Qu’attend-on pour accorder le droit d’association aux gendarmes…et aux autres militaires? (Par Jacques Bessy, Vice-Président de l’Adefdromil et de l’Association « Gendarmes et Citoyens »)

Dire qu’il y a comme un malaise dans la gendarmerie n’est pas un scoop.

Depuis les manifestations de gendarmes en uniforme fin 2001, la Gendarmerie connaît régulièrement des poussées de fièvre, qui la conduisent chaque fois au bord du Rubicon.

Courant 2009, les clignotants sont repassés au rouge avec l’intégration au Ministère de l’Intérieur pour atteindre le niveau d’alerte maximum, fin mars 2010, après la radiation des cadres du commandant Matelly, devenu malgré lui, une icône de la liberté d’expression dans l’institution.

Ce qui semble peu compréhensible au citoyen ou même au parlementaire qui ne connaît pas la gendarmerie de l’intérieur, c’est l’incapacité des gouvernants et de la hiérarchie à banaliser l’expression du mécontentement des gendarmes, comme l’est celui d’autres « catégories socioprofessionnelles ».

Alors que la libération de la parole des gendarmes et l’instauration d’un véritable dialogue permettraient sans doute de répondre partiellement aux interrogations légitimes nées de leur transfert au ministère de l’intérieur, la direction générale, sans marge de manœuvre, s’efforce de maintenir une chape de plomb sur l’institution et ses problèmes.

Un système de concertation défaillant qui accentue le malaise.

En raison de « l’incompatibilité des groupements professionnels à caractère syndical avec la discipline militaire » édictée par l’article L 4121-4 du code de la Défense, on sait que chaque armée et service dispose d’un conseil d’armée ou de service, dont les membres sont tirés au sort parmi les volontaires. Mais, ces conseils, comme le Conseil Supérieur de la Fonction Militaire qui est leur émanation, donnent des avis purement consultatifs, ne maîtrisent pas leur ordre du jour et ne disposent pas de la personnalité juridique leur permettant de soumettre les textes réglementaires au contrôle de légalité du juge administratif.

C’est dire que le système de concertation en vigueur dans les armées, est primitif, non représentatif et inefficace. De nombreux exemples attestent de la pertinence de ce jugement. Les forums consacrés aux différentes armées, dont la Gendarmerie, se sont ainsi substitués en partie au système de concertation jugé peu crédible.

Dans son rapport n°271 d’avril 2008 sur l’avenir de l’organisation et des missions de la gendarmerie, le Sénat lui-même souligne les déficiences du système :

« 2. Le dialogue social et les instances de concertation...(page 40)

« Si le fonctionnement des instances de concertation au niveau local ne semble pas soulever de difficultés particulières, le mode de désignation des représentants siégeant au sein du CFMG semble, en revanche, perfectible.

Une réforme du mode de désignation de ces représentants, afin qu’ils soient élus et non plus tirés au sort, serait, en effet, de nature à renforcer leur légitimité.

Le principal obstacle à cette réforme tient cependant à l’attitude très réservée des autres armées, dont les instances de concertation fonctionnent sur les mêmes principes, et qui considèrent que cette réforme entraînerait une tendance vers une sorte de « syndicalisation » de ces instances. »

« 2. Revoir les mécanismes de représentation et de concertation au sein de la gendarmerie… (page 79)

Le rattachement de la gendarmerie au ministère de l’Intérieur aura pour conséquence de juxtaposer deux systèmes de participation très différents : le système syndical de la police nationale et les instances de concertation de la gendarmerie nationale.

Si le fait syndical est par nature incompatible avec le statut militaire, il semble indispensable de rénover les mécanismes actuels de représentation des personnels et de concertation au sein de la gendarmerie, afin d’aboutir à un système plus représentatif et à un dispositif de concertation plus cohérent.

La représentativité des membres du Conseil de la fonction militaire de la gendarmerie (CFMG), qui sont actuellement tirés au sort, pourrait être grandement renforcée par l’élection de ces représentants, soit parmi les présidents de catégorie, soit directement. »

Enfin, rappelons pour clore ce chapitre sur les « mérites » du système français que les membres tirés au sort ont une formation juridico-administrative réduite d’une durée de 5 jours, que leur statut est faiblement protecteur et qu’ils n’ont pas de disponibilité particulière pour remplir leur mission. Les membres titulaires qui n’ont aucune garantie d’être présents pendant les sessions des quatre années de leur mandat se voient ainsi adjoindre plusieurs suppléants, appelés à leur succéder au pied levé.

Dès lors, comment libérer la parole des gendarmes et des militaires ?

Le rapport du Sénat montre parfaitement l’impasse de la situation française.

Pour en sortir, il faut briser les tabous et rompre avec le conformisme intellectuel devenu un véritable blocage de la pensée, y compris chez les parlementaires, dont la créativité législative semble prise en défaut dans ce cas précis.

Il est donc indispensable :

1° d’abandonner le dogme de l’incompatibilité de l’existence de  groupements professionnels avec la discipline militaire.

