Audition du général François Lecointre, chef d’état-major des armées, sur le projet de loi de programmation militaire

Commission de la défense nationale et des forces armées

Mercredi 21 février 2018

Séance de 18 heures

Compte rendu n° 38

Présidence de M. Jean-Jacques Bridey, président

— Audition du général François Lecointre, chef d’état-major des armées, sur le projet de loi de programmation militaire

La séance est ouverte à dix-huit heures.

M. le président Jean-Jacques Bridey. Mon général, nous vous accueillons alors que nous venons d’apprendre le décès de deux de nos soldats, un troisième étant grièvement blessé. Une nouvelle fois, nos armées sont endeuillées et nous pouvons vous témoigner de la vive émotion qui s’est emparée de l’hémicycle lorsque nous avons été informés de cette nouvelle. Cette émotion, nous l’avons tous vue sur le visage de la ministre des Armées lorsqu’elle a évoqué la mise en place du plan Famille en réponse à une question relative à la loi de programmation militaire. Je vous remercie par avance de faire part à leurs familles de notre tristesse et d’assurer à leurs collègues du régiment et à l’ensemble de nos soldats notre profonde solidarité.

Général François Lecointre, chef d’état-major des armées. Merci de vos mots Monsieur le président. En préambule, je souhaite citer les noms des deux soldats qui sont morts aujourd’hui : brigadier-chef de première classe Timothé Dernoncourt, qui était célibataire, et le maréchal des logis-chef Émilien Mougin, qui était pacsé et avait deux enfants. Je pense à leurs familles, à leurs frères d’armes. Dans notre institution, la notion de fraternité revêt tout son sens. Cette nouvelle nous amène aussi à mesurer que toutes nos décisions, et tous les débats qui nous animent et vous animeront au cours de l’examen de ce projet de loi de programmation militaire (LPM) sont empreints d’une gravité particulière car derrière ces décisions, derrière ces débats, derrière les engagements budgétaires, il y a toujours l’engagement de nos soldats qui peut aller jusqu’au sacrifice suprême.

Mesdames et Messieurs les députés, merci de m’accueillir à nouveau au sein de votre commission. La dernière fois que je me suis présenté devant vous, c’était dans le cadre de l’examen du projet de loi de finances.

Si on jette un rapide regard vers l’arrière, la dernière audition d’un chef d’état-major des armées relative à un projet de loi de programmation militaire remonte au 3 octobre 2013, lorsque votre commission avait reçu mon ante prédécesseur, l’amiral Guillaud. Je mesure l’importance de ce rendez-vous, qui va nous engager pour de nombreuses années.

Bien sûr, en 2013, la perception du contexte sécuritaire était alors tout autre et l’ambition de la LPM très fortement contrainte. Les contrats opérationnels – et par conséquent les formats – avaient été revus à la baisse. Depuis, l’irruption du terrorisme sur le territoire national a conduit à la fin de cet irénisme qui était, de manière objective, inconséquent. Du moins était-il ainsi jugé par tous ceux qui, soldats ayant choisi ce métier, étaient confrontés jour après jour à la violence du monde. Il a malheureusement fallu que ces terribles événements surviennent pour que soit engagée l’actualisation de la loi de programmation militaire de 2015 et soient prises les décisions du conseil de défense du 6 avril 2016. Cette prise de conscience nécessaire a permis d’amorcer le redressement de cet outil. Grâce à l’ensemble des parlementaires et à l’acuité de leur jugement, elle s’est accompagnée de la prise de conscience de l’usure du modèle d’armée dont nous avions hérité, construit durant la Guerre froide, adapté lors de la professionnalisation des armées, éreinté dans cette période de dividendes de la paix dont je viens de dire à quel point elle était, selon moi, inconséquente.

Vous le savez, depuis l’été dernier, nous avons rapidement théorisé cette prise de conscience quant à la dangerosité du monde et à l’usure de notre outil militaire dans la revue stratégique, conduite sous la responsabilité de la ministre des Armées qui en a soumis les conclusions au président de la République au mois d’octobre dernier.

Il en a approuvé les conclusions et a souhaité qu’elle ouvre la voie à la définition d’une ambition opérationnelle nouvelle à l’horizon 2030, traduite dans le projet de loi de programmation militaire.

Les travaux de préparation de cette loi ont donc été conduits dans des délais extrêmement brefs, et je tiens à féliciter l’ensemble des acteurs qui y ont pris part, notamment ceux qui m’entourent aujourd’hui, les équipes de l’état-major des armées, leurs correspondants au sein des états-majors d’armée, et l’ensemble des membres des services du ministère. Nous avons conduit ce travail avec plus de six mois d’avance par rapport à ce qui avait été fait pour l’exercice précédent, afin de soumettre aujourd’hui à votre étude ce projet de loi.

Je vous remercie, Monsieur le président, ainsi que tous les membres de la commission, pour avoir su convaincre les acteurs politiques et institutionnels de la nécessité d’aller vite, car nous ne pouvons pas nous permettre de perdre du temps pour définir ce chemin vers l’ambition opérationnelle pour 2030.

Le projet de loi porte une double ambition : premièrement, redonner aux armées les moyens de remplir durablement leurs missions ; deuxièmement, les préparer aux défis de demain et initier une véritable modernisation de l’outil militaire.

La LPM 2019-2025 constitue ainsi une première étape décisive pour l’atteinte de l’ambition 2030. Je le disais en introduction : la revue stratégique pose un regard lucide sur le rapport à la violence dans notre environnement stratégique. Elle fait le constat du retour de la guerre comme horizon possible des confrontations géopolitiques.

Celle-ci s’est imposée de façon spectaculaire sur le territoire national par les actes terroristes, même s’il ne s’agit pas à proprement parler d’une guerre, et s’impose de plus en plus aujourd’hui : avec le désordre ordinaire du monde dont nous constatons tous les jours les effets – évidemment là où nous sommes engagés, au Levant et au Sahel, ou bien encore en Afghanistan ; avec la montée en puissance de la Chine et de la Russie ; avec les provocations de la Corée du Nord ; avec la volonté d’un certain nombre d’acteurs de s’affranchir de l’ordre multilatéral international.

Parallèlement, nous observons une forme de diversification des modes d’expression de la violence mis au service de stratégies totales. Ces phénomènes sont facilités par l’accessibilité des technologies modernes à fort pouvoir nivelant qui profitent à de très nombreux acteurs, étatiques ou non.

Tirant les enseignements de cette inflexion, la revue stratégique a conclu à la nécessité de préserver et de consolider un modèle d’armée complet et équilibré. Ces termes méritent peut-être d’être explicités pour ceux qui ne s’intéressent pas à notre défense et à ce qu’est notre modèle d’armée mais vous qui êtes souvent amenés à comparer l’armée française à celles d’autres pays, vous mesurez bien ce que cela signifie : l’armée française est probablement la dernière d’Europe à présenter ces deux caractéristiques.

Cette complétude et cet équilibre se retrouvent dans les cinq fonctions stratégiques, sur lesquelles je reviendrai en détail dans un instant, la LPM conduisant avec un rééquilibrage logique au profit des deux fonctions stratégiques « prévention » et « connaissance et anticipation », quelque peu négligées par le précédent Livre blanc qui faisait porter l’effort sur le triptyque dissuasion – protection – intervention.

C’est sur ce modèle d’armée complet et équilibré que repose notre autonomie stratégique, à laquelle le président de la République a confirmé son attachement. Bien sûr, la préservation de notre autonomie stratégique n’exclut pas la possibilité de nouer des coopérations et de participer à la mise en place d’une autonomie stratégique européenne, qui constituerait une nouveauté. Nous savons en effet que c’est en étant attractifs et en confortant notre autonomie stratégique que nous parviendrons à agir efficacement dans le cadre de coopérations par une capacité renouvelée à entraîner et à fédérer en vue de l’émergence d’une autonomie stratégique européenne.

Cette ambition pour la France, à l’horizon 2030, trouve avec la LPM une traduction budgétaire claire. Le président de République a décidé un effort inédit de 198 milliards d’euros courants au profit des armées sur les cinq premières années de la LPM, c’est-à-dire jusqu’en 2023. Il s’agit là d’un effort inédit.

Jusqu’en 2022, le budget augmentera de 1,7 milliard d’euros par an, puis de trois milliards d’euros en 2023, portant le budget des armées à 39,6 milliards d’euros par an en moyenne, hors pensions, entre 2019 et 2023. Sur cette période, c’est un effort représentant 7,4 milliards de plus par an en moyenne que sur la période 2014-2018.

Cet apport financier exceptionnel en faveur des armées s’inscrit dans le cadre de l’engagement du président de la République de porter l’effort de défense à 2 % de la richesse nationale à l’horizon 2025, ce qui devrait représenter un montant de l’ordre de 50 milliards d’euros.

L’ambition 2030 se structure autour des impératifs de modernisation et de coopération que je viens d’évoquer et se décline donc dans chacune des fonctions stratégiques, que je me propose de présenter.

Première fonction stratégique : la dissuasion.

Comme vous le savez, le président de la République a décidé de procéder au renouvellement et à la modernisation des moyens des deux composantes, océanique et aéroportée. L’accélération du processus de modernisation représente un flux annuel moyen de cinq milliards d’euros courants entre 2019 et 2023, contre 3,7 milliards annuels dans le cadre de l’actuelle LPM.

Concrètement, cela se traduit, pour la composante océanique, par l’achèvement du processus de modernisation des quatre sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE), la mise en service du missile M51.3, le lancement de la réalisation du SNLE de troisième génération et le développement de la future version du missile M51. Pour la composante aéroportée, il s’agit de la rénovation à mi-vie de l’ASMPA et du lancement des études de conception de son successeur.

Sans entrer dans les détails, une grande partie de l’environnement des deux composantes fera également l’objet d’investissements substantiels. Je pense notamment au remplacement des avions ravitailleurs C-135 par la mise en service des MRTT et au renouvellement des moyens de lutte anti-sous-marine.

Deuxième fonction stratégique : la protection.

La protection du territoire et de ses approches, de nos concitoyens comme de nos intérêts, va également bénéficier d’un effort qui sera appliqué à la posture permanente de sûreté aérienne – par la mise en œuvre du système de commandement et de conduite des opérations aériennes (SCCOA) et du nouveau missile d’interception, de combat et d’autodéfense (MICA-NG) -, comme à la posture permanente de sauvegarde maritime en métropole et outre-mer, avec le comblement d’une réduction temporaire de capacités qui aura duré une décennie, et ce, grâce à l’augmentation de la cible de patrouilleurs de 17 à 19.

En parallèle, pour répondre à l’augmentation de la menace, une posture permanente de cyberdéfense va être créée. À l’horizon 2025, nos armées compteront 4 000 combattants numériques, soit un effort de plus de 1 000 postes dévolus au cyber sur la durée de la LPM. La majorité de ces combattants du numérique seront regroupés sur deux pôles, à Paris et Rennes, et la coopération avec les services interministériels sera encouragée, notamment avec l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information (ANSSI).

Enfin, la posture de protection terrestre, qui s’appuie entre autres sur le dispositif « Sentinelle » rénové, sera confortée par la livraison de véhicules légers tactiques terrestres polyvalents (VLTP).

Troisième fonction stratégique : l’intervention.

Cette fonction stratégique est l’instrument-clé de la défense immédiate de la France dans un contexte de rapprochement de la menace.

