainsi portée aux droits des personnes. Ainsi, auraient pu être estimées essentielles et prioritaires les procédures prud’homales ou encore certaines des procédures d’urgence en matière commerciale ou relevant des compétences auparavant dévolues aux tribunaux d’instance (surendettement des particuliers, protection des personnes souffrant d’altération de leurs facultés, crédits consommation, baux d’habitation, saisies-sur-rémunérations…) ou encore la protection des mineurs non accompagnés.
2. L’atteinte aux droits de la défense
10. La CNCDH s’inquiète en particulier de l’effectivité des droits de la défense. En effet, les modifications apportées par les ordonnances du 25 mars 2020 ne garantissent pas l’exercice effectif du droit à l’assistance d’un avocat et reposent sur un pari qui n’a pas lieu d’être : celui de la confiance que l’avocat doit accorder au juge pour garantir la plénitude des droits de la défense :
– Utilisation au cours du procès de moyens de télécommunication (voire du téléphone), y compris sans l’accord des parties, sans qu’on sache exactement comment le juge garantira « la confidentialité des échanges entre les parties et leurs avocats » ;
– Assistance de l’avocat en garde à vue par un moyen de communication électronique, y compris à nouveau téléphonique, sans que l’on sache à nouveau comment cela pourrait garantir « la confidentialité des échanges » ;
– Possibilité pour l’avocat de présenter au juge des libertés et de la détention, en matière de détention provisoire, des observations orales « le cas échéant par un moyen de communication audiovisuelle » en confiant à ce même juge le soin de veiller « au respect des droits de la défense et en garantissant le caractère contradictoire des débats ».
11. Un juge trop souvent surchargé, démuni et disposant d’une technologie encore peu maîtrisée, risque de ne pas pouvoir effectivement s’assurer de l’égalité des armes, du respect du contradictoire et des droits de la défense. Il lui faudrait notamment contrôler que les avocats ont bien eu accès au dossier, pu le préparer avec leur client, échanger en toute confidentialité avec lui, avant et pendant l’audience en ligne.
12. En l’absence de garanties précises et concrètes, les ordonnances font peu de cas de l’affirmation maintes fois répétée de la Cour européenne des droits de l’homme que les droits de la défense sont un des éléments fondamentaux du procès équitable.
3. Les atteintes en matière d’assistance éducative
13. Le juge peut désormais suspendre ou modifier les droits de visite et d’hébergement, sans audition des parents et des enfants et rien n’est mentionné sur la possibilité de présenter des observations (4). L’aide sociale à l’enfance a pu remplacer les droits de visite par des contacts seulement téléphoniques, sans décision du juge et sans consultation des parents.
14. Le renouvellement de la mesure de placement, à l’expiration de la durée initialement fixée, lorsqu’elle arrive à échéance pendant la « période juridiquement protégée » (5) est possible sans audition des parties, si l’un des parents donne son accord écrit et que l’autre ne s’y oppose pas. Aucune précision n’est apportée sur les conditions de recueil de cet accord.
15. Le droit de vivre en famille et la participation des parents et des enfants aux mesures qui les concernent, principes qui n’ont pas été rappelés dans l’ordonnance, sont remis en question de façon disproportionnée par ces mesures. Le droit fondamental de l’enfant à être entendu n’est pas plus respecté que celui des parents. Il en est de même pour les mineurs non accompagnés qui ne peuvent plus être assistés par une association ni faire valoir leurs droits.
4. La prolongation des détentions provisoires
16. Les dispositions relatives à la détention provisoire (6) ne sont pas admissibles et doivent être abrogées sans délai.
