Audition, conjointe avec la commission des Affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat, de M. Jean-Yves Le Drian, ministre de la Défense

Commission de la défense nationale et des forces armées

Mardi 26 juillet 2016

Séance de 14 heures 30

Compte rendu n° 65

Présidence de Mme Patricia Adam, présidente, puis de M. Philippe Nauche, vice-président, et de M. Jean-Pierre Raffarin, président de la commission des Affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat

 Audition, conjointe avec la commission des Affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat, de M. Jean-Yves Le Drian, ministre de la Défense

La séance est ouverte à quatorze heures trente.

Mme Patricia Adam, présidente de la commission de la Défense nationale et des forces armées de l’Assemblée nationale. Monsieur le ministre, chers collègues, à la suite des faits survenus ce matin, le président Jean-Pierre Raffarin, M. le ministre de la Défense et moi-même vous invitons à observer une minute de silence.

(Mmes et MM. les députés, Mmes et MM. les sénateurs et M. le ministre de la Défense se lèvent et observent une minute de silence.)

Mme la présidente Patricia Adam. Monsieur le ministre de la Défense, vous revenez de Washington où vous avez participé à une réunion de l’ensemble des pays membres de la coalition internationale contre Daech. Les événements se succèdent, en France, en Allemagne et en Pologne, où un attentat vient d’être déjoué. Nous serons donc très attentifs à vos propos, d’autant que s’est tout dernièrement tenu un conseil de défense, au cours duquel des décisions ont été prises.

M. Jean-Pierre Raffarin, président de la commission des Affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat. Monsieur le ministre, chers collègues, je remercie tout d’abord la présidente Patricia Adam d’accueillir la commission des Affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat pour cette réunion exceptionnelle, dans un contexte particulièrement lourd ; nous avons tous une pensée émue pour les victimes et nous ressentons tous une profonde inquiétude face à la situation imposée dans le pays, menacé par une terrible accélération de la violence.

Monsieur le ministre, au lendemain d’un conseil de défense, nous attendons vos analyses et vos commentaires sur les décisions prises. Nous nous posons quelques questions, essentielles, sur notre présence, aujourd’hui, au Levant, car il est impossible de ne pas lier à la situation actuelle en Europe à ce qui s’y passe.

Nous avons été frappés par les dommages collatéraux considérables liés aux dernières frappes effectuées en Syrie. Les forces françaises ont-elles été impliquées dans ces opérations ?

Il nous paraît également très important, Monsieur le ministre, de mesurer à quel point nous sommes exposés après le retrait relatif des Américains. Notre intervention apparaît aujourd’hui comme déterminante : nous sommes sans doute, de ce point de vue, une des nations leaders, tandis qu’autour de nous nos partenaires jouent des jeux très compliqués, pour ne pas dire doubles ou triples – Iran, Turquie, Arabie saoudite, Russie, autant de pays qui sont également des co-acteurs de nos initiatives. Nous nous trouvons donc exposés à un niveau très préoccupant, loin de la doctrine qui fut longtemps la nôtre, où nous nous appliquions à nous tenir à l’écart d’interventions dès lors que nous n’avions pas forcément les moyens d’y apporter une contribution décisive.

Enfin, vous le savez mieux que personne, nos forces armées sont aujourd’hui terriblement sous pression, très exposées, dans des opérations extérieures et intérieures. Un rapport vient d’ailleurs d’être rendu au Sénat sur les opérations extérieures. Nous le voyons bien, la situation est toujours à la limite : vous vous battez année après année pour obtenir les budgets nécessaires, mais l’équation reste particulièrement dangereuse parce que très tendue, et il est à craindre que nous nous retrouvions face à un manque de moyens au cours des prochains mois.

Je pense à nos militaires morts récemment en Libye ; il semble qu’ils appartenaient au service action de la DGSE. Quelle est notre ligne stratégique dans ce pays ? Nous soutenons un gouvernement dont nous reconnaissons la légitimité, dans le même temps, nous participons à des actions menées par les forces du général Haftar… Se posent ainsi des problèmes de coordination entre les forces spéciales et la DGSE : elle est souvent très positive mais, en la circonstance, elle peut susciter certaines inquiétudes.

Dans cette situation tragique, il ne faudrait pas que la France dévie de la ligne historique qu’elle a toujours défendue : la recherche de solutions politiques, le militaire étant conçu comme quelquefois nécessaire, mais rarement suffisant. La force de la France a toujours été de contribuer à des solutions politiques. Aujourd’hui, derrière nos engagements militaires, sommes-nous en mesure, comme cela a toujours été notre tradition, de proposer au monde des solutions politiques françaises ? C’est la question fondamentale. Notre nation s’est toujours méfiée des actes de guerre. Nous ne sommes pas une nation de faucons, nous souhaitons toujours que le dialogue et la politique l’emportent pour mettre un terme aux crises.

M. Jean-Yves Le Drian, ministre de la Défense. Mesdames et Messieurs les sénateurs et députés, cette réunion était déjà prévue depuis un certain temps : l’objectif était de vous faire part à la fois des conclusions de la réunion de la coalition qui s’est tenue mercredi et jeudi derniers à Washington et des décisions prises lors du conseil de défense. En vous proposant cette rencontre, je n’imaginais pas qu’elle se déroulerait dans des conditions aussi graves, pas seulement en raison des faits épouvantables survenus ce matin, mais aussi compte tenu de tout ce qui s’est passé ces derniers jours. Il me paraissait utile de vous donner le maximum d’informations, étant entendu que cette réunion se tient à huis clos. Je n’ai jamais eu de problème, de ce point de vue, avec vos deux commissions ; sachant que je peux compter sur votre discrétion, je me sens assez libre dans mes propos et je continuerai à l’être cet après-midi.

Rappelons tout d’abord quelles sont les trois composantes de Daech, qu’il convient de bien identifier dans la mesure où elles s’articulent entre elles tout en ayant chacune leur autonomie.