À l’horizon 2030, les armées devront être en mesure de mener, sous préavis suffisant et en coalition, une opération de coercition majeure, avec une capacité à combattre dans le haut du spectre. Elles devront également pouvoir être engagées, dans la durée et sans délai, sur trois théâtres distincts, soit un théâtre de plus que ce qui était prévu par le précédent Livre blanc. Cet engagement devra être compatible avec le maintien d’un échelon national d’urgence de 5 000 hommes en alerte.

Le choix a été fait de ne pas s’aligner sur la réalité de nos engagements telle qu’observée ces cinq dernières années. Si nous l’avions fait, nous aurions dû augmenter d’ici 2030 le format de nos armées à un niveau que je n’estime pas soutenable. Aussi, si nous avons décidé d’augmenter les cibles des contrats opérationnels par rapport à la période précédente, nous nous situons toutefois en deçà des niveaux d’engagement actuels. J’ai la conviction que l’option retenue est la plus équilibrée et permet de concilier la nécessité d’un effort substantiel de modernisation avec la soutenabilité de nos forces dans la durée. Nous pourrons bien entendu revenir sur cette question tout à l’heure si vous le souhaitez. Le choix que nous avons fait nous impose d’être extrêmement rigoureux à l’avenir quant à la modulation de nos engagements et dans l’adaptation permanente des moyens engagés aux effets militaires que nous souhaitons produire.

J’en arrive maintenant aux deux fonctions stratégiques qui font l’objet d’un rééquilibrage particulier.

Quatrième fonction stratégique : la connaissance et l’anticipation.

Celle-ci se traduit d’abord par la mise en place d’une posture permanente de renseignement stratégique. Sur la période 2019-2023, la ressource annuelle moyenne consacrée à l’agrégat renseignement-cyberdéfense augmente de 53 % par rapport à la précédente LPM.

Sur le plan des effectifs, le domaine du renseignement va bénéficier d’une augmentation de 1 500 postes sur la période 2019-2025 pour répondre aux besoins de défense de notre pays et aux nouveaux défis liés à la mutualisation des capacités et à l’arrivée de nouveaux matériels. Ceux-ci seront répartis entre les besoins propres des armées et ceux de la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) avec laquelle une coordination importante est consolidée.

Sur le plan des équipements, trois systèmes supplémentaires de drones de moyenne altitude longue endurance (MALE) seront livrés d’ici 2025, avec une cible 2030 à huit systèmes. Huit, c’est également la cible 2030 en termes d’avions légers de surveillance et de reconnaissance (ALSR).

Cinquième fonction stratégique : la prévention.

L’effort de rééquilibrage se traduit par la correction de fragilités affectant les forces de présence et de souveraineté dans tous les champs. « Dimensionnées au plus juste », ainsi que le souligne la revue stratégique, voire en dessous du plus juste, ces dernières années, elles doivent retrouver un minimum d’épaisseur.

Ainsi, sur les 1 850 postes supplémentaires dédiés aux unités opérationnelles et à leur environnement sur la période 2019-2025, environ 300 postes bénéficieront directement aux forces de présence et de souveraineté. La rénovation d’infrastructures vieillissantes a également été prise en compte de même que certaines lacunes capacitaires, comme en témoignent l’accélération de l’arrivée des patrouilleurs outre-mer et l’augmentation de leur nombre pour combler les trous et permettre un renouvellement complet à l’horizon 2025 afin de garantir la sécurité de nos zones économiques exclusives.

Ces quelques exemples, pris dans chacune des cinq fonctions stratégiques, répondent à l’ambition du président de la République de disposer, je le cite : « d’une armée forte et crédible, capable d’agir face à toutes les menaces et dans tous les espaces » au service d’une France « maîtresse de son destin ».

Il convient enfin d’ajouter, comme je l’ai évoqué tout à l’heure, que l’ambition 2030 passe par le renforcement de nos partenariats stratégiques et le développement d’une plus grande autonomie stratégique européenne.

Sur ce plan, il me paraît important d’illustrer les coopérations susceptibles d’être mises en œuvre par des exemples concrets. Ainsi, au Sahel, l’armée française bénéficie d’ores et déjà de l’appui américain mais également du soutien de nos alliés espagnol et allemand, qui fournissent notamment des capacités de transport tactique. Des perspectives d’élargissement se font jour avec le déploiement probable d’un contingent estonien, à compter du mois de mai, pour la sécurisation de l’emprise de Gao, l’insertion d’un détachement britannique d’hélicoptères de transport lourds prévue en juin. Nous avons également des échanges avec d’autres armées européennes qui pourraient choisir de nous rejoindre dans les prochains mois.

Je remarque à travers cet exemple sahélien que le choix de capitaliser sur des capacités discriminantes à forte valeur ajoutée assoit la crédibilité de la France et sa capacité à fédérer. Je pense notamment aux capacités de renseignement, à la capacité à entrer en premier et aux points d’appui que nous possédons partout.

En outre, un certain nombre des créations de postes est motivé par la volonté de renforcer la contribution de la France au développement des coopérations européennes et internationales, notamment à l’OTAN dont nous adaptons actuellement les structures de commandement.

Enfin, pour terminer sur le sujet de l’ambition 2030, quelques considérations sur un des axes prioritaires du projet de loi : les études amont et l’innovation. Dans la précédente loi de programmation militaire certaines impasses dans le domaine des études technologiques et de l’innovation de rupture ont été consenties. Le projet de loi revient sur cette logique en couvrant l’ensemble des domaines industriels et techniques sans renoncer au principe d’une différenciation de l’effort suivant les secteurs. Le montant à consacrer aux études amont sera augmenté de 35 % sur la période 2019-2023 par rapport à la précédente loi de programmation pour atteindre un milliard d’euros par an en 2022.

L’effort exploratoire en matière de robotique, d’hyper-vélocité ou de furtivité, indispensable à la conservation de la supériorité opérationnelle, sera nettement accru.

De même, la captation en cycle court de certaines innovations issues du marché civil liées au numérique, à l’intelligence artificielle, au traitement et au stockage des données est une condition de l’évolution et de l’optimisation de nos organisations. Elle est prise en compte.

Parallèlement, la loi de programmation militaire engage les phases préparatoires des grands programmes d’armement structurants pour l’avenir. Je pense notamment aux études de conception du futur char de combat, du prochain porte-avions et du système de combat aérien futur (SCAF), qui entreront en service après 2030 ou 2040.

La LPM permet de faire de nos armées des « armées augmentées » à l’horizon 2030, et il s’agit là d’une ambition nécessaire. Il s’agit moins d’une question de format que de la volonté de dépasser certaines limites de notre modèle et de nos capacités actuelles.

Pour autant, avant de prétendre moderniser nos armées, il est important au préalable, je l’ai évoqué, de corriger certaines fragilités consécutives aux différents renoncements des exercices antérieurs ou à l’usure de nos capacités du fait d’un niveau d’engagement supérieur à celui qui nous avait été fixé. La loi de programmation militaire intègre cette dimension sur laquelle je souhaite m’attarder un instant.

D’abord, il s’agit de renforcer la préparation opérationnelle et l’activité des forces.

Dans ce domaine, les armées de même rang disposent d’un référentiel commun en termes de préparation et d’entraînement : les normes OTAN.

Le surengagement de nos armées ces dernières années, de 30 % au-delà des contrats, n’a pas permis de satisfaire à toutes les exigences en termes d’entretien des savoir-faire sur toute la largeur du spectre, alors même que l’accroissement de la technicité des matériels et la complexité des conditions d’engagement de nos troupes requéraient une préparation de plus en plus pointue. Ce grand écart n’est pas soutenable dans la durée et a fait naître des fragilités qu’il convient de réparer. Le projet de LPM consacre un effort important, à hauteur de 17 % au soutien de la préparation et de l’activité opérationnelle entre 2019 et 2023. L’objectif déclaré est d’atteindre 100 % des normes OTAN, progressivement d’ici 2025, en quantité comme en qualité.

La réparation des fragilités concerne aussi l’entretien programmé des matériels (EPM). Comme vous le savez, la remontée du taux d’activité des forces est directement liée au redressement de la disponibilité des matériels. L’objectif est double : d’un côté, soutenir les engagements et de l’autre, préserver la préparation opérationnelle.

Sur la période de la LPM, l’entretien programmé des matériels représentera 12 % de la ressource de la mission « Défense », soit 34,6 milliards d’euros sur la période 2019-2025, soit un milliard d’euros de plus en moyenne par rapport aux budgets 2014-2018. Tous les milieux d’engagement sont concernés.

L’amélioration de l’EPM repose notamment sur un recours accru à l’industrie privée, conjuguée au renouveau capacitaire du programme Scorpion pour l’armée de terre, qui doit permettre de mettre un terme au cercle vicieux de la diminution des parcs.

La marine nationale doit faire face à une forte hétérogénéité de l’âge de ses bâtiments ; l’entretien des plus anciens d’entre eux nécessitant des investissements croissants. Cela a été intégré dans la LPM.

L’armée de l’air, enfin, va bénéficier de la montée en puissance des parcs de nouvelle génération offrant de nouvelles capacités. Ce nouvel équilibre repose sur une exigence de disponibilité plus forte qui passe par une stratégie de soutien rénovée et une responsabilisation accrue des industriels. J’y reviendrai en évoquant les réformes lancées parallèlement à la LPM.

Troisième illustration de la consolidation de notre modèle d’armée et du comblement de ses fragilités : les programmes à effet majeur. La loi de programmation met l’accent sur l’accélération de livraison des matériels et la modernisation des équipements.

Sur la période 2019-2025, l’effort financier pour ce type de programmes s’élève à 58,6 milliards d’euros, soit une augmentation de 50 % par rapport à la LPM précédente. Il va donc s’agir d’une « loi de livraisons ». À titre d’exemples, seront livrés sur la période 2019-2025 : 50 % de la cible augmentée de Griffon et Jaguar, c’est-à-dire la composante blindée médiane de l’armée de terre la plus engagée en opérations extérieures ; pour la marine trois frégates multimissions (FREMM) et deux frégates de taille intermédiaire (FTI) ainsi que la rénovation de trois frégates La Fayette ; pour l’armée de l’air, vingt-huit Rafale, onze avions ravitailleurs MRTT d’ici 2023, avec une augmentation de cible à quinze appareils à horizon 2030. Mentionnons également les livraisons de onze A400M et de trente-neuf hélicoptères NH90 d’ici 2025.

Quatrième illustration de cette consolidation, l’effort sur les infrastructures, qui souffrent de plusieurs années de sous-investissement. Les bâtiments de vie courante, d’administration et d’hébergement auront la priorité du plan de rénovation, dès le début de la LPM. L’impact des hommes étant directement lié à leurs conditions de vie et de travail, il s’agit là d’un enjeu d’autant plus essentiel. L’augmentation des ressources, à hauteur de 48 % sur la période 2019-2023, permettra une stabilisation de l’état général des infrastructures. Mais la remise à niveau progressive du parc immobilier des armées courra au-delà de la LPM. Elle repose sur la nécessaire constance des engagements financiers souvent remis en cause, dans un passé récent, par un enchaînement de réformes importantes.

L’équilibre qui a été trouvé entre la régénération et la modernisation contribue directement au maintien de la supériorité opérationnelle de nos armées tout en préservant l’avenir et la tenue de l’ambition 2030. Il est accompagné par un effort en termes d’effectifs : 6 000 postes supplémentaires entre 2019 et 2025, dont 3 000 avant 2023.