L’incompatibilité décrétée par l’article L4121-4 du code de la Défense constitue, en effet un dogme, qui comme tel, n’est pas démontré. On se rapproche ici de la notion de concept religieux. Historiquement, cette incompatibilité s’explique. Mais, est-elle toujours justifiée dans l’Europe pacifiée du 21ème siècle et avec une armée totalement professionnalisée ? Sur un plan juridique, cette interdiction totale du droit d’association professionnelle dans les armées contrevient, semble t-il, à la Constitution, notamment aux dispositions du préambule de la Constitution de 1946 et au principe de la liberté d’association reconnu depuis 1971 par une décision du conseil constitutionnel.

Elle est aussi sans doute anti-conventionnelle. La fragilité de la position française apparait nettement lorsqu’on l’analyse à la lumière de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (articles 10 et 11) et de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme de Strasbourg, auxquelles elle devrait se conformer. Les restrictions à la liberté d’expression et au droit d’association doivent être, en effet, nécessaires, légitimes, fondées sur des raisons objectives, proportionnées au but à atteindre dans une société démocratique et « ne pas porter atteinte à l’essence même du droit de s’organiser » (Arrêt Demir et Baykara c. Turquie Req. 34503/97. Arrêt du 12/11/2008). Manifestement, les dispositions législatives françaises ne répondent pas à ces exigences.

Mais surtout, cette interdiction marginalise sans raison les militaires professionnels français, qu’ils soient gendarmes ou militaires servant dans une autre armée. Cette absence de possibilité d’expression collective pourrait même être dangereuse pour la démocratie puisqu’en définitive la représentation nationale ne connaît l’état d’esprit des militaires qu’à travers les rapports sur le moral établis par leur hiérarchie. On se souvient, par exemple, des déclarations rassurantes du directeur général de la gendarmerie devant les parlementaires, fin  2001, quelques jours avant que les gendarmes ne descendent dans la rue.

Ajoutons, que le droit d’association n’emporte nullement le droit de grève, droit que nul ne réclame. D’ailleurs, l’exemple des policiers, des magistrats ou des fonctionnaires de l’administration pénitentiaire montre bien que l’exercice du droit d’association peut exclure le droit de grève. Enfin, il est parfaitement possible d’encadrer ce droit d’association, afin qu’il s’exerce dans le cadre du particularisme propre aux armées de la République.

2° de rechercher dans d’autres pays européens des exemples déclinables en France, puisque la représentation parlementaire française semble manquer de créativité sur ce point.

Les parlementaires perçoivent les lacunes du système de concertation en vigueur et ressentent bien le besoin d’une expression collective, à laquelle ils doivent d’ailleurs leur propre situation dans la République. Mais, en même temps, ils redoutent d’être à l’origine d’une innovation qui affaiblirait l’efficacité des forces armées.

C’est pourquoi, un tour d’horizon rapide de différents systèmes en vigueur dans d’autres armées ou forces de police militaires en Europe peut être une source d’inspiration.

Ainsi, les pays scandinaves, l’Allemagne, la Belgique, les Pays-Bas par exemple, autorisent depuis de nombreuses années leurs militaires à s’associer sur le plan professionnel sans que l’exercice de ce droit ait mis en péril la discipline. Au Portugal, la loi permet aux militaires de constituer des associations. En Espagne, la Garde Civile, force de police à statut militaire, rattachée au ministère de l’Intérieur, a obtenu le droit d’association par une loi du 22 octobre 2007 (1). Et ce droit doit être étendu prochainement à l’ensemble des forces armées. En Europe, trois grands pays refusent encore pour l’instant toute évolution ou adaptation : le Royaume-Uni, l’Italie et la France.

Il est évident que la liberté d’association dans les armées ne peut être totale et qu’elle doit être encadrée. Ainsi, le champ de compétence des associations professionnelles devrait exclure tout ce qui touche aux opérations et à l’exécution des missions (en revanche, l’entraînement, les dotations en équipement et matériels, la sécurité et l’hygiène devraient en faire partie). Les statuts des associations professionnelles de militaires devraient proscrire toute manifestation de rue ou la grève. Une loi validée par le Conseil Constitutionnel définirait les modalités d’exercice de la liberté d’association dans les armées et comment elle s’intègrerait dans le système de concertation qui deviendrait alors « de représentation ».

Plusieurs options sont possibles pour la mise en œuvre du droit d’association :

Mise en œuvre comparable au droit syndical dans la police nationale.

Ce système s’accommoderait mal du particularisme militaire.

Représentation unique sur le modèle allemand de la BundeswehrVerband.

Ce système pour séduisant qu’il soit, induit un conformisme de la pensée et de la représentativité. Il s’apparente au syndicat de type soviétique.

Droit d’association encadré permettant d’élire des conseils d’armée représentatifs.

Ce système mis en application dans la Garde Civile espagnole semble réunir certains avantages. Il permet de conserver les Conseils d’armée. Mais, il autorise aussi l’existence des associations professionnelles qui présentent des candidats aux élections au Conseil de la Garde Civile et qui disposent du droit d’expression collective.

Même si la loi espagnole contient des dispositions critiquables, elle constitue certainement une base d’inspiration pour une modification du système français de représentation des militaires.

Une telle réforme indispensable et inéluctable devrait s’accompagner d’un effort pédagogique important de la part de parlementaires auprès de la haute hiérarchie de la Gendarmerie et des autres armées afin d’adapter le management militaire à cette nouvelle donne.

(1)

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loi garde civile

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