17. D’abord, alors que l’état d’urgence sanitaire est censé prendre fin à la date du 24 mai 2020, rien ne justifie de prévoir une prolongation, de plein droit, de la détention provisoire. (7)
18. Ensuite, une telle prolongation est d’autant plus inacceptable qu’elle intervient sans débat contradictoire ni examen individuel de la situation par un juge, pourtant garant (8) de la stricte nécessité des privations de liberté individuelle. Ordonnée avant jugement, la détention provisoire porte atteinte à la présomption d’innocence, ce qui impose une motivation rigoureuse non seulement lors du placement en détention mais davantage encore lors de chaque prolongation de la mesure. Comme le rappelle constamment la Cour européenne des droits de l’homme, plus le temps passe plus le juge doit expliquer de manière concrète, précise et circonstanciée la persistance de chacun des motifs ayant présidé au placement en détention avant jugement.
19. Par ailleurs, la CNCDH ne peut qu’alerter sur le danger de l’extension de ces durées de détention avant jugement, exorbitantes du droit commun, aux mineurs de 16 à 18 ans (9) alors que, s’agissant de tous les mineurs, la Cour européenne des droits de l’homme dit et répète que toute privation de liberté de ce type doit être une mesure de dernier ressort et aussi brève que possible.
20. Enfin, n’est-il pas paradoxal, au moment où l’on tente de désengorger les prisons pour des raisons sanitaires évidentes, d’y maintenir des détenus provisoires dont on sait qu’ils constituent déjà plus du quart de la population carcérale ?
5. L’application des peines
21. La CNCDH s’inquiète du doublement du délai d’examen des demandes d’aménagement de peine en cas d’appel suspensif du ministère public (10) qui est susceptible de mettre en péril le projet de sortie et les dispositifs mis en place en matière d’emploi, de logement, de soins, etc., et donc de porter un préjudice grave aux personnes concernées. L’augmentation de ce délai entre par ailleurs en contradiction avec l’objectif de déflation carcérale.
22. La CNCDH s’inquiète de la possibilité offerte à l’administration pénitentiaire d’incarcérer les personnes condamnées en maison d’arrêt, quel que soit le quantum de peine à subir (11). Cette disposition, qui porte une atteinte supplémentaire au principe de séparation des prévenus et condamnés, entrave la mise en place d’un parcours d’exécution des peines individualisé pour les personnes condamnées et ne saurait être prolongé au-delà de l’état d’urgence sanitaire.
ET APRÈS : LE RISQUE DE PÉRENNISATION DES ATTEINTES AUX DROITS ET LIBERTÉS FONDAMENTAUX
1. Ne pas faire de l’état d’urgence sanitaire le droit commun procédural
23. La CNCDH met en garde contre la tentation d’un glissement des dispositions d’exception dans le droit commun, déjà observé à propos de l’état d’urgence à l’occasion de la menace terroriste. Elle prend acte des engagements souscrits par madame la Garde des sceaux au nom du gouvernement aux termes desquels « les dispositions qui ont été prises sont temporaires ». La CNCDH appelle le législateur à veiller à l’effectivité de cet engagement.
24. Elle s’inquiète que le retard pris dans les procédures n’amène le gouvernement à réduire les garanties du procès équitable. La loi de réforme de la justice n° 2019-22 du 23 mars 2019 a déjà entériné un mouvement de recours au juge unique, d’audiences par visioconférence, voire d’abandon de l’audience par examen du seul dossier. Le Conseil constitutionnel, en censurant le recours à la visioconférence pour le contentieux de la détention provisoire s’est pourtant fondé sur « l’importance de la garantie qui s’attache à la présentation physique de l’intéressé devant la juridiction compétente pour connaître de la détention provisoire et en l’état des conditions dans lesquelles s’exerce le recours à ces moyens de télécommunication » (12).