Il est également soutenu par un effort en matière de condition du personnel dont la mesure la plus emblématique est le plan « Famille » voulu par la ministre et doté de 302 millions d’euros sur la période 2018-2022. Il a été détaillé devant vous par la ministre des Armées, lors de son audition. Je n’y reviens donc pas.

Sur le sujet, plus large, des ressources humaines, il faudra veiller à ce que les mesures d’accompagnement pour garantir la fidélisation des compétences et la gestion des flux soient suffisantes et adaptées. La revue d’effectif qui a été lancée doit y contribuer. Disposer d’une jeunesse disponible, compétente et volontaire pour être formée, en vue de servir son pays, est un impératif incontournable pour nos armées.

Sur la période de la LPM, la « manœuvre RH » pourrait être perturbée par les effets de la réforme des retraites. Ce sujet devra faire l’objet de toute notre attention, et de toute votre attention, pour préserver les caractéristiques propres d’une armée, qui doit, je le répète, rester jeune. Elle pourra également être appuyée par les travaux liés à la nouvelle politique de rémunération des militaires (NPRM), dont le financement intervient à compter de 2021.

Sur ce chapitre, permettez-moi de rappeler que les projets de « refondation du système indemnitaire des militaires » (RSIM) et de « simplification du système indemnitaire des militaires » (SDIM) ont été successivement abandonnés lors des deux précédentes LPM. Ces abandons et la permanence de la complexité de notre régime indemnitaire expliquent probablement en partie nos difficultés à mettre en place un nouveau logiciel de gestion de la solde. Nous devons être collectivement attentifs à ce que la NPRM ne se résume pas à une simple manœuvre de simplification indemnitaire, par ailleurs nécessaire, mais qu’elle garantisse effectivement l’attractivité des emplois et l’intérêt d’une vie de soldat.

Dans ce domaine, la particularité du statut militaire m’oblige à rappeler mon rôle de défense des besoins et des aspirations légitimes des subordonnés qui me sont confiés.

Au terme de ce tour d’horizon, il apparaît que le projet de loi est équilibré. S’appuyant sur les conclusions de la revue stratégique, il marque un effort de modernisation tout en s’appliquant à corriger, au plus vite, les fragilités consécutives à plusieurs années de surengagement et de sous-dotation.

Cette LPM est donc bien née et dans quelques mois la phase d’exécution va s’ouvrir.

Un regard rétrospectif permet de réaliser que la maxime militaire qui veut qu’« au combat, le premier mort c’est le plan », peut parfois s’appliquer en dehors des limites strictes du champ de bataille et que le plan que constitue la LPM pourrait effectivement pâtir d’un certain nombre d’aléas.

En l’espèce, je ne doute aucunement du respect par le gouvernement du cadre qui aura été défini par le vote du Parlement. Je note d’ailleurs que le projet de loi de finances 2018, adopté il y a quelques mois, constitue un bon marchepied pour une entrée en LPM réussie. En théorie, les planètes sont alignées. Par ailleurs, au-delà de la loi de finances initiale pour 2018, la fin d’exécution budgétaire 2017 confirme ce bon alignement.

Reste que des facteurs exogènes, liés à l’instabilité du contexte géopolitique et aux retournements toujours possibles de la situation macroéconomique font peser une incertitude avec laquelle il faudra composer, si nécessaire.

La clause de revoyure prévue en 2021 permettra de traiter, notamment, les besoins programmés en 2024-25, à hauteur de 97 milliards d’euros, et d’ajuster si besoin les équilibres en conduite. De la même façon, la LPM prévoit l’ajustement de la provision OPEX annuelle pour la porter à 850 millions d’euros en 2019 et 1,1 milliard d’euros à compter de 2020. À mes yeux, c’est une bonne chose.

Surtout, la LPM ne saurait donner son plein effet que si elle est accompagnée par un certain nombre de réformes, je l’ai évoqué tout à l’heure. Je pense, par exemple, à la modernisation du maintien en condition opérationnelle (MCO).

L’objectif est, qu’à isopérimètre de ressources, nous puissions augmenter le taux de disponibilité des matériels et élever le niveau d’activité de nos forces.

J’en profite pour saluer le travail de ceux qui se battent au quotidien dans les ateliers, pour le maintien de la condition opérationnelle et qui ont permis de faire remonter le taux de disponibilité de nos équipements avec des moyens comptés – je pense notamment au MCO aéronautique.

Comme je l’ai évoqué, différents plans ont été lancés il y a plusieurs mois : le plan de transformation du MCO-terrestre, le plan relatif à la structure intégrée du maintien en condition opérationnelle des matériels aéronautiques du ministère de la Défense (SIMMAD), l’optimisation de la supply chain. Une nouvelle étape a été franchie, le mois dernier, dans le domaine de la gouvernance, avec la désignation par la ministre de la future directrice de la nouvelle direction de la maintenance aéronautique (DMAé). Des perspectives de progrès importantes se sont ouvertes avec les nouvelles technologies – je pense notamment à la numérisation, la robotisation, l’impression 3D ou la maintenance prédictive – ou les contrats avec objectifs de performance pour les industriels.

Dans l’intérêt des armées et de notre pays, les maîtrises d’œuvre industrielles étatiques qui garantissent l’autonomie opérationnelle et une résilience minimale devront être conservées.

L’externalisation des soutiens constitue une autre piste d’évolution. Celle-ci est motivée par la volonté de générer des économies ou une amélioration du service rendu. Il s’agira d’examiner, fonction par fonction, et au cas par cas les différentes pistes, sans dogmatisme, pour vérifier la pertinence réelle de telle ou telle décision et leurs effets potentiels sur la capacité des armées à remplir leur mission et à fonctionner quelle que soit la situation à laquelle elles doivent faire face.

Je pense, enfin, à la réforme du soutien aux exportations (SOUTEX), absolument nécessaire à la soutenabilité de notre politique de défense. Au-delà du renforcement des effectifs – 400 postes supplémentaires sur la période 2019-2025 – il est nécessaire que le ministère adapte ses structures et ses processus en cherchant notamment à inclure davantage les fournisseurs industriels et les opérateurs extérieurs.

Sur ce sujet et d’autres, nous serons attentifs aux recommandations du comité « action publique 2022 » pour identifier des pistes de transformation de long terme, notamment sur le sujet du soutien.

De manière générale, les armées ont prouvé, au cours des deux dernières décennies, qu’elles étaient pleinement engagées dans la réponse à l’impératif de transformation.

Cette aptitude à se transformer, et à se réinventer est directement liée à la finalité opérationnelle des armées qui doivent s’adapter, en permanence et sous contrainte, à un environnement instable et à un adversaire en constante évolution.

Cette loi de programmation est néanmoins particulière puisqu’il ne s’agit pas simplement d’identifier des pistes d’économie mais bien de créer des marges de manœuvre supplémentaires pour nos armées. Il s’agit là d’un point fondamental, d’une forte importance pour le moral de nos armées.

Pour conclure, je souhaite évoquer la nécessaire préservation de la spécificité militaire, qui n’est pas directement liée bien sûr au projet de loi de programmation militaire soumis à votre examen, mais peut être atteinte par certains projets de transformation. Elle fait donc l’objet de toute mon attention.

La spécificité militaire est très directement liée à l’usage de la force, c’est-à-dire à l’obligation faite aux armées de mettre en œuvre la force de manière délibérée. Ce n’est pas du tout la même chose que de mettre en œuvre la force en situation de légitime défense. Cette spécificité repose sur quelques principes que vous connaissez : la subordination stricte au pouvoir politique ; la discipline et l’éthique, qui découlent de cette subordination ; l’autonomie qui permet aux armées de continuer à fonctionner lorsque tout est désorganisé – ce qui fait d’ailleurs des armées un outil majeur de la résilience de la Nation ; l’extrême disponibilité, contenue dans le statut militaire, qui permet aux armées de réagir sans délai lorsque la situation se dégrade.

Ces principes fondent l’efficacité militaire. Ils ont prévalu jusqu’à la fin de la guerre froide ; une époque où le type d’engagement brutal et sans préavis s’imposait à nous.

Avec l’effondrement du bloc soviétique, on a progressivement considéré que cette armée ne répondait plus au même besoin vital. On a donc construit, en lieu et place d’une armée, un outil militaire qui, selon moi, a perdu en cohérence et en autonomie.

Le principe de modularité, qui permettait, et permet toujours, la constitution « sur mesure » d’une force pour un engagement donné, et l’introduction de principes – jusque-là appréciés différemment par les armées – de rentabilité et d’efficience, souvent envisagés sous le seul angle économique et financier ont conduit à un affaiblissement de l’efficacité opérationnelle de nos armées.

Les échelons de synthèses, qui permettaient de concilier autonomie et discipline, ont disparu. Ce mouvement s’est amplifié avec la loi organique relative aux lois de finances qui, par la lecture qui en a été faite, a privé les chefs d’état-major d’armée des responsabilités de responsable de programme. Ce mouvement a encore été amplifié par la réforme de l’embasement qui a retiré au chef de corps certaines des prérogatives qui faisaient de lui le dernier échelon de synthèse, c’est-à-dire l’échelon de base d’une action autonome et agile.

Aujourd’hui, avec le durcissement du contexte sécuritaire et le retour de la guerre comme horizon possible, nous ne pouvons plus faire l’économie d’un questionnement pragmatique et dépassionné des choix qui ont été faits ces dernières années.

Dans un contexte de sécurité absolue, beaucoup des transformations et des réorganisations qui ont accompagné ce mouvement de fond ont certes permis une amélioration très nette du fonctionnement et du soutien, mais il nous faut aussi reconnaître, avec lucidité et humilité, que certaines évolutions ont d’abord été motivées par la nécessité de s’adapter, sous la contrainte, à une baisse continue des ressources allouées à la défense depuis la fin de la Guerre froide.

L’idée répandue de l’avènement d’une paix perpétuelle n’a pas permis de contenir à un juste niveau le phénomène de « banalisation » des armées à qui on a imposé, sans réel discernement, des modes d’organisation et de fonctionnement qui me paraissent incompatibles avec les principes que je viens de rappeler.

J’ai la conviction que, par les ressources qu’elle sanctuarise dans la durée, la LPM nous offre l’opportunité d’évaluer, avec un œil neuf, ce qui marche et ce qui marche moins bien. La démarche innovante et disruptive n’est en effet pas réservée à la seule technologie. Elle doit s’appliquer aussi à la science des organisations et ne peut se limiter au « faire mieux avec moins ».

Sans revenir aux solutions d’hier, je tâcherai d’en élaborer de nouvelles qui préserveront la spécificité militaire, garantie ultime de l’efficacité des armées, j’en suis persuadé.

Mesdames et Messieurs les députés, pour conclure, et avant de répondre à vos questions, je crois que nous pouvons nous réjouir collectivement de l’impulsion nouvelle qui a été donnée au sommet de l’État. Nous avons travaillé sous l’autorité de la ministre des Armées à l’élaboration d’une copie sincère et équilibrée dont les grandes lignes ont été retenues.

Ce projet de loi de régénération et de modernisation doit beaucoup à votre engagement de parlementaires. Je sais pouvoir compter sur votre soutien sans faille. Vous pouvez, quant à vous, compter sur ma totale loyauté, mon engagement personnel et ma forte détermination, comme ceux de nos armées pour mettre à profit cette loi de programmation militaire, pour assurer le plus grand succès des armes de la France, la protection de la France et de nos concitoyens.