Daech, et c’était l’aspect le plus spectaculaire au départ, est d’abord un proto-État, avec des troupes que j’appelle une « armée terroriste » et qui tente d’exercer des pouvoirs régaliens sur un territoire, de rétablir un califat. Disposant des moyens nécessaires, Daech a envahi des territoires en Irak et en Syrie et possède une armée d’environ 30 000 hommes, dont environ 12 000 combattants étrangers, foreign fighters, et deux positions fortes : Mossoul et Raqqa. Je reviendrai sur son périmètre d’occupation dans cette zone.

Daech, c’est aussi un mouvement djihadiste international, comme Al-Qaïda il fut un temps, une nébuleuse qui opère par-delà les frontières, jusque sur le sol européen, et qui organise des actions terroristes, commises par des commandos. C’est ce qui m’a toujours fait dire que frapper Daech au Levant, sur son siège, sur son terrain, c’est du même coup protéger notre territoire du continuum de la menace intérieure et extérieure qui pèse sur nous.

Daech, c’est enfin – mais tout cela s’articule – une idéologie dangereuse, qui veut renouer avec un califat, en façonnant une société nouvelle ; c’est ce que j’appelle, pour ma part, le « califat virtuel » ou « le califat numérique ». C’est une menace à part entière, et la diffusion de messages et de mots d’ordre, en particulier du numéro deux de Daech, Mohammed Al-Adnani, qui appellent au passage à l’acte individuel, peuvent inspirer des individus fragiles ou violents. Ainsi, Daech agit comme un véritable incubateur de terreur, qui essaime dans le monde entier – on pourrait reprendre la liste des attentats et des actions perpétrés, au cours des dernières semaines, sous cette troisième rubrique ; c’est évidemment la composante de Daech la plus difficile à éradiquer.

Je ne l’ai jamais dit de cette manière, mais, de mon point de vue, Daech est une entreprise totalitaire, au sens où elle se fonde sur un substrat idéologique profondément inégalitaire, hiérarchisant les humains en groupe supérieurs et inférieurs, totalitaire au point d’avoir réintroduit l’esclavage, y compris dans sa forme la plus abjecte, l’esclavage sexuel des femmes, notamment yézidies. C’est un groupe totalitaire parce qu’il est fondé sur une volonté d’éradication de tous les groupes qui s’opposent au califat, sur la mobilisation de l’ensemble des ressources sociétales, financières et humaines au service de ce combat terroriste et aussi sur un contrôle policier étroit des populations, soumises à une violence extrême, sans limite, comme en témoignent la nature et le nombre des exécutions commises sur le territoire dominé par Daech.

Cette menace est nouvelle par sa dimension, mais pas forcément par sa nature : lorsqu’Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) a voulu, en 2012, constituer un proto-État à partir du Mali, on s’inscrivait aussi dans une logique territoriale. Mais, en l’occurrence, nous sommes dans une situation extrême, où l’ensemble des paramètres ont été poussés au maximum. Notre action doit donc s’adapter à la fois à la continuité de la menace et à son évolution, à la variété des instruments mis en place.

J’en viens à ce qui est de ma compétence de ministre de la Défense : je pense, pour ma part, qu’il faut à tout prix frapper Daech au cœur, car, ainsi, on frappe à la fois l’armée terroriste, les capacités de planification et de projection, mais également les capacités de propagande du califat virtuel, qui a besoin pour ce faire d’infrastructures, toutes localisées sur le même territoire. Parallèlement, la coalition doit elle-même développer une contre-offensive de communication stratégique, afin de montrer à tous ceux qui sont susceptibles de recevoir ses messages que Daech est ce qu’elle est et subit des revers. J’ai déjà eu l’occasion de développer ces principes devant vos deux commissions, mais je voulais les articuler dans un discours que j’espère complet et cohérent.

Qu’en est-il de la situation militaire aujourd’hui ? Qu’envisageons-nous ? J’évoquerai avant tout le Levant, avant de répondre au président Raffarin sur le cas de la Libye. Ensuite, évidemment, je dirai quelques mots de l’opération Sentinelle, et nous pourrons discuter très librement, comme nous le faisons lors de toutes nos rencontres.

Soixante pays soutiennent la coalition contre Daech, mais trente-cinq en sont effectivement les acteurs, du Danemark à l’Irak, en passant, entre autres, par le Koweït, la Jordanie et l’Égypte. Ces trente-cinq pays acteurs étaient tous représentés, par leurs ministres de la Défense, à la réunion de Washington, la semaine dernière, qui faisait suite à une initiative française. Au mois de janvier dernier, j’avais effectivement souhaité réunir à Paris les ministres de la défense des principaux contributeurs de la coalition afin de pouvoir parler ensemble des actions de défense liées à la coalition : l’absence de telles discussions me semblait en effet un handicap en termes de communication, de cohésion et d’action. La réunion de Paris a été suivie de deux autres, à Stuttgart puis à Bruxelles. La rencontre de la semaine dernière s’inscrit donc dans leur prolongement ; elle s’en distingue cependant par le fait que la réunion des ministres de la Défense était suivie, le deuxième jour par une réunion commune des ministres de la Défense et des ministres des Affaires étrangères.

En termes de situation opérationnelle, les cartes que nous allons vous projeter le montrent, une constante se dégage : il ne s’agit plus d’un simple recul de Daech sur l’ensemble des fronts, on constate bel et bien une accélération du tempo même de ce recul.

Ainsi, la ville de Falloujah a été libérée il y a peu de temps, notamment grâce à l’action d’une brigade irakienne dont nous assurons une bonne partie de la formation, l’Iraqi Counter Terrorism Service(ICTS). Certains d’entre vous ont pu rencontrer nos formateurs à Bagdad, qui font un très bon travail. L’ICTS a joué un rôle déterminant pour la libération de cette ville, non loin de Bagdad, qui fut la première prise par Daech, il y a deux ans : c’est dire son importance symbolique.

À Qayyarah, à moins de soixante kilomètres de Mossoul, c’est l’ensemble de la rive ouest qui est tombé, la semaine dernière, sans réelle résistance de Daech. C’est très important, puisque s’y trouve une base aérienne, reprise du même coup. En ce moment même, les combats se cristallisent sur les points de franchissement du Tigre. Cette victoire a été acquise, elle aussi, par les forces irakiennes.