25. Toutes les modalités étendant encore ces possibilités au nom de l’état d’urgence sanitaire doivent être supprimées dès que celui-ci prendra fin. Le seul objectif de leur prorogation ne serait en effet plus ni la prise en compte du justiciable (13), ni le respect des droits de la défense, ni la recherche d’une bonne justice mais uniquement des choix politiques sous couvert d’économies budgétaires. En ce sens, le gouvernement envisagerait déjà d’étendre l’expérimentation des cours criminelles sans jury populaire, ce qui ne peut que renforcer les inquiétudes de la CNCDH. Sans même attendre une analyse des retours de cette expérimentation, il est déjà prévu de la pérenniser (14), alors que la présence d’un jury populaire permet d’associer les citoyens à la justice et est emblématique d’une acceptation sociale de ses verdicts.
26. Les droits de la défense et le principe du contradictoire doivent être rétablis pleinement : par exemple, l’assistance des gardés à vue par téléphone ou même par visioconférence n’est pas admissible. La non-présentation des mineurs de 16 à 18 ans gardés à vue au magistrat en cas de prolongation ne l’est pas davantage. La possibilité de rejet des demandes en référé sans débat ne doit pas être maintenue : n’étant plus justifiée par le risque sanitaire, elle ne serait plus qu’un inadmissible outil de gestion des flux.
27. La reconduction automatique de tous les délais relatifs à la détention provisoire ne saurait être conservée dès lors qu’elle porte atteinte au principe fondamental du droit au procès et maintient en détention, sans débat contradictoire, des personnes présumées innocentes. C’est pourquoi la CNCDH se félicite des mesures prévues par l’ordonnance afin de réduire la surpopulation carcérale et invite le gouvernement à poursuivre, au-delà de l’état d’urgence sanitaire, une véritable politique de déflation carcérale (réduction du nombre de personnes écrouées, élargissement des critères de libération, dématérialisation des démarches). Elle rappelle que la France a été condamnée pour ses conditions de détention inhumaines et dégradantes, le 30 janvier 2020, par la Cour européenne des droits de l’homme, qui l’a invitée à prendre des mesures visant « la résorption définitive de la surpopulation carcérale ». Pour autant, la CNCDH appelle l’attention sur le fait que l’élargissement des critères de libération doit être organisé pour garantir l’égalité devant la justice et ne pas sur-pénaliser ceux dont le droit au logement n’est pas effectif (15).
28. La CNCDH réaffirme le caractère fondamental du droit d’accès effectif au juge en matière pénale comme en matière civile dans un Etat démocratique. Elle s’inquiète dès lors d’une accélération des politiques publiques qui, sous le prétexte de contraintes budgétaires, conduirait à une déjudiciarisation massive des contentieux. Cette inquiétude est renforcée par les annonces de certains chefs de juridiction fondant leur incitation de recourir aux procédures amiables, notamment en matière sociale, sur le poids cumulé des grèves et de la crise sanitaire. Il faut rappeler que le recours au juge étatique, tiers indépendant, impartial et auquel l’accès est gratuit, est seul de nature à assurer toujours et pour tous l’effectivité des droits.
7. Rétablir le fonctionnement normal de la justice
29. Que ce soit pendant ou après l’état d’urgence, la garantie des droits des justiciables ne doit en aucun cas souffrir de contraintes budgétaires, notamment celles dictées par une vision managériale de la justice et qui relèvent de choix politiques.
30 Il a souvent été fait le parallèle ente la crise du système de santé et la crise du système judiciaire : on ne peut pas plus se passer de justice que de santé. La CNCDH appelle donc à ce qu’il soit mis un terme sans délai aux mesures portant une atteinte injustifiée aux droits fondamentaux ou qui limitent l’accès au juge. La CNCDH demande, que, dès le 11 mai, soit pleinement rétabli l’accès de tous aux tribunaux, aux parloirs et plus largement à toutes les structures relevant du ministère de la Justice, dans la perspective du rétablissement le plus rapide possible d’un fonctionnement normal de l’Institution judiciaire et de la justice du quotidien. Ceci implique notamment de la doter des moyens d’assurer la protection sanitaire des justiciables, de ses personnels et des auxiliaires de justice. …
Source : JORF n°0108 du 3 mai 2020 – texte n° 51