M. le président . Merci Mon général pour ce propos introductif très complet, très riche et qui laisse en effet transparaître l’engagement des forces armées en faveur de ce projet de loi de programmation militaire et de l’ensemble des missions qui vous sont confiées. Alors, mes chers collègues, j’en suis à vingt-trois questions… Je propose que nous en restions là ! (Sourires) Soyez concis, resserrés, et tentez s’il vous plaît de limiter les déclarations.

M. Philippe Chalumeau. Je vous remercie, Mon général, pour la clarté de votre propos. Vous pourrez compter sur notre soutien tout au long de l’examen de ce texte. La revue stratégique appelle à renforcer la fonction « prévention » pour lui rendre toute son importance. Les bases opérationnelles avancées ou les pôles opérationnels sont ainsi confortés par cette LPM et c’est une bonne chose. La fragilité des forces de présence est corrigée avec 300 postes supplémentaires. Vous avez évoqué la rénovation d’infrastructures. Pouvez-vous nous préciser les principales infrastructures concernées ?

Mme François Dumas. En 2016, 20 786 militaires ont quitté les forces armées, soit une hausse de 8 % par rapport à 2015. Cette dynamique est surtout alimentée par les départs des militaires du rang (+ 16 % par rapport à 2015). Parmi eux, 5 350 ont quitté l’institution avant la fin de leur période probatoire de six mois, c’est-à-dire sans droit à l’indemnisation chômage et à un accompagnement de Défense Mobilité. Le taux d’attrition avant six mois – c’est-à-dire le nombre des nouvelles recrues parties avant ce délai rapporté au total des recrutements de l’année – est ainsi passé à 39 % en 2016, après 28 % en 2015 et 25 % en 2014. Comment interprétez-vous cette hausse significative des dénonciations de contrats dans les toutes premières semaines de l’engagement et quels sont les dispositifs actuels ou à l’étude pour enrayer cette tendance ?

M. Patrice Verchère. Avec près de 300 milliards d’euros en sept ans pour les armées, cette LPM 2019-2025 marque une remontée en puissance du budget consacré à la défense nationale et nos armées. Cependant, l’augmentation en deux temps –1,7 milliard d’euros de plus par an jusqu’en 2022 puis trois milliards par an de 2023 à 2025 – avec des ajustements possibles selon la situation économique de notre pays, pose quelques questions. En effet, Mon général, ne pensez-vous pas qu’il aurait fallu une montée en puissance plus progressive ou une augmentation en deux temps inversée, soit trois milliards puis 1,7 milliard ? Les engagements des LPM précédentes n’ont pas toujours été respectés, loin s’en faut… Ensuite, pensez-vous que notre pays, avec cette LPM, sera en mesure de développer les technologies du futur sur lesquelles les Chinois et les Américains investissent aujourd’hui massivement : l’intelligence, notamment artificielle, le big data ou l’information quantique ?

M. Alexis Corbière. Mon général, je vous remercie pour la qualité de votre propos et partage votre émotion à l’évocation de la mémoire de nos soldats disparus aujourd’hui. Je voudrais quand même poser une question franche. Cette loi de programmation 2019-2025 se présente sous les couleurs d’une augmentation du budget de la défense à hauteur de 2 % du PIB à horizon 2025, mais la moitié de l’augmentation du budget interviendra après l’échéance du mandat présidentiel, en 2022. Cette LPM échoue donc à répondre aux besoins immédiats de régénération de l’outil militaire alors que nos soldats sont engagés sur trois théâtres d’opérations extérieures. Nous venons d’apprendre le décès de deux militaires engagés dans l’opération Barkhane et les blessures graves dont est affligé un de leur camarade. Leur véhicule blindé serait passé sur une mise artisanale. Ma question est simple, et n’y voyez aucun aspect polémique : l’état d’obsolescence du matériel met-il en danger la vie de nos soldats en opérations ? Ce véhicule blindé était-il supposé être capable de résister à une charge explosive artisanale ? Nos deux soldats morts aujourd’hui pour la France l’ont-ils été parce que leur matériel était inadapté à la situation ou son blindage trop dégradé ?

M. André Chassaigne. Mon général, vous êtes revenu, comme le 4 octobre dernier lors de votre audition par cette commission, sur la nécessaire ambition opérationnelle en précisant qu’il fallait un socle cohérent sur des volets opérationnels plus innovants. Vous avez évoqué le format des armées et des adaptations à apporter au modèle. Est-ce qu’une éventuelle évolution du format des armées serait susceptible d’avoir des conséquences sur leur implantation territoriale ? Ensuite, je souhaiterais savoir si la recherche d’une meilleure maîtrise du coût du MCO s’accompagne d’une volonté de limiter les appétits des industries privées ? Par ailleurs, dans votre présentation, vous parlez d’externaliser le soutien ? Comment définissez-vous le soutien ? Pourquoi serait-il nécessaire de l’externaliser alors que la ministre des Armées, que nous venons de rencontrer à quelques-uns, nous a affirmé qu’il n’était pas question d’externaliser et qu’il fallait au contraire une maîtrise renforcée de la puissance publique ?

M. Fabien Lainé. Mon général, pour faire face aux aléas de l’exécution de la LPM, nous pensons que s’engager dans des coopérations militaires ou industrielles avec des partenaires européens peut avoir un effet « cliquet », autrement dit un effet d’engagement et d’entraînement. Mais une telle coopération ne peut atteindre son plein effet que si elle trouve son origine dans un besoin capacitaire partagé, lui-même sous-tendu par un embryon de doctrine commune. Nous nous réjouissons largement des projets avec les Allemands ou avec les Britanniques relatifs à un système de combat aérien futur, ainsi que du projet de système de combat terrestre futur avec les Allemands. Dans le même temps, force est de constater qu’il s’agit de systèmes aériens, d’un côté, et d’un système terrestre, de l’autre. Comme chef d’état-major des armées, comment pensez-vous l’articulation de ces projets ?

Général François Lecointre. Je vous remercie pour ces questions passionnantes et particulièrement pertinentes.

Pour répondre, d’abord, à la question de Monsieur Chalumeau : « quelles sont les infrastructures concernées ? » Toutes, Mon général ! (Sourires) Comme vous le savez, nous avons dû consentir un effort important pour accompagner l’augmentation des effectifs de l’armée de terre en lançant, il y a de cela deux ans, un programme intitulé Catalpa, qui permettait – de manière assez innovante, d’ailleurs – d’augmenter les capacités d’accueil des régiments d’infanterie, de cavalerie et du génie, notamment. Cette augmentation des effectifs est un des éléments de bouleversement de la politique d’investissements dans l’infrastructure. Après avoir supporté une forte contrainte, deux lois de programmations durant, ce qui a conduit à des retards dans les infrastructures dites « technico-opérationnelles » autant que dans l’infrastructure dite « de vie », il importe que l’investissement en la matière soit plus stable et s’inscrive dans le temps long. Des investissements devront être faits dans ces deux domaines :

– il s’agit d’abord de remettre en état des casernes dans lesquelles vivent nos soldats ou les logements qui les abritent sur les bases aériennes et dans les ports,

– il faut également investir dans les infrastructures technico-opérationnelles nécessaires pour l’accueil des grands programmes d’armement : il faut bâtir les infrastructures d’accueil de l’A400M, les ateliers d’entretien et les garages des véhicules Scorpion, adapter les champs et terrains de manœuvre à ces derniers… je pourrais multiplier les exemples. En tout état de cause, dans ce domaine, les priorités d’investissement devront être, d’une part, les infrastructures liées à la dissuasion nucléaire et, d’autre part, la modernisation de nos ports qui, après avoir beaucoup tardé, est enfin engagée.

En ce qui concerne les départs du personnel avant six mois de service, je ne suis pas persuadé qu’il y ait une aggravation de ce phénomène, auquel nous avons tous été confrontés dans notre carrière militaire, notamment dans l’armée de terre. Quand j’étais chef de corps, nous avions un objectif d’attrition limité à 20 % auquel nous ne sommes jamais parvenus. Nous conduisons en effet une préparation opérationnelle, un entraînement et une formation initiale cohérents avec la dureté et les exigences du métier militaire. Cela décourage un certain nombre de jeunes. Si nous étions moins exigeants au début, l’attrition serait probablement la même, quoique plus tardive. Bon an, mal an, le pourcentage d’attrition de nos jeunes soldats est donc d’environ 25 %. Il faut aussi signaler que les recrutements massifs dans l’armée de terre ces dernières années ont sans doute conduit à être moins sélectif lors du recrutement initial des jeunes, ce qui a entraîné mécaniquement une hausse du taux d’attrition. Nous revenons actuellement vers un taux incompressible. J’observe enfin que l’esprit « zapping » de notre jeunesse ne facilite pas la constance dans l’effort et la solidité de l’engagement. Il faut faire avec. J’attire d’ailleurs votre attention sur le fait que c’est une tendance commune à nos jeunes officiers, même passés par les grandes écoles militaires, qui sont de plus en plus nombreux, après dix ans, à envisager une autre carrière dans le secteur privé. Il faut que nous prenions en compte ces évolutions inhérentes à l’époque.

Monsieur Verchère, vous avez évoqué une inversion possible de la courbe, ce que je trouve un peu amusant ! Évidemment, il serait préférable que la pente soit plus progressive mais de là à imaginer qu’elle soit inversée… (Sourires) Je n’ai aucune raison de douter des engagements du Gouvernement. Mes contacts personnels avec le Premier ministre comme avec le président de la République mais surtout la détermination sans faille de la ministre me rassurent totalement. C’est avec une conscience aiguë de l’effort demandé aux Français que l’un comme l’autre ont décidé de porter l’effort sur les missions régaliennes. Tant que dure le mandat du président de la République et tant que le Gouvernement actuel est en place, la LPM sera respectée et je pense qu’elle permettra de faire face aux nouveaux défis technologiques que vous évoquiez. Je fais confiance à la capacité d’innovation de ce ministère ainsi qu’aux travaux que nous conduisons avec la DGA tout comme à la volonté de la ministre et de son cabinet pour que nous y parvenions.

Monsieur Corbière, vous m’avez posé une question grave. J’ai toujours des scrupules à dire à la représentation nationale : « C’est parce que vous n’avez pas donné assez d’argent que nos soldats meurent ». C’est à la fois vrai et faux. La guerre est une confrontation de volontés, comme je l’ai rappelé dans mon propos liminaire. Résister, c’est s’adapter en permanence à un ennemi qui, lui-même, s’adapte en permanence à nos modes d’action et à nos équipements. Quand bien même nous accélérerions significativement nos programmes d’équipements, le rythme des mutations technologiques est tel que nous serons toujours confrontés à un ennemi qui trouvera des moyens pour contourner notre supériorité opérationnelle et nous porter des coups. Oui, nos blindés sont renforcés dans le cadre de procédures d’adaptation rapides. Nous sommes très attentifs à la fonction « protection » avec des programmes « en crash », avec la mise en œuvre des moyens de détection, de brouillage, de renforcement du blindage. Pour autant, ce n’est jamais suffisant et malheureusement, les charges de ces explosifs improvisés sont sans cesse augmentées tandis que les moyens de les mettre en œuvre sont sans cesse affinés et diversifiés. Je ne peux pas dire que nos soldats sont morts parce que nos moyens étaient insuffisants. Mais je ne peux pas dire non plus qu’il n’y a aucun lien entre les besoins financiers et l’indispensable adaptation réactive à laquelle il faut procéder. Simplement, je pense que la loi de programmation militaire répondra à ces besoins. J’ajoute que, face à au renforcement de menace constituée par l’usage de tels IED au Sahel, nous avons affecté nos matériels dernier cri et les mieux protégés sur ce théâtre.