Dans la province d’Al-Anbar, Daech a perdu le contrôle de la région d’Al-Dulab, sa dernière emprise au sud de l’Euphrate. Avec une rapidité que l’on n’imaginait peut-être pas, la présence de Daech sur le territoire irakien se réduit, sous l’action combinée des forces irakiennes et des forces kurdes du Gouvernement régional du Kurdistan d’Irak (GRK). J’avais eu l’occasion d’évoquer des victoires antérieures lors de mes précédentes auditions, mais, depuis celles-ci, au début du mois de juillet, le mouvement s’accélère.

Parallèlement, Daech recule également du côté syrien, notamment à Manbij. J’avais eu l’occasion, très en amont, de souligner l’importance de ce lieu, entre la Syrie et la Turquie, pour le contrôle des flux. Si Manbij tombe et que l’ensemble de la zone est libéré, un contrôle beaucoup plus strict sera possible sur ce qui peut être un espace de porosité majeur ; en zone kurde, il est beaucoup plus difficile de passer, nonobstant les caractéristiques géophysiques du territoire. Manbij est un nœud essentiel. Le rapport de force y est certes moins avantageux pour les forces démocratiques syriennes, composées de Kurdes et de leurs alliés arabes, qu’il ne l’est pour les Irakiens à Falloujah, mais, l’étau se resserre sur les combattants de Daech, encerclés vers le centre-ville. Selon les informations les plus sûres que nous ayons aujourd’hui, 1 500 combattants de Daech auraient déjà été tués dans cette offensive, et les forces concernées sont à 500 ou 600 mètres du centre. Tout nous laisse à penser que Manbij va tomber.

Si, sur le plan militaire, la situation évolue plus positivement que ce que nous prévoyions, il n’en est pas de même au niveau politique où les avancées sont beaucoup plus limitées. La fragilité politique du gouvernement de M. al-Abadi nous inquiète, et la situation sécuritaire reste dégradée à Bagdad : les attentats sont quotidiens, et ce sont des attentats majeurs – nous l’avons vu la semaine dernière. Le gouvernement irakien est soumis à de nombreuses pressions, qu’il s’agisse des manifestations d’ampleur des partisans chiites de Moqtada al-Sadr, des pressions iraniennes ou même des dissensions au sein des partis kurdes. Nous pensons néanmoins, comme l’ensemble de la communauté internationale, qu’il faut soutenir les réformes entreprises et l’action du Premier ministre al-Abadi. Seule l’instauration d’un État stable et inclusif dans lequel les minorités – sunnite, kurde, chrétienne, yézidie ou autres – trouveront leur place pourra empêcher, sur le long terme, la résurgence de Daech dans la région.

La situation politique est encore plus compliquée en Syrie. Les conditions d’une reprise du dialogue à Genève sont encore loin d’être réunies, même si nous pouvons voir un petit signe dans la reprise d’un dialogue, y compris sur les aspects technico-militaires, entre la Russie et les États-Unis. Cela pourrait permettre d’amorcer un processus visant à frapper plus fort les groupes terroristes et à autoriser des mesures humanitaires significatives.

Venons-en maintenant aux actions décidées par les membres de la coalition. Nous avons arrêté le principe d’un plan de bataille pour passer à une étape décisive de la lutte contre Daech au Levant. L’essentiel de la réunion de Washington a donc porté sur la mobilisation de moyens supplémentaires pour accélérer la chute de Daech et sur l’accompagnement de cette action.

L’accélération du mouvement repose sur quatre éléments : un élément militaire, sur lequel je m’arrêterai plus longuement, mais aussi un élément humanitaire, un élément politique et un élément de reconstruction. Le plan d’action sur la dernière phase de l’opération reprend ces quatre parties. Il faut que l’action menée comporte une dimension humanitaire, singulièrement à Mossoul. Plus de la moitié des deux millions d’habitants ont quitté la ville, mais il en reste encore un million. Les combats entraîneront inévitablement des déplacements et affecteront les ressources déjà très faibles de la population. Il a donc été décidé de mettre en œuvre un plan humanitaire d’accompagnement de l’action militaire. Sur le plan politique, la question centrale est celle des forces à mobiliser pour libérer la ville : il faut en particulier éviter que des milices chiites n’entrent dans cette ville principalement sunnite pour s’y livrer à des exactions et veiller à ce que les populations minoritaires soient respectées. Il faut savoir que dans cette grande ville, une partie de la population est kurde, une autre chrétienne, une autre yézidie ; la majorité est sunnite, mais il y a aussi une petite minorité chiite. L’ensemble de ces données doit être pris en compte pour qu’un plan humanitaire accompagne l’action entreprise mais aussi pour que les forces amenées à libérer la ville et celles amenées, ensuite, à la gérer soient acceptées par la population. Je pense que nous avons obtenu toutes les garanties sur le fait qu’il n’y aurait pas de milice chiite – la police locale sera chargée de la sécurité – et sur le respect des minorités, notamment chrétienne et kurde. La partie reconstruction enfin pourra être l’occasion de mobiliser les partenaires les moins engagés sur le plan militaire ; c’est le message qui a été délivré à la réunion de vendredi, en présence des ministres des Affaires étrangères.

La plus grande partie des membres de la coalition ont décidé de renforcer leurs moyens d’action et leur présence en Irak, que ce soient les Britanniques avec le doublement de leurs effectifs, les Norvégiens avec une action contre les mines ou nos partenaires danois, néerlandais et italiens. En la matière, les déclarations sont généralement suivies d’effets et notre présence sur le terrain sera significativement renforcée pour cette phase essentielle.

Pour sa part, la France a pris quatre décisions.

Premièrement, notre porte-avions sera déployé de la fin du mois de septembre à la fin du mois d’octobre. Il permettra de doubler notre capacité de frappe aérienne, déjà très significative, et de disposer de capacités supplémentaires dans le domaine du renseignement.