Monsieur Chassaigne, vous m’avez posé une question sur le format des armées. Il sera modifié à la hausse. Il n’y aura donc pas de conséquences sur le territoire. En tout cas, à ce stade, nous n’en envisageons pas. M. Bodin vous a certainement parlé de la réforme des bases de défense (BdD) qui inquiète un certain nombre d’élus. Il s’agit de réduire le nombre de bases de défense. Mais ceux d’entre vous qui s’intéressent au problème depuis longtemps le savent : une BdD n’est pas une réalité physique. C’est une aire délimitée en pointillé autour d’un certain nombre d’unités qui se trouvent sur un territoire donné. Il s’agit de redessiner des aires de compétences. Cette réforme, qui permettra une meilleure adéquation entre les unités soutenues et la répartition des soutiens sur le territoire national, devrait impliquer la suppression, pour toutes les armées françaises, de 16 postes. Je pense que c’est supportable.

Vous avez évoqué la limitation des appétits des industriels à propos de la réforme du MCO. Comme j’ai été élevé chez les Jésuites, je vous répondrai que nous souhaitons nous associer étroitement aux industriels pour élaborer le MCO le plus efficient possible…

M. André Chassaigne. Vous ferez comme Loyola, et non comme Saint-Thomas ! (Sourires)

Général François Lecointre. J’entends le procès qui est fait parfois aux industriels. Pour être tout à fait franc, je ne pense pas que nous avons intérêt à nous considérer en opposition. Déjà, parce que nous ne sommes pas toujours en situation de les mettre en concurrence, vous le savez bien. Ensuite, parce qu’ils permettent au budget d’investissement de l’État, constitué principalement des dépenses du titre 5 des armées, de préserver une base industrielle et technologique de défense française, qui fait de nous une puissance scientifique et technologique majeure, en Europe et dans le monde. C’est bien une collaboration étroite avec les industriels qui doit nous permettre d’atteindre le meilleur résultat possible au moindre coût possible. Je pense que les industriels y ont intérêt. Un MCO efficient est en effet un excellent argument commercial pour vendre leurs propres équipements.

Enfin, vous avez abordé le sujet de l’externalisation des soutiens. À cet égard, la prochaine LPM présente un avantage majeur, en ce qu’elle ne va pas contraindre davantage les ressources. Au contraire, elle fixe un cadre d’augmentation de ces dernières. Pour autant, elle ne doit pas nous interdire de nous transformer, pas pour le plaisir de faire des économies mais pour orienter les efforts là où ils sont nécessaires. Certaines réformes, comme celle du service de santé des armées (SSA) ont été trop rapides et trop ambitieuses. Nous allons nous donner plus de temps pour conduire la réforme du SSA, de manière plus apaisée. Mais cela signifie que des économies devront être trouvées ailleurs pour financer nos ambitions dans d’autres capacités comme le cyber, le renseignement, et pourquoi pas dans l’externalisation cohérente de soutiens lorsque cela nous paraît pertinent, cohérent et souhaitable. Et donc…

M. André Chassaigne. Qu’entendez-vous par « soutiens », s’il vous plaît ?

Général François Lecointre. Cela peut être une partie de la fonction « habillement » ou une partie de la fonction « alimentation ». Je suis très attaché au maintien de la « militarité » lorsque cela est nécessaire pour l’autonomie des armées. La capacité des armées à être autonomes passe par le fait de conserver en régie une partie du soutien, même le plus « civil » en apparence. L’armée doit avoir des boulangers, des infirmiers, des mécaniciens, et pas uniquement des guerriers. Même ce qui apparaît le plus civil dans le soutien ne peut pas être entièrement externalisé. Pour autant, je pense qu’il y a des économies à trouver dans l’externalisation partielle de certaines fonctions du soutien et qu’il faut l’étudier au cas par cas.

M. André Chassaigne. Je ne suis pas très convaincu.

Général François Lecointre. La coopération nécessite la définition d’un besoin capacitaire commun et, si possible, d’une doctrine commune. Il ne vous aura pas échappé qu’il s’agit d’un travail long et que c’est un chemin ardu que nous allons emprunter. En particulier, et c’est le sens de l’initiative européenne d’intervention qu’a lancée le président de la République, parce qu’il faut que nous partagions la même culture stratégique en matière de doctrine avec nos partenaires européens, en premier lieu avec les principaux d’entre eux. C’est un sujet militaire, qui est aussi extrêmement politique, en particulier s’agissant de la coopération avec l’Allemagne. La France partage la même culture stratégique avec le Royaume-Uni – c’est le produit de son histoire –, elle a développé et organisé des armées capables d’intervenir loin du territoire national, à nos franges, là où les menaces pèsent sur notre sécurité. Tel n’est pas le cas de l’Allemagne, pour des raisons historiques, et tel n’est pas le cas de nombreux pays de l’Union européenne.

Nous travaillons donc à la définition de cette culture stratégique commune qui devrait naturellement entraîner une conception commune des équipements que nous aurons à mettre en œuvre. Ceci étant, nous partageons des choses avec l’Allemagne : nos deux pays sont membres de l’OTAN et, nous partageons l’expérience de la confrontation avec l’Est. Cela nous permet de développer des programmes communs, à l’image du char de combat futur.

M. Didier Le Gac. Le projet de LPM confirme la pertinence de couvrir les cinq fonctions stratégiques de défense. Mais le même texte affirme que ces fonctions doivent être rééquilibrées entre, d’un côté, l’autonomie stratégique nationale et, de l’autre, l’Europe. Pouvez-vous nous en dire un peu plus à ce sujet ? Est-ce à dire que pour les fonctions « prévention » et « connaissance et anticipation » nous y allons avec les autres mais que, s’agissant de la fonction « intervention » nous l’assumons encore un peu seuls ?

M. Philippe Folliot. S’il existe un endroit où un hommage particulier a été rendu à l’action de nos hommes et au rôle de la France, c’est au sein de l’OTAN. Dans le cadre de l’Assemblée parlementaire de l’OTAN qui s’est récemment tenue à Bruxelles, un hommage très appuyé a été rendu par l’ambassadrice américaine auprès de cette organisation. L’OTAN fait face à un certain nombre de mutations et de réorganisations : comment la France va-t-elle aborder ces éléments d’évolution au sein de l’Alliance, sous quelles formes, avec quels moyens – notamment en matière de ressources humaines – et quels objectifs ?

M. Thibault Bazin. Si l’on maintenait le niveau d’engagement extérieur observé depuis dix ans, il faudrait augmenter le format. Le choix d’un format constant – sous réserve de quelques ajustements de cibles à la hausse – ne constitue-t-il pas un renoncement de la LPM ? Cela n’induit-il pas une diminution programmée du niveau d’engagement extérieur ? J’aimerais comprendre la notion de « modularité », en espérant que vous ne formulerez pas une réponse de jésuite. (Sourires)

Par ailleurs, vous avez souligné l’importance de conserver la capacité à « entrer en premier », alors que les combats se durcissent. Or les moyens ne semblent pas tous adaptés à cette ambition. Je prendrai pour exemple la rénovation à mi-vie des Mirage 2000D. Aucune amélioration des capacités de pénétration des espaces contestés n’est prévue, seules les obsolescences seront traitées. Aussi, ne risque-t-on pas une réduction de leur employabilité dans le cadre d’une gestion de crise, et donc un décrochage progressif de la France ?

M. Joaquim Pueyo. Mon général, vous avez rappelé que le succès d’une LPM repose sur son exécution, qui doit se traduire chaque année dans la loi de finances. Elle dépendra de la situation économique et des crises internationales auxquelles nous pourrons être confrontés et qui peuvent rendre difficile une telle exécution. Un point important, qui a pu nous mettre en difficulté par le passé, concerne le report de charges. Le projet de LPM prévoit de le diminuer de 1 %, puis de passer de 12 % à 10 % entre 2019 et 2021. C’est une mesure qui va dans le bon sens, qui va permettre d’assurer la soutenabilité de la programmation et son exécution conforme, mais pensez-vous que cette réduction soit réaliste ? Il s’agit d’une source de difficulté potentielle.

M. Olivier Becht. Mon général, vous avez rencontré la semaine dernière le chef d’état-major de l’armée américaine. Les Américains ont des soucis de riches : ils se demandent comment ils vont dépenser les 100 milliards de dollars supplémentaires accordés par le Congrès pour la seule année 2018. Ils vous ont certainement dit qu’ils considèrent aujourd’hui le numérique, et en particulier l’intelligence artificielle et le quantique, comme une révolution militaire semblable à l’arrivée de la poudre sur le champ de bataille, c’est-à-dire un élément stratégique de supériorité. J’associe mon collègue Thomas Gassilloud à ma question : jugez-vous que le montant des crédits pour les études amont – même augmenté de 30 % – est suffisant pour faire face à la transformation qui est devant nous, et comment souhaitez-vous voir ventiler ces sommes en matière de recherche et développement entre l’intégration du numérique dans les systèmes d’armes, la sécurité des réseaux, ou encore l’appui aux outils opérationnels comme le font par exemple les US Marines avec l’impression 3D ?

M. Louis Aliot. Malgré l’effort et l’engagement de nos armées au Sahel, la perception de l’opinion est que la situation perdure malgré les coups portés à l’ennemi. On sent que la France sera présente longtemps dans cette zone, sans résultats immédiats visibles mais au prix d’un coût significatif. Risque-t-on l’enlisement dans cette partie du monde ? Est-ce que l’augmentation des coûts liés à cette présence peut rogner sur les crédits prévus par la LPM ?

Général François Lecointre. Lorsque l’on dit qu’on cherche à atteindre l’autonomie stratégique européenne sans renoncer à la nôtre, il s’agit bien de commencer par dire que nous sommes capables de faire seuls un certain nombre de choses, que c’est pour cela que nous avons un modèle d’armée complet et équilibré, et que c’est parce que nous sommes capables d’assurer l’ensemble de ces fonctions que nous sommes en mesure d’être les leaders d’une coalition. Nous pourrons, notamment en ayant développé des compétences particulières dans des domaines à forte valeur ajoutée, agréger des coopérations et des coalitions autour de nous. C’est ce que nous essayons de faire au Sahel – j’y reviendrai. À mon sens, il n’y a donc pas de concurrence entre l’autonomie stratégique nationale et la participation à la construction et à l’élaboration d’une autonomie stratégique européenne.

Quant au rééquilibrage entre les fonctions stratégiques, c’est très clair : l’effort est très nettement marqué pour, d’une part, la connaissance et l’anticipation et, d’autre part, la prévention avec en particulier, pour cette dernière, la volonté de ne pas perdre ce qui constitue une plus-value considérable pour notre pays, à savoir sa présence à travers le monde via les forces souveraineté ou de présence. La France est aujourd’hui le seul acteur européen à être présent sur tous les océans et toutes les parties du monde, avec des bases qui nous permettent de garantir la souveraineté de notre pays sur l’ensemble de ses territoires et la protection de ses ressources, notamment dans ses zones économiques exclusives. Pour autant, nous continuerons à faire des efforts de coopération et à essayer d’entraîner nos partenaires dans nos engagements, car nous considérons que cela est nécessaire pour garantir une plus grande efficacité et une plus grande capacité d’action. J’ai évoqué l’initiative européenne d’intervention. Mon souhait, rappelé dans la revue stratégique, est clairement que la France soit à l’avant-garde des États membres de l’Union européenne dans l’engagement pour la stabilisation de l’Afrique. Nous avons un devoir de prise de conscience à cet égard ; c’est le sens de la tentative de définition d’une culture stratégique commune européenne. Mais il s’agit également d’une question éthique, morale et politique. Nous avons le devoir d’essayer d’entraîner nos partenaires dans le règlement de la question africaine. Le développement et la stabilisation de l’Afrique sont indispensables dans les 50 prochaines années, compte tenu des déséquilibres démographiques prévisibles et de la crise migratoire qui en découle très directement et à laquelle nous sommes confrontés aujourd’hui.

Sur l’OTAN et les évolutions la NATO Command Structure, nous avons validé les propositions des deux Supreme Allied Commanders, les généraux Curtis Scaparrotti et Denis Mercier. Elles correspondent aux orientations tendant au recentrage de l’OTAN sur la défense collective. Nous sommes en train de négocier sur quelques points qui, comme M. Folliot l’a souligné, portent sur des questions d’effectifs. Les négociations que nous conduisons depuis six mois ont permis de revoir à la baisse les exigences des structures de l’OTAN qui, comme toute structure, ont la volonté de persévérer dans l’être et ont donc une tendance naturelle à croître au-delà du raisonnable. L’OTAN demande d’augmenter ses effectifs de 1 280 personnels. Nous souhaitons diminuer ce nombre. La ministre des Armées a évoqué une augmentation à hauteur de 1 000 personnels. En tout état de cause, je pense que l’ensemble de nos partenaires de l’OTAN sont parfaitement conscients du fait que, au-delà de la quantité d’effectifs, c’est leur qualité qui importe. La France est reconnue comme étant un partenaire qui, au sein de ses états-majors, affecte des officiers parfaitement formés et compétents. Ce qui nous importe, c’est de continuer à détenir une place importante au sein des structures otaniennes et de ne pas voir remettre en question le « nombre d’étoiles » qui déterminent la place et le rang de la France au sein de ces structures.

J’en viens aux questions de M. Bazin sur le niveau d’engagement extérieur et la notion de modularité. En réalité, j’ai évoqué non pas une « modularité » mais une « modulation » des engagements. La modularité fait référence à un principe aujourd’hui mis en œuvre au sein des armées par souci d’efficience et qui vise à bâtir un outil militaire adapté à chacune des interventions. Auparavant, à l’époque de la Guerre froide, une division qui aurait pu être engagée sur le front de l’Est était organisée exactement de la même façon en temps de paix comme en temps de guerre. Il n’y avait aucune différence : les régiments, les structures régimentaires, les équipements, les états-majors de niveau brigade et division étaient les mêmes quel que fût le temps considéré, paix comme guerre. L’évolution de nos engagements, le fait que nous n’ayons plus un seul et unique référentiel d’engagement opérationnel – « l’ennemi rouge » –, mais une multiplicité de crises dans lesquelles nous avons vocation à être engagés nous a conduits à introduire ce principe de modularité. En vertu de ce principe, nous définissons de manière extrêmement précise, pour chaque crise, un outil qui sera parfaitement adapté au type d’engagement que l’on doit conduire, au milieu dans lequel il sera conduit et à l’ennemi auquel nous serons confrontés. La modularité a conduit à une très grande efficience, et je dois dire que l’armée française est sans doute celle qui pratique la modularité au niveau le plus extrême en définissant, dans chacun de ses régiments, des niveaux minimums d’agrégation qui vont collectivement constituer la force qui sera précisément calibrée pour un engagement donné.

M. Thibault Bazin. Allez-vous encore renforcer ce principe ?

Général François Lecointre. Non, nous sommes arrivés au maximum de ce que l’on peut faire aujourd’hui. Cela implique des efforts considérables de préparation opérationnelle et de cohésion de la troupe avant l’engagement. Il faut entraîner ensemble des soldats qui ne vivent pas ensemble au quotidien. Un bataillon engagé au Sahel est aujourd’hui composé de nombreux régiments différents. Cette modularité a été conçue pour s’adapter aux conditions des engagements et aux nécessités de la supériorité opérationnelle qui répond chaque fois à des exigences différentes. Mais elle a également été conçue pour produire des économies. À cet égard vous avez raison, nous devons être très attentifs pour continuer à être le plus efficients possibles dans nos engagements.

Cela signifie – et je parle donc de « modulation » de ces engagements – que nous devons continuer à calibrer au plus juste et au plus précis les forces que nous engageons. Nous devons savoir adapter leur format en fonction de l’évolution de la situation sur les théâtres d’opérations. Par conséquent et de façon récurrente, tous les trois ou six mois, nous réétudions notre niveau d’engagement en fonction de l’ennemi présent, et nous faisons varier les troupes et les capacités afin de nous adapter précisément au niveau d’intensité du théâtre en fonction de l’effet que nous voulons produire. Cela nous conduit à être économes et cela suppose une gymnastique constante. La France est très en avance dans ce domaine. Cela participe de cette culture stratégique propre à l’intervention qu’il faut que nous sachions partager avec nos partenaires européens.

Cette attention constante portée au niveau de nos engagements et à l’importance de la force engagée sur un théâtre nous conduit, dès que cela est possible, à désengager des moyens, parce que les OPEX coûtent cher, et parce que nos soldats ont besoin de se préparer opérationnellement – or plus ils sont engagés, moins ils se préparent. En outre, il faut pouvoir donner au président de la République une « réserve d’intervention » pour d’autres théâtres. Il ne faut surtout pas que les armées soient en permanence en train de réaliser l’intégralité de leurs contrats opérationnels. C’est le sens de ma déclaration à l’occasion de l’université d’été de la défense et qui a pu choquer certains : une armée n’est pas faite pour faire la guerre, elle est faite pour l’éviter. Dans un monde idéal, si on pouvait ne jamais avoir à livrer bataille et si, par simple effet dissuasif, on pouvait l’éviter, ce serait parfait. Je ne mesure pas l’efficacité d’une armée au nombre de soldats engagés en OPEX. De la même manière, je pense que c’est une folie de mesurer le format d’une armée au nombre de soldats qui sont engagés à l’extérieur. Je pense que nous sommes sortis de cette logique qui consistait à dire : « on va réduire vos contrats opérationnels, donc on va réduire vos formats ». Le format actuel reste justifié, même si le niveau d’engagements s’avère inférieur demain à ce qu’il est aujourd’hui. Quant à moi, je veillerai en permanence à ce que ces engagements soient très précisément calibrés aux besoins, aux effets militaires requis pour garantir notre supériorité opérationnelle sur l’ennemi, et ce, afin de permettre de dégager le maximum de ressources pour l’équipement des forces et leur préparation opérationnelle, tout en offrant au président de la République la liberté de décider de nouveaux engagements en fonction de l’évolution de la situation géopolitique.

Sur le report de charges, je pense que les propositions qui sont formulées afin de le réduire sont réalistes. Cette question a fait l’objet de débats importants avec Bercy. Nous avons notamment dû expliquer que la mécanique d’engagement et de dépense des crédits induisait un report de charges « structurel », incompressible, que nous évaluons entre 10 % et 12 %. En effet, aux mois de janvier et février, se réalise le paiement d’engagements qui ont été contractés à la fin de l’année précédente. Bercy a reconnu l’existence de ce caractère structurel et incompressible du report de charges. Nous avons alors défini une courbe d’atteinte de ce niveau minimum – entre 10 % et 12 % – qui me semble réaliste. Je tiens par ailleurs à dire que nous avons tout intérêt à réduire au maximum le report de charges, ne serait-ce que pour nous donner la possibilité de l’augmenter à nouveau si cela s’avérait nécessaire. C’est un peu comme la dette ! (Sourires)

S’agissant de la question de M. Becht sur le quantique, on peut toujours estimer qu’il faut investir davantage dans les études amont et en recherche et technologie. Je pense toutefois que les armées ont pris depuis très longtemps la mesure de la nécessité d’introduire le numérique dans leurs systèmes d’armes. L’exemple de Scorpion est particulièrement révélateur. La numérisation de l’espace de bataille est une réalité ancienne qui permet notamment d’avoir la vision la plus claire possible de la totalité du champ de bataille, des positions des alliés comme des ennemis, des niveaux de soutien logistique nécessaires à chacune des formations, et qui permet de détenir une supériorité opérationnelle au regard d’un aspect qui nous semble aujourd’hui majeur, à savoir l’accélération du tempo décisionnel. C’est cette accélération qui, dans un conflit de haute intensité, nous semble être de nature à assurer la supériorité opérationnelle. Nous y travaillons et nous continuerons d’y travailler. Vous pouvez faire confiance aux armées pour développer une vraie doctrine et une vraie réflexion sur le sujet. Je pense que les investissements prévus seront bien répartis et seront suffisants.

M. Aliot m’a posé une question sur un éventuel enlisement au Sahel. Observant mes filles et leurs enfants qui grandissent je me rends compte que je vieillis et deviens presque un vieux soldat, qui en tant que tel mesure le temps long des choses. Les militaires, attachés à l’histoire et au temps long, sont en quelque sorte des éléments de conservation dans une Nation qu’ils ont la charge de protéger. Je n’imagine donc pas que passer dix ans dans un pays dans le cadre d’un engagement opérationnel puisse être considéré comme un enlisement. Cette durée fut celle de notre engagement dans les Balkans, en Côte d’Ivoire ou en Afghanistan et je ne pense pas qu’il soit possible de régler le problème au Mali en moins de 10 à 15 ans, si tant est que nous le puissions. Grâce à une étude très fine et permanente de l’adaptation de nos dispositifs nous sommes en mesure de calibrer notre action en fonction de l’évolution de la situation. Néanmoins l’évolution de la situation au Mali n’est guère satisfaisante et nous n’en partirons pas demain, sans qu’il s’agisse pour autant d’un enlisement. Ma tâche consiste à expliquer au politique, qui demande un résultat rapide et facilement identifiable conforme au rythme de la vie démocratique, que seul le temps long produit des résultats durables en géopolitique et dans le domaine militaire.

Le budget consacré aux opérations extérieures est augmenté dans la LPM et je considère que c’est une très bonne chose. Selon une étude récente, le financement interministériel n’aurait représenté en réalité que 19 % de ce surcoût. Les armées ont donc dû assumer la plus grande part de ces surcoûts sur leur budget propre. La sincérisation du budget consacré à ce surcoût permettra de ne pas désorganiser les investissements prévus dans la LPM. Je le répète, c’est une bonne chose.

Mme Patricia Mirallès. Ma question prend malheureusement tout son sens aujourd’hui. Après avoir posé la question à l’état-major de chacune des trois armées, je voudrais avoir votre sentiment sur le soutien moral ante et post OPEX. Quelles sont, à votre échelle, les meilleures mesures à prendre en la matière ?

M. Gwendal Rouillard. Dans le cadre du lien de la LPM avec nos interventions au Levant, je souhaite vous poser trois questions. Quelles sont vos recommandations quant à la suite de l’opération Chammal ? Quel sort pensez-vous réserver à la base H5 en Jordanie, dont j’estime très humblement que le rôle est précieux tant politiquement que militairement ? Compte tenu d’une tension croissante entre Israël et le Hezbollah, dans quelle mesure pouvez-vous garantir la sécurité des soldats du contingent français de la FINUL et quelles évolutions envisagez-vous concernant le contenu du mandat de la FINUL au sud Liban ?