Deuxièmement, à la demande du gouvernement irakien, le Président de la République a décidé d’autoriser un appui et un soutien accru aux forces irakiennes qui progresseront vers Mossoul, avec la mise en place d’un groupement tactique d’artillerie, basé sur la base aérienne de Qayyarah. Cela offrira un appui à la progression des forces irakiennes à soixante ou quatre-vingts kilomètres de Mossoul et contribuera à la manœuvre d’encerclement de Mossoul. La présence de ce groupement tactique d’artillerie permettra aussi d’assurer la sécurité de la base. Il est bien évident pour tout le monde – mais redisons-le plutôt dix fois qu’une – que la reprise du territoire irakien et des villes comme Mossoul ne peut être l’affaire que des forces irakiennes – forces kurdes incluses. En aucun cas, nous ne participerons aux initiatives d’action directe sur Mossoul. Ce dispositif complétera un autre dispositif de pièces d’artillerie, déjà engagé en Irak. Il s’agira, pour notre part, d’ajouter quatre pièces d’artillerie à celles déjà engagées en Irak, toujours pour appuyer l’initiative des forces armées irakiennes et kurdes qui auront la responsabilité de reprendre la ville de Mossoul.

Troisièmement, nous allons remplacer l’ensemble des Mirage 2000 par des Rafale. Ainsi, le nombre de chasseurs sur le théâtre baissera de quatorze à douze, mais la capacité de frappe sera renforcée, puisque les capacités d’emport des Rafales sont nettement supérieures à celles des Mirage 2000. Rappelons que nous avons effectué 770 frappes depuis le début de notre présence sur la zone, c’est-à-dire depuis le mois de septembre 2014, y compris avec des missiles de croisière de type SCALP-EG (Système de croisière conventionnel autonome à longue portée – Emploi général).

Quatrièmement, nous renforcerons nos capacités de renseignement afin que l’information des forces qui seront amenées à reprendre le territoire de Mossoul soit améliorée.

Il est toujours un peu difficile de préciser un calendrier, mais ce plan reprend exactement le dispositif qui m’avait été présenté, lorsque je me suis rendu, au mois d’avril dernier, à Bagdad et à Erbil. Simplement, il a mûri et comporte de nouveaux volets, et, avec les chutes de Qayyarah et de Falloujah, les choses sont allées plus vite qu’on ne l’imaginait. Ce dispositif peut donc se mettre en place relativement rapidement, mais je ne suis pas en mesure de vous donner une date précise : qui dit manœuvre d’encerclement dit positionnement des différents acteurs sur un certain nombre de sites avant d’attaquer la ville de Mossoul proprement dite.

En Syrie, la stratégie consiste à isoler Raqqa par le nord, en privant Daech de la zone de Manbij, et donc de son accès à la frontière, mais aussi, par le sud, à partir de la frontière irakienne, à Abu Kamal. L’objectif est bien sûr de reprendre la ville, et les deux actions doivent être articulées, mais je ne peux, à cet instant, vous dire qu’elles seront concomitantes. En l’absence de forces significatives suffisamment disponibles à ce stade, la situation est moins simple en Syrie qu’en Irak. Falloujah a été prise par une force de 50 000 hommes ; les Kurdes et les Arabes qui attaquent Manbij sont moins de 5 000… Et il faudrait un effectif d’environ 10 000 personnes pour reprendre Raqqa, l’idée étant de renforcer des forces arabes de ce secteur en complément des forces kurdes, mais nous n’y sommes pas encore. Tout nous laisse cependant à penser que nous pourrons atteindre cet objectif au cours des prochaines semaines, d’autant la victoire pourrait intervenir rapidement à Manbij.

J’ai fait allusion tout à l’heure aux relations entre la Russie et les États-Unis dans la zone. Leurs discussions pourraient se résumer de la manière suivante : la préoccupation des Russes est Jabhat al-Nosra, qui n’est pas Daech, mais qui combat Daech. Ce n’est pas non plus Al-Qaïda, mais ce sont aussi des terroristes. Aussi les Russes s’inquiètent-ils de la solidité de ce groupe, qui va croissant à mesure que Daech rencontre des difficultés. Un partenariat potentiel pourrait se dessiner, on identifie avec les Russes les limites, le pourtour, la localisation des groupes liés à Jabhat al-Nosra, on en sépare les groupes qui combattent vraiment Daech, et qui récemment ont eux-mêmes été l’objet de l’action combinée des Russes et des forces armées syriennes, et on frappe, éventuellement ensemble, Jabhat al-Nosra ; en contrepartie, les forces syriennes renonceraient à leur aviation pendant l’ensemble de ces opérations. Voilà où nous en sommes à l’heure actuelle. Les chances de succès d’un tel processus sont aléatoires, mais le concept a le mérite d’exister et il pourrait amener à une forme de stabilisation humanitaire et à la reprise de discussions à Genève ; mais, à l’heure où je vous parle, on ne peut pas dire qu’il soit concrétisé. Voilà toutes les informations dont je dispose à propos de l’action contre Daech en Syrie.

Mon sentiment est que la stratégie des Forces armées et de sécurité syriennes (FASS) de Bachar el-Assad n’est pas d’aller attaquer Raqqa. L’appui russe ne suffirait pas, le site est éloigné, il faudrait un soutien aérien à plus long rayon d’action. Nous avions pu l’envisager lorsque ces forces ont repris Palmyre, mais la question ne me paraît plus à l’ordre du jour. Le sujet principal, c’est la discussion dont je viens de vous parler.

Quelques mots, maintenant, sur la Libye, notamment pour répondre au président Raffarin. Nous menons – heureusement – des actions de renseignement. Hélas, trois membres de nos services y ont laissé la vie. Il s’agissait une mission d’identification de cibles, qui a dû être rendue publique du fait de la mort de ces trois sous-officiers, auxquels je rends hommage. Je ne peux pas en dire davantage, mais je suis disponible pour la délégation parlementaire au renseignement, seule habilitée à entendre mes propos sur ce point pour en parler.