M. Jean-Jacques Ferrara. Nous nous réjouissons des nouveaux effectifs prévus dans la LPM et il y a bien longtemps que ne s’est posée la question de la répartition d’effectifs supplémentaires ! Toutefois cela suffira-t-il, après des années de déflation, si l’on considère les nouveaux besoins, qu’il s’agisse du renseignement, du cyber ou des nouveaux équipements tels que les ALSR, les MRTT, les drones MALE… ?

Vous évoquez la nécessaire réforme du MCO. La DMAé sera placée sous votre autorité directe alors que la SIMMAD se trouvait sous celle du chef d’état-major de l’armée de l’air. Qu’attendez-vous de ce changement de tutelle et, plus largement, de la réforme du MCO aéronautique ?

Mme Émilie Guerel. La LPM confirme le projet de système de combat aérien futur, consistant en un système de plateformes et d’armements interconnectés centrés autour d’un aéronef de combat polyvalent, qui permettra de conserver la supériorité aérienne et de conduire les opérations depuis la troisième dimension à l’horizon de 2040. Il n’est en revanche pas fait mention de la coopération avec l’Allemagne ou avec le Royaume-Uni via BAE Systems et Dassault Aviation alors que d’autres collaborations internationales sont citées pour d’autres projets. Pouvez-vous évoquer la coopération européenne dans le cadre du projet SCAF ?

M. Arnaud Viala. Vous avez indiqué que la LPM vous donnera les moyens de poursuivre l’entretien de vos infrastructures immobilières. En tant qu’élu de la circonscription du sud Aveyron où est installée la 13e demi-brigade de la Légion étrangère (DBLE), je souhaiterais avoir des précisions sur certains programmes pluriannuels de restructuration lourds, comme celui qui est en cours sur le camp militaire du Larzac.

Au cours des deux dernières années ont été recrutés 11 000 hommes supplémentaires qui seront rejoints par 6 000 hommes dans les cinq ans à venir. Pouvez-vous nous expliquer comment vous gérez leur encadrement, étant entendu que former des officiers prend plus de deux ans, voire de cinq ans ? Quelles difficultés rencontrez-vous ?

Et enfin, une dernière question dont je m’étonne que personne ne l’ait encore posée. Avez-vous envisagé les conséquences éventuelles de la mise en place du service national universel (SNU) et son impact sur la LPM ?

M. le président. Le SNU n’entre pas dans le cadre de la LPM qu’il s’agisse des effectifs ou des moyens budgétaires. C’est pour cette raison que personne ne l’a évoqué.

M. Jacques Marilossian. Mon général, votre exposé donne du sens aux orientations de la LPM dont j’ai compris qu’elle constitue une première étape de notre nouvelle ambition opérationnelle pour 2030. Nous avons rencontré vos trois chefs d’état-major qui étaient heureux, ad majorem Cemae gloriam. Lors de son discours à l’IHEDN le 16 février dernier, le Premier ministre a évoqué avec émotion le livre de Marc Bloch paru en 1940, L’étrange défaite. Hors de toute polémique, pouvez-vous nous expliquer, au-delà de la régénération et la modernisation annoncées, pourquoi la stratégie actuelle de la France et la trajectoire de la LPM sont en mesure, aujourd’hui et demain, de nous préserver de par le monde des risques d’une étrange défaite ?

Général François Lecointre. Beaucoup de choses sont faites au sujet du soutien moral. Des organisations de plus en plus performantes sont en place pour la gestion des blessés et des familles. Leur bon fonctionnement dépend des moyens de réponse qu’elles ont à apporter aux gens qui souffrent et leur efficacité est liée à l’implantation des cellules de soutien au plus près des régiments, des bases aériennes et des familles, avec la préoccupation d’éviter un traitement purement technocratique. Ce souci est partagé à tous les niveaux de la chaîne de commandement. La gestion des problèmes dans la durée représente toutefois la difficulté majeure, comme je l’évoquais récemment avec M. Mingasson, un journaliste qui s’intéresse au stress post-traumatique. La blessure post-traumatique apparaît souvent de nombreuses années après le facteur déclencheur alors que les soldats contractuels, qui sont les plus exposés à ce risque, sont revenus à la vie civile, ont déménagé et sont donc difficiles à suivre. Par ailleurs, le rassemblement solidaire d’anciens soldats au sein d’associations d’anciens combattants, comme ce fut le cas après les deux conflits mondiaux ou après la guerre d’Algérie, se fait beaucoup plus rarement aujourd’hui, sauf peut-être dans les villes de garnison, et sous une forme différente. Cette tâche incombe donc à présent aux armées qui doivent s’organiser pour l’assumer dans la durée. Toute la chaîne hiérarchique est mobilisée pour le soutien des blessés et des familles.

M. Rouillard m’a posé des questions piège car la situation au Levant se dégrade à grande vitesse. Ces questions sont abordées en conseil de défense et donc couvertes par le secret de la défense. Je ne peux donc les évoquer ici directement. Mais, comme vous le savez, qu’il s’agisse de l’intervention turque dans le canton d’Afrine ; de la difficulté pour les Américains de tenir les fléaux de la balance à peu près équilibrés entre notre allié otanien turc et les Kurdes que nous avons appuyés dans la lutte contre Daech et qui revendiquent une forme d’autonomie et une participation à la recomposition politique de la Syrie ; des forces pro-régime et des Russes ; de la situation de nos soldats de la FINUL dans le sud Liban, on assiste à une dégradation et une régionalisation du conflit. Cela nous inquiète et nous procéderons aux adaptations nécessaires. Mais il convient de ne pas perdre de vue la priorité majeure qui demeure la destruction de Daech. Daech est encore présent dans le sud de la moyenne vallée de l’Euphrate, à la frontière irako-syrienne, dans une poche près d’Abou Kamal autour de la ville Al Qa’im, ainsi qu’au nord de ce périmètre, dans la poche de Daschischa. Il faut éliminer le plus rapidement possible ces deux poches. Or actuellement l’action de la Turquie à Afrin détourne les Kurdes de notre priorité commune.

Le sort de la base H5 est dépendant de la nécessité que nous aurons de la conserver pour poursuivre, dans le meilleur rapport coût/efficacité, l’appui de la coalition et des Kurdes pour la réduction de ces deux poches de Daech.

Les effectifs ne sont bien sûr jamais suffisants, M. Ferrara, mais nous ferons avec ce que nous avons !

J’attends de la DMAé un renforcement de la maîtrise d’ouvrage déléguée. Le rattachement direct au CEMA est un symbole fort, même si je rappelle à ce propos que le CEMAA assurait la direction du MCO aéronautique par délégation du CEMA. Le changement d’autorité de tutelle change donc peu de choses au plan pratique. Nous travaillons à la bonne coordination, avec le plein soutien de la DGA, des exigences en matière de politique de soutien exprimées par les chefs d’état-major d’armée.

Le sujet de la coopération européenne est un sujet très complexe auquel il est difficile de répondre rapidement. Nous débutons seulement la coopération avec l’Allemagne pour le système de combat aérien futur. Il s’agira effectivement d’un système de systèmes et de plateformes connectées, avions chasseurs classiques, drones, missiles, reposant sur une capacité de transmission de données accrue. La recherche en est à ses balbutiements. Le président de la République nous a demandé de lui présenter les premières grandes orientations de la réflexion sur le projet au printemps. La coopération avec notre allié allemand viendra dans un deuxième temps et je pense que la porte sera ouverte à d’autres acteurs, car la France et l’Allemagne y ont toutes deux intérêt. Par ailleurs le programme de drone de combat FCAS-DP que nous menons en coopération avec les Britanniques rencontre des difficultés liées à l’affaiblissement de la livre et à la réduction des dépenses militaires du Royaume-Uni. Le DGA travaille au maintien de cette coopération et il conviendra de réfléchir aux modalités d’une intégration du Royaume-Uni dans la coopération à venir avec l’Allemagne.

Vous savez certainement, M. Viala, que la 13e DBLE a été créée sur le plateau du Larzac. Étant moi-même de la promotion Général Monclar, qui fut le premier chef de corps de la 13e DBLE, j’ai appris que c’est sur le plateau du Larzac que le colonel Monclar, dont le véritable nom était Magrin-Vernerey, a su que ses troupes seraient engagées non pas en Afrique mais à Narvik pour la première victoire, et la dernière avant longtemps, des forces françaises dans cette terrible guerre.

La 13e DBLE a donc été recréée sur le plateau du Larzac et d’importants efforts d’investissement sont consentis. De mémoire, il avait été prévu un coût de 140 à 150 millions d’euros pour les installations, un budget qui a sans doute augmenté. Le projet ira à son terme et la population semble très satisfaite de l’arrivée de cette magnifique formation militaire, qui fut la première à rentrer entièrement dans les rangs de la France libre, et compte de ce fait au nombre des Compagnons de la libération.

La gestion de l’encadrement au regard de l’augmentation des effectifs est une très bonne question. Au-delà de l’encadrement, nous rencontrons des difficultés dans la gestion des compétences rares et complexes, que nous tâchons de gérer avec le maximum de finesse. Si l’on considère les équipements à venir, il faut, par exemple, des années pour former un atomicien dans la marine nationale ou encore des équipes à même d’exploiter les données transmises par les satellites MUSIS ou CERES. Nous devons donc anticiper, ce que permettra le recrutement de 6 000 hommes sur la durée de la LPM. Il s’agit toutefois d’être attractif dans un contexte de forte concurrence du secteur civil. Il faut rester vigilant quant à la nouvelle politique de rémunération des militaires qui devra permettre par exemple de fidéliser les informaticiens de haut niveau dont nous avons besoin pour la cyberdéfense, les atomiciens et tous les spécialistes fortement tentés par les niveaux de rémunération attractifs du civil.

Nous réfléchissons évidemment au vaste programme qu’est le SNU. Le général Ménaouine a été désigné par le président de la République pour diriger une commission d’experts qui rendra son avis le 30 mars. J’ai des contacts réguliers avec le général, un très bon camarade au demeurant. Il n’y aura, comme vient de le rappeler le président Bridey, aucune porosité entre les crédits de la LPM et ceux du SNU. J’adhère aux objectifs fixés par le président de la République : instaurer un brassage social, intégrer et, en quelque sorte, pardon Mesdames, viriliser notre société qui doit être plus instruite des problématiques de défense.

L’étrange défaite est un beau livre dans lequel Marc Bloch met en exergue la défaite par résignation et par abandon de toute une société, et pas seulement de l’armée française. Sommes-nous dans la même situation aujourd’hui que la génération de 14-18 qui, épuisée, s’est résignée à la défaite en 39 ou bien un sursaut intervient-il à temps ? Voilà la vraie question. Je pense que nous avons pris conscience suffisamment tôt du danger et des difficultés à venir. Au moment où nous avons baissé la garde, je pensais, et j’écrivais, que l’irénisme ambiant était une folie. À l’époque où je rentrais du Rwanda, de Sarajevo, où nous avions des pertes dans nos rangs, où nous étions confrontés à la violence du monde sur les théâtres d’opérations extérieures, nous nous trouvions à notre retour en France face à de gentils « bisounours » qui nous expliquaient qu’il n’y aurait plus de guerre parce que l’homme était devenu définitivement bon. Je pensais déjà à l’époque qu’il était urgent de faire prendre conscience à la classe politique que le monde était dangereux, qu’il en serait toujours ainsi car l’homme ne naît pas bon. Je suis toujours du même avis. Je pense que la prise de conscience intervenue en 2015 est réelle aujourd’hui, que nous serons au rendez-vous et que l’ambition fixée à 2030 nous permettra d’être un acteur crédible sur la scène internationale avec des armées bien équipées.