Cela m’amène à la question des dommages collatéraux à Manbij, évoqués vendredi dernier par l’Observatoire syrien des droits de l’homme. Il est notamment question de pertes civiles, dont le nombre a varié au fil des déclarations. La coalition est extrêmement vigilante sur le risque de dégâts collatéraux de ses frappes. Il y a plutôt trois contrôles que deux. Un jour où je m’étais rendu à H5, cette base française en Jordanie que certains d’entre vous ont pu visiter, les pilotes me montraient des photographies de files de camions qui attendaient d’être remplis d’essence pour aller la vendre ailleurs et procurer des ressources à Daech. Ils m’interrogeaient : « Comment se fait-il que nous n’ayons pas le droit de les frapper ? » La raison était qu’avec les camionneurs nous risquions de causer des pertes civiles. La vigilance est donc de rigueur. Aujourd’hui, nous envoyons des tracts pour prévenir de nos frappes – mais nous frappons. La vigilance sur les risques collatéraux demeure.

Par ailleurs, nous pouvons toujours décider de ne pas participer si nous estimons que les risques de dommages collatéraux sont trop importants ou insuffisamment évalués. L’Observatoire syrien des droits de l’homme publie régulièrement des informations. Leur fiabilité est parfois aléatoire. Quoi qu’il en soit, le ministre américain a demandé une enquête sur cette affaire, dont les conclusions seront rendues publiques.

En Libye, notre objectif n’a pas changé. Il existe un Gouvernement reconnu par la communauté internationale et dirigé par M. Sarraj ; il importe que ce Gouvernement soit respecté et fédère autour de lui l’ensemble des forces politiques mais également militaires, et que les milices, entre autres celle de Misrata qui a attaqué Syrte par l’ouest il y a peu, et l’armée nationale libyenne du général Haftar, se retrouvent sous une autorité politique et militaire unique autour de M. Sarraj. Toutes les forces qui luttent en Libye contre Daech doivent intégrer cette donnée, car c’est l’intérêt de la Libye et une nécessité pour le gouvernement d’union nationale.

Misrata a attaqué Syrte, mais Daech résiste. Les troupes liées au général Haftar ont attaqué Benghazi, qui tombera vraisemblablement. Les groupes alliés à Daech ou authentifiés Daech s’éparpillent quelque peu vers le sud, ce qui pose d’autres problèmes. Il importe que l’action militaire se poursuive pour sortir Daech de Syrte, qui y dispose d’environ 3 000 combattants.

On peut espérer que l’opération Sophia décidée par l’Union européenne et aujourd’hui en cours de constitution, après avoir été validée par le Conseil de sécurité, et dont la vocation est de faire respecter l’embargo sur les armes, mettra un terme à ce trafic. Nous attendons du président Sarraj qu’il prenne les initiatives nécessaires. S’il a besoin d’aide, qu’il s’adresse à ceux qui peuvent l’aider.

Nous tâchons de faire pression sur ceux qui peuvent avoir de l’influence sur les uns et les autres en vue de rendre possible une véritable chaîne de commandement dans la lutte contre Daech. À cette heure, nous n’y sommes pas encore.

Quelques mots sur les opérations intérieures. Nous avons été conduits, à la demande du Président de la République, à maintenir après les attentats de Nice le niveau maximum de la force Sentinelle, c’est-à-dire à mobiliser 10 000 hommes pendant la période estivale, en équilibrant les efforts entre Paris et la province et en privilégiant davantage les modes d’action dynamiques et visibles, avec une priorité au contrôle des flux – en particulier le soutien au contrôle des frontières –, aux grands rassemblements estivaux et au contrôle des voyageurs. À l’heure où je vous parle, 6 000 militaires sont engagés dans des missions de protection en province, en raison des migrations estivales, et 4 000 à Paris. Les réquisitions effectuées par les préfets couvrent 1 500 sites et une cinquantaine de grandes manifestations estivales.

Ce maintien des effectifs à 10 000 hommes est engagé jusqu’à la fin du mois d’août. Cela représente des contraintes lourdes : nombre de ces militaires ont dû renoncer à leurs permissions ou ont même été rappelés de permission. Ils les prendront, mais plus tard. J’en ai rencontré quelques-uns depuis lors ; le moral tient bon, en raison de l’urgence et de la nécessité de préserver l’intégrité de notre territoire. Mais ils méritent de la considération, car tout s’est passé sans que personne ne rechigne, Mais ce dispositif ne peut aller au-delà de la fin du mois d’août parce que cela nous ferait entrer dans un cycle différent et cela risquerait de pénaliser notre préparation opérationnelle globale.

Les choses ont changé depuis les attentats de 2015. Nos forces armées, dans le cadre de l’opération Sentinelle, sont de plus en plus orientées vers des actions mobiles qui correspondent à leurs savoir-faire, notamment dans le contrôle des flux et le contrôle de certaines zones sensibles. À toute chose malheur est bon : c’est là une évolution tout à fait positive, et qui doit se poursuivre.

Nous avons décidé de leur accorder des encouragements financiers supplémentaires, en particulier de doubler la prime d’alerte opérationnelle. Nos soldats ne le savent pas encore, mais ils l’apprendront dans les jours qui viennent. Ils méritent cette compensation en raison de l’ampleur de la contrainte qui leur est imposée.

Un rapport pertinent a été rédigé par les sénateurs Gisèle Jourda et Jean-Marie Bockel sur les réserves. Mon objectif, que j’ai déjà évoqué à plusieurs reprises devant vous, est de passer de 28 000 à 40 000 réservistes en 2019. Nous en sommes à 30 000. Actuellement, 700 réservistes sont engagés sur le territoire national chaque jour. Vous me direz que c’est plus facile en période estivale ; c’est vrai, mais ils sont tout de même là. Ce mouvement de renforcement de la réserve recueille un fort assentiment national. La demande est forte. L’intégration se fait progressivement au sein des régiments concernés. C’est un travail de longue haleine, mais la procédure est très opportune. Les conclusions du rapport me paraissent souhaitables. Mais nous ne recrutons pas des réservistes uniquement pour servir dans l’opération Sentinelle : ce sont des soldats pleins et entiers, qui peuvent partir aussi en opérations extérieures, Barkhane ou autre, ce qui nécessite une formation en conséquence. Ce n’est pas le même concept que la réserve opérationnelle de la gendarmerie, dont les missions n’ont pas le même périmètre. Il nous faudra donc veiller à la bonne articulation de la réserve des armées et de la réserve opérationnelle de la gendarmerie. Le travail des députés Marianne Dubois et Joachim Pueyo m’aide également à mettre ce mouvement en œuvre. Tout se passe dans un bon état d’esprit et je souhaite que cela continue ainsi.

M. Philippe Vitel, député. Merci, Monsieur le ministre, pour cet exposé de très grande qualité qui nous ouvre les yeux sur bien des points : vous avez par avance répondu à nombre de nos interrogations.

En ce qui concerne la Libye, j’ai bien compris qu’il y a des questions que l’on ne peut poser. Cependant, je reprendrai une réflexion de Gilbert Le Bris, lors de votre dernière intervention devant nous, à propos de la Cyrénaïque, ce secteur pétrolier susceptible de fournir de grandes richesses à Daech. En regardant votre carte, je vois que les troupes combattant Daech dans le nord de la Cyrénaïque sont exclusivement celles de l’ANL du général Haftar. Comment se fait-il que les forces de M. Sarraj ne soient pas présentes dans une région aussi stratégique ? Cela montre bien l’importance que conservent l’ANL et le général Haftar dans la lutte contre Daech en Syrie, nonobstant les rivalités locales entre ces différents courants.

S’agissant de la Turquie, nous avons eu l’occasion d’évoquer l’ambiguïté de ce pays dans les combats que nous menons. S’y ajoutent aujourd’hui des problèmes majeurs de politique intérieure, avec une tentative de coup d’État militaire qui n’a fait que renforcer le totalitarisme – n’ayons pas peur des mots – du président Erdogan. La Turquie tient une place très importante dans le dispositif de l’OTAN. Les députés membres de l’assemblée parlementaire de l’OTAN se posent la question. La prochaine séance plénière de cette assemblée doit justement se tenir à Istanbul en novembre. Nous sommes dans l’expectative.

M. Christian Cambon, sénateur. Merci, Monsieur le ministre, pour votre exposé très technique et très complet. Je voudrais faire un constat et poser deux questions.

Le constat, c’est que la France est malheureusement devenue une cible privilégiée des terroristes, et même la cible numéro un, si l’on se livre à une comptabilité macabre ; dans l’opinion publique nombre de gens se demandent si les efforts militaires que vous venez de décrire ne contribuent pas à nous surexposer vis-à-vis des terroristes, qui font de notre pays la première cible de leur vengeance.

Qui plus est, en entendant le Premier ministre annoncer de nouveaux attentats et de nouvelles victimes, on peut se demander si c’est le rôle du Gouvernement que de se faire l’oiseau de mauvais augure. Au-delà, le président Raffarin a évoqué une situation qui dure depuis plusieurs années : les États-Unis se sont désengagés d’Irak, d’Afghanistan, et se battent avec des moyens assez différents des nôtres. Ne sommes-nous pas en train de devenir le gendarme auxiliaire de l’univers ? Ne sommes-nous pas, du fait de la quantité de bombes que nous larguons et des forces que nous envoyons, emmenés dans une glissade que nous ne maîtrisons plus ? Vous dites que nous ne sommes toujours pas engagés dans les combats terrestres, mais nous envoyons des conseillers militaires pour servir des canons de grande portée. Cette stratégie, qui consiste, pour reprendre vos propres termes, à « frapper au cœur », ne conduira-t-elle pas en retour la France à être elle-même de plus en plus frappée au cœur ?

Je perçois un décrochage dans l’opinion. Par rapport à la période du lancement, dans l’unité nationale, de l’opération Barkhane en Afrique, nombre de nos concitoyens commencent à se demander si la mise en œuvre d’autant de moyens ne va pas nous exposer à la triste compensation de cet engagement, autrement dit à de plus en plus d’attentats. La journée d’aujourd’hui ne fera qu’amplifier les choses. Une tout autre perception est en train de se faire jour dans l’opinion française.

La France mène cet engagement très courageusement, sous ses couleurs, avec son porte-avions et ses régiments, et il faut leur en rendre hommage. Or, de leur côté, les États-Unis recourent quant à eux de plus en plus à des milices privées, à des armées de mercenaires. Tout le monde a entendu parler d’Academi, l’ancienne Blackwater et de ces anciens combattants américains rémunérés par le privé. Cela produit une sorte de dilution de l’image de l’engagement américain, avec des gens venant de nulle part mais qui malgré tout préservent les intérêts américains, tandis que nous sommes quant à nous plus visibles, et du coup plus exposés en termes médiatiques. Cela n’est-il pas un élément pouvant poser problème ?

Enfin, des évaluations sont-elles conduites sur les bombardements ? Les chiffres sont considérables : 15 000 sorties de la coalition, dont une part significative de frappes de la France. Disposez-vous d’évaluations pour que vous-même et les chefs militaires qui vous entourent soyez dirigés dans vos décisions ? Au lendemain de l’attentat de Nice, le Président de la République a évoqué l’intervention de l’artillerie ; vous l’avez confirmée. Est-ce avec des canons de longue portée que l’on va attaquer Mossoul ? Nous savons que le bouclier humain est une stratégie communément utilisée par nos adversaires. Certains de nos partenaires européens ont critiqué l’intervention en Libye, estimant que la France risquait de gêner l’effort de réconciliation. Notre Commission des affaires étrangères a entendu l’ambassadeur de France dire lui-même qu’il ne fallait traiter en aucun cas avec le général Haftar ; visiblement, les points de vue divergent d’un ministère à l’autre… Et nous avons perdu trois sous-officiers, vraisemblablement victimes non d’un accident mais d’un tir de missile.