M. Charles de la Verpillière. Mon général, je vous demanderai de préciser deux points. Il m’a semblé que votre propos liminaire exprimait un regret, voire une critique, à l’égard de l’embasement, dans le sens où la création des bases de défense aurait réduit l’autonomie des chefs de corps et diminué leur pouvoir de décision. Pourriez-vous nous en dire plus à ce sujet ? Par ailleurs, j’avoue avoir sursauté en vous entendant dire que le financement interministériel représentait 19 % du surcoût des OPEX sur les dernières années.

Général François Lecointre. Ce niveau se situe bien en dessous de ce qu’il aurait dû être avec une vraie mutualisation interministérielle.

M. Charles de la Verpillière. Mais permettez-moi alors un commentaire politique : ce n’est pas ce que l’on nous avait dit !

Général François Lecointre. Je ne sais pas qui est « on »…

Mme Séverine Gipson. Général, ma question sera brève car elle porte sur les infrastructures et que ce thème a déjà été abordé. S’agissant plus spécifiquement des infrastructures d’entraînement, quels sont selon vous les priorités et les grands chantiers que vous imaginez dans le cadre de cette loi de programmation ?

M. Christophe Lejeune. Chacun sait à quel point notre industrie de défense est dépendante des programmes inscrits en LPM. La crédibilité de la composante océanique de la dissuasion passe par la dotation de quatre nouveaux SNLE. Si l’on imaginait un rapprochement bilatéral avec le Royaume-Uni en la matière, cet investissement pourrait être limité à trois SNLE, voire deux pour chaque pays. Hormis cette éventualité, du ressort de la politique-fiction, quel serait l’impact d’une telle décision sur l’industrie navale civile et militaire française, dont les plans de charge et les modèles économiques sont établis à partir de l’hypothèse de livraison de quatre nouveaux SNLE de troisième génération ?

M. le président. Nous auditionnons prochainement Hervé Guillou, je ne vous conseille pas de lui poser cette question !

M. Claude de Ganay. Un certain nombre des questions que j’avais prévu de vous poser l’ont été par mes collègues. Toutefois, je profite de votre présence pour vous interroger sur l’organisation globale de nos armées. Alors que le MCO comme la formation de nos pilotes sont relativement coûteux, est-il toujours pertinent que chaque armée dispose de moyens aériens en propre ? Ne serait-il pas plus efficace et rationnel de rassembler l’ensemble des capacités aériennes ?

M. le président. Décidément vous vous lâchez en fin de réunion, chers collègues !

M. Jean-Marie Fiévet. Mes respects Mon général. Le programme Scorpion, lancé en 2014, a pour objet de permettre un partage d’information immédiat, pour un combat collaboratif permettant une meilleure protection mutuelle de nos troupes. Pour que ce programme soit applicable, il faut que chacun en soit équipé, du simple combattant au matériel de type Jaguar ou Griffon. Dans combien de temps nos forces seront à même de mettre en œuvre sur le terrain ce programme et ainsi de disposer d’une avance sur nos ennemis ?

Général François Lecointre. Monsieur de la Verpillière, oui, je critique très clairement l’embasement. Je vous renvoie à ce sujet à un article intitulé De la fin de la guerre à la fin de l’armée que j’ai publié en 2012 dans la revue Inflexions, que j’ai contribué à créer en 2004. Je ne peux d’ailleurs que vous encourager à vous abonner à cette revue ou à vous procurer un ouvrage intitulé Le soldat, qui reprend de nombreux articles de cette revue. (Sourires) Dans cet article, je définissais très précisément comment, parce que nous avons perdu l’ennemi immédiat qui menaçait la France dans ce qui nous semblait le plus vital, nous étions passés d’une armée à un outil militaire. Or, il s’agit là de deux choses très différentes. C’est par souci de rentabilité et de rationalisation que nous avons progressivement détruit ce qui était l’un des outils constitutifs de l’efficacité militaire : sa capacité à l’autonomie. Celle-ci passait par l’existence de niveaux de synthèse qui avaient la totalité des fonctions entre leurs mains. L’embasement, imaginé pour répondre à des contraintes budgétaires, a très clairement cassé cette autonomie. Il a objectivement induit un fonctionnement en tuyau d’orgue du ministère, et il faut que nous corrigions ses excès et apprenions à redonner autant que possible aux chefs de terrain la capacité à prendre des décisions et à les assumer devant leurs hommes. Voilà pourquoi je pense qu’aujourd’hui, il faut profiter de l’opportunité qui nous est donnée de corriger ces effets.

Concernant les infrastructures d’entraînement, je dirais que les défis sont de deux ordres. Premièrement, il nous faut mettre aux normes et entretenir les grands terrains de manœuvre. Comme vous le savez, les armées ont rationalisé leurs espaces et leurs grands camps nationaux. Nous devons également conduire les opérations d’entretien des camps de proximité, avec les régiments, pour permettre aux militaires de réaliser des entraînements et des préparations opérationnelles très centralisées mais aussi à proximité des garnisons. Deuxièmement, une partie importante de la préparation opérationnelle passera à l’avenir, je l’ai dit, par des activités de simulation de très haute qualité, pour lesquelles nous devons construire des infrastructures importantes. Je pense que, demain, les grands chantiers d’infrastructure d’entraînement seront centrés autour de ces deux axes. Si j’ai évoqué tout à l’heure les infrastructures liées à l’arrivée de nouveaux programmes, elles ne sont pas directement liées à la préparation opérationnelle.

Monsieur Lejeune m’a posé une question que je trouve assez amusante, d’autant plus que, mon père ayant commandé un SNLE, je suis très sensible à la question… Comme l’indiquait le président, posez la question à M. Guillou ; cela devrait le faire rire. Je me suis récemment entretenu avec lui et il m’a expliqué la difficulté, pour lui, de préserver les compétences. À mes yeux, le maintien des compétences est un élément essentiel pour notre BITD. Et un équipement aussi extraordinaire qu’un sous-marin nucléaire, lanceur d’engin qui plus est, nécessite des compétences que la France est sans doute le seul État membre de l’Union européenne à avoir conservées. Il me semble difficile d’imaginer partager les SNLE avec les Britanniques dans la mesure où leur dissuasion nucléaire est dépendante des États-Unis.

Au plan opérationnel, il est indispensable de garder quatre SNLE pour conserver une permanence à la mer. Dans ces conditions, les contraintes industrielles et les exigences de préservation des savoir-faire ont conduit à aligner de manière très précise le cadencement de commande et de production des sous-marins Barracuda d’une part et, d’autre part, la rénovation des SNLE actuels et la production du SNLE de troisième génération. Au risque de me répéter, imaginez la somme de compétences qu’il faut maîtriser, dans le domaine des missiles, de la discrétion acoustique, de la propulsion nucléaire pour faire des choses aussi extraordinaires qu’un pas de tir capable de lancer x fusées sous la mer, le tout propulsé par un cœur nucléaire qui est une centrale à lui seul ! C’est vraiment d’une complexité inouïe et j’espère que vous serez amené à visiter un sous-marin nucléaire. Dès lors, vous comprendrez que, pour moi, le scénario que vous évoquez est une vue de l’esprit.

Monsieur de Ganay, vous avez poursuivi avec les questions disruptives de la fin de séance ! Je pense objectivement que tout ce qui peut être mutualisé le sera, et de plus en plus. Typiquement le MCO aéronautique est une mutualisation, et l’existence d’une maîtrise d’ouvrage déléguée est une vraie mutualisation. Nous attendons énormément d’avancées de cette évolution. De plus, j’ai indiqué que nous souhaitons mettre en place une gouvernance qui permettra de respecter le rôle de maître d’ouvrage de chaque chef d’état-major. Nous sommes donc parvenus à mutualiser de nombreuses choses et nous continuerons de le faire, sans perdre la spécificité de chaque milieu. C’est un point essentiel. À titre d’exemple, la mission d’un pilote d’hélicoptère de l’aviation légère de l’armée de terre (ALAT), qui fait du combat près du sol et mène une véritable manœuvre tactique comparable à ce que ferait un escadron de char ou une compagnie d’infanterie, ne peut être comparée à celle d’un pilote de chasse qui participera à un raid aérien. Ce sont deux métiers complètement différents, ce qui justifie que chaque armée préserve ses savoir-faire, sa culture d’armée et ses propres procédés. J’observe d’ailleurs qu’il en est ainsi dans toutes les armées du monde.

Enfin, M. Fiévet a soulevé une vraie question sur la connectivité de Scorpion et le temps nécessaire à la pleine maîtrise de ce système d’arme. Je vous remercie, Monsieur Fiévet, de l’avoir posée. Ce n’est pas pour rien qu’on a professionnalisé les armées : la supériorité opérationnelle passe par le développement de systèmes d’armes de plus en plus perfectionnés, ce qui requiert donc des soldats recrutés à des niveaux de plus en plus élevés. J’ai indiqué tout à l’heure combien il était difficile et long de former des spécialistes, et combien il était essentiel de conserver ces soldats le plus longtemps possible pour rentabiliser le temps de formation. Comme vous l’avez dit, l’enjeu est bien de disposer d’une unité complète opérationnelle puisqu’il s’agit de connecter plusieurs plates-formes. Dans ce contexte, la préparation opérationnelle reposera de plus en plus sur la simulation, dont l’architecture est pensée dès le lancement d’un programme d’ailleurs, afin de former le personnel plus rapidement et de manière moins coûteuse.

La séance est levée à vingt heures quinze.

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Membres présents ou excusés

Présents. – M. Louis Aliot, M. Pieyre-Alexandre Anglade, M. Jean-Philippe Ardouin, M. Didier Baichère, M. Thibault Bazin, M. Olivier Becht, M. Jean-Jacques Bridey, Mme Carole Bureau-Bonnard, M. Philippe Chalumeau, M. André Chassaigne, M. Alexis Corbière, M. Jean-Pierre Cubertafon, Mme Marianne Dubois, Mme Françoise Dumas, M. Yannick Favennec Becot, M. Jean-Jacques Ferrara, M. Jean-Marie Fiévet, M. Philippe Folliot, M. Claude de Ganay, M. Thomas Gassilloud, Mme Séverine Gipson, M. Guillaume Gouffier-Cha, M. Fabien Gouttefarde, Mme Émilie Guerel, M. Loïc Kervran, M. Fabien Lainé, Mme Frédérique Lardet, M. Didier Le Gac, M. Christophe Lejeune, M. Jacques Marilossian, Mme Patricia Mirallès, Mme Josy Poueyto, M. Joaquim Pueyo, M. Gwendal Rouillard, M. Antoine Savignat, Mme Sabine Thillaye, Mme Nicole Trisse, M. Patrice Verchère, M. Charles de la Verpillière

Excusés. – M. Damien Abad, M. Bruno Nestor Azerot, M. Florian Bachelier, Mme Aude Bono-Vandorme, M. M’jid El Guerrab, M. Olivier Faure, M. Richard Ferrand, M. Marc Fesneau, M. Christian Jacob, M. Jean-Michel Jacques, Mme Anissa Khedher, M. Jean-Christophe Lagarde, M. Jean-Charles Larsonneur, M. Franck Marlin, Mme Sereine Mauborgne, M. Philippe Michel-Kleisbauer, Mme Natalia Pouzyreff, M. François de Rugy, M. Thierry Solère, Mme Alexandra Valetta Ardisson

Assistaient également à la réunion. – M. Jimmy Pahun, M. Arnaud Viala

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