M. Nicolas Bays, député. – L’opération Sentinelle a plusieurs fois été contestée. D’abord statique, elle est devenue mobile. Puis s’est posée la question du pouvoir des militaires sur le terrain. Je reviens d’une mission auprès de nos gendarmes en Guyane. Afin de rendre plus efficace l’intervention des militaires dans l’opération Harpie, toutes les missions sont mixtes, avec la présence d’un officier ou d’un agent de police judiciaire permettant des contrôles d’identité ou des fouilles. Ne peut-on faire évoluer l’opération Sentinelle sur des missions mixtes de ce type ?

M. le ministre. Merci, tout d’abord, de la franchise de vos interventions ; c’est bien ce que doit permettre ce type de rencontre à huis clos. Nous avons ainsi toute liberté de dire ce que nous pensons les uns et les autres. Et vos questions sont tout à fait opportunes.

Je remarque au passage qu’il faut que M. Vitel parle avec M. Cambon, car leurs appréciations de la situation en Libye ne sont pas les mêmes ; cela prouve à quel point la situation est complexe…

J’aurais peut-être l’occasion de m’en expliquer devant la délégation parlementaire au renseignement, si elle souhaite me convoquer, mais je peux vous dire ici des choses qui tombent sous le sens : notre mission, en Libye, consiste à recueillir le maximum de renseignements, par différents moyens. Des moyens aériens, mais d’autres aussi. Et les missions de nos unités, surtout dans les zones extrêmement sensibles, peuvent parfois malheureusement donner lieu à des drames.

Nous avons toujours dit qu’il fallait que le Gouvernement de M. Sarraj soit respecté, consolidé. Nous sommes même allés plus loin : le général Haftar entretenant, chacun le sait, des relations étroites avec l’Égypte et les Émirats arabes unis, j’ai moi-même pris l’initiative de demander au président Sissi et au prince héritier des Émirats Mohammed ben Zayed de suggérer au général Haftar de parler avec M. Sarraj. Des réunions ont eu lieu entre les présidents Sissi et Sarraj. C’est de l’intérêt de tout le monde. Cela ne va pas sans difficulté : l’envoyé spécial des Nations Unies, M. Kobler, fait de son mieux pour que cela s’arrange bien.

Reste que, en tant que ministre de la Défense de la France, j’ai un ennemi : Daech. Je vais le dire avec brutalité : c’est pour moi la première constatation et la première obligation. Et quand Daech est à Benghazi, et encore un peu à Derna, il est tout près. Et lorsque j’apprends que des mouvements sont signalés venant du Levant vers la Libye, je considère que l’on ne peut pas laisser se développer là un nouveau cancer. Il faut être exigeant auprès de nos partenaires, faire du renseignement, demander à Sarraj, reconnu au plan international et qui a eu le courage de s’installer à Tripoli, de prendre les initiatives nécessaires.

S’agissant de la Turquie, la base d’Incirlik a été rouverte très rapidement après le coup d’État. Aux yeux du ministre de la Défense en tout cas, la Turquie est aussi une victime de Daech, les événements récents l’ont montré de manière dramatique. Je serais en outre tenté de vous répondre, en laissant de côté les considérations sur la personnalité de M. Erdogan, que la Turquie est un partenaire obligé. La vérité, c’est qu’il est nécessaire pour nous d’avoir ce pays comme partenaire, ne serait-ce que pour régler ce problème de la partie poreuse de la frontière. Autant donc que cela se passe le mieux possible. Sans coopération avec la Turquie, nous risquons, après avoir pris Mossoul, de connaître des complications. Mon sujet, là encore, en tant que ministre de la Défense, ma première priorité, c’est Daech. C’est le seul ennemi qui nous frappe, qui nous tue ; en tant que ministre de la Défense, je m’emploie à faire en sorte qu’il ne nous frappe plus. Il faut donc trouver le modus vivendi nécessaire avec la Turquie, qui a été la cible d’attentats.

Monsieur Cambon, je comprends votre point de vue. Mais la liste des pays victimes d’attentats de Daech devient impressionnante : Arabie saoudite, Turquie, Belgique, Indonésie, Australie, Bangladesh, Allemagne, Russie, Égypte, Tunisie… La France est visée, certes. Mais dans la période que nous traversons, tout le monde est visé, quel que soit le niveau d’implication dans le combat contre Daech au Levant. Et rappelons que la première action terroriste que nous avons connue, celle conduite par Mehdi Nemmouche, a eu lieu bien avant que nous n’intervenions au Levant.

Nous savons que c’est dans cette région, à Raqqa, Mossoul ou Deir ez-Zor, que sont organisées l’ensemble des actions menées sur d’autres territoires. Si les trente-cinq membres de la coalition sont aussi déterminés à agir – j’ai moi-même été surpris à Washington de la solidité de leur engagement –, c’est bien qu’ils ont pris conscience que l’incubateur diffuse partout. Il ne s’agit plus seulement de la préparation de commandos mais d’une diffusion idéologique à même de susciter des actes individuels partout dans le monde ; et tout part du même endroit. C’est pourquoi je maintiens qu’il faut frapper au centre. Cela ne suffira pas, mais c’est une condition obligatoire : lorsqu’il n’y a plus de diffuseur, tout va nettement mieux. Il faudra bien sûr veiller à ce que d’autres, à l’instar de Jabhat al-Nosra, ne prennent pas le relais une fois que nous aurons vaincu Daech militairement, mais lorsque nous aurons repris Raqqa et Mossoul certaines actions ne pourront plus se produire, car c’est de là que proviennent tous les appels au meurtre sur notre territoire.

Je ne partage pas votre avis sur le désengagement des États-Unis. Au total, 5 000 soldats américains sont présents en Irak, en comptant les forces spéciales, et il ne s’agit pas de proxies ou d’agents de soutien. Je ne considère donc pas que les États-Unis se soient désengagés. Et quelle allure aurions-nous si notre pays, considéré comme la principale victime, confiait son propre sort aux États-Unis ? Nous sommes présents, et nous avons une totale liberté d’action : chaque frappe, je le précise, est de notre décision et ce sera également le cas avec les batteries d’artillerie que nous allons déployer sur site. Nous sommes loin d’être seuls : rapporté à la taille du pays, l’engagement de la Belgique, du Danemark, des Pays-Bas n’a rien de négligeable. Ils ont eux aussi engagé des avions, et ils frappent.

S’agissant du nombre de victimes des frappes de la coalition, nous ne disposons que d’évaluations qui ne peuvent être qu’aléatoires : lorsqu’on tape dans un pick-up, par exemple, on ne sait pas combien de personnes sont à l’intérieur : trois, quatre ou une seule ? On a tendance à dire quatre… Quoi qu’il en soit, nos frappes ont à l’évidence permis une réduction des capacités d’action de Daech ; ce n’est pas un hasard si Daech recule, et ce plus vite que prévu. On met souvent en avant les foreign fighters tués ; nous en sommes à environ 190 morts français.

Monsieur Bays, nous ne sommes pas dans le même contexte qu’en Guyane, où le système mis en place pour Harpie peut tout à fait se justifier. Je suis favorable à l’autonomie des patrouilles de nos armées, plutôt qu’à une mixité des patrouilles, car nous avons des compétences spécifiques et bien identifiées. Ajouter un officier de police judiciaire à nos patrouilles à trois compliquerait les choses, en particulier au niveau du commandement. Si la compétence d’un officier de police judiciaire est requise, nous avons maintenant un dispositif tout à fait efficace, Auxilium, qui permet une relation directe avec un officier de police judiciaire de proximité qui peut immédiatement venir constater un fait échappant à la compétence de la patrouille concernée. Et ce sera d’autant plus le cas que nous allons renforcer la mobilité.

M. Jean-Marie Bockel, sénateur. Je reviens sur les forces intérieures car tout se tient dans cette bataille contre l’ennemi, et votre petit livre Qui est l’ennemi ? est à cet égard très clair. Je vous remercie d’avoir salué notre travail, qu’il s’agisse de celui réalisé par Gisèle Jourda et moi-même ou de celui de nos collègues députés. Nous avons, en discussion avec les militaires et les membres de votre cabinet, tenté de faire des propositions qui concourent à la clarté. La montée en puissance de notre outil militaire, active et réserve, est une démarche militaire. Le meilleur moyen d’éviter les troubles graves auxquels nous risquons d’être confrontés est d’être prêt à y faire face et de préparer tous les moyens – y compris les moyens militaires – à cette fin. Nous serons reçus par le Président de la République jeudi matin pour parler de notre travail ; je suppose qu’il en sera de même pour nos collègues députés. Le message que nous ferons passer est un message de clarté afin que cette montée en puissance de la réserve soit comprise et soit une réussite. Cela n’interdit pas l’engagement volontaire, qui a tout son intérêt sur le plan civique, ni des coordinations entre les différents services. Mais dans ce moment où notre outil de défense est au taquet, votre message de clarté sur la montée en puissance de la réserve militaire, qu’il s’agisse des missions, de la formation et du professionnalisme requis, est essentiel.

M. le ministre. Je préfère être clair dans le huis clos, car c’est ainsi que je conçois le dialogue démocratique. Nous pouvons avoir des désaccords mais il faut que les positions soient claires. Si l’on reste dans le gris, cela ne marche jamais…

M. Christophe Guilloteau, député. L’exercice de clarté me va bien, Monsieur le ministre ; je regrette seulement que ceux qui s’expriment sur les ondes, les « sachants » qui parlent pour ne rien dire, ne soient pas là aujourd’hui : ils auraient l’occasion d’entendre vos réponses, et d’améliorer leur savoir…

Vous avez indiqué que la France allait mettre à disposition de l’artillerie. De quels modèles d’artillerie s’agit-il ? Où ce matériel sera-t-il prélevé ? Où sera-t-il disposé ? Des gens à nous assureront-ils sa mise en service ?

J’étais il y a quelques jours à H5 et j’ai pu mesurer l’effort de vigilance dont vous avez parlé : j’ai assisté à un changement de cible au dernier moment du fait que trop de voitures passaient. Ce dispositif, en place depuis 2014, a-t-il évolué ? Les Mirage vont bientôt rentrer pour laisser place aux Rafale. À vous entendre, il reste encore beaucoup à faire et nous sommes là-bas pour longtemps. Notre présence va-t-elle encore monter en puissance ?

M. Frédéric Lefebvre, député. J’ai apprécié, Monsieur le ministre, que dans notre lutte contre le mouvement que vous avez désigné comme notre ennemi, Daech, vous ayez lié lutte à l’intérieur et à l’extérieur de nos frontières. À l’extérieur, votre mission est, vous l’avez dit, de combattre l’ennemi en son cœur. À l’intérieur, nous devrions, ensemble, définir d’autres types de déploiement et d’autres réponses que la seule opération Sentinelle.

Je vous ferai part d’une inquiétude, suivie d’une proposition.

Je suis inquiet de voir l’unité nationale vaciller, et cette évolution ne devrait pas s’arranger au cours des mois qui viennent : les échéances électorales approchant, le réflexe d’unité nationale est mis à mal dans le débat public. On sait pourtant combien cela peut affaiblir nos armées, nos militaires, nos forces de sécurité et même nos institutions, alors que Daech, symbole du terrorisme dans le monde, ne cherche en nous frappant qu’à provoquer la division dans les démocraties. Comme je le fais de manière répétitive depuis des mois, je redis qu’en ces circonstances une réponse unitaire et le sang-froid sont indispensables.

Dans cet état d’esprit, je ferai une proposition qui n’est nullement une critique de l’action du Gouvernement en cette matière mais une forme d’autocritique de la réponse qu’apporte notre démocratie depuis des années. Ainsi, l’opération Sentinelle donne parfois le sentiment d’être en extrême décalage avec l’enjeu ; cette force éprouve des difficultés grandissantes à remplir sa mission première, qui est de rassurer la population. Pour vous en être entretenu avec certains de ceux qui sont mobilisés dans ce cadre, vous savez qu’ils ont l’impression d’être requis à des fins de communication en direction de la population et, malheureusement, insuffisamment à des fins opérationnelles.

La France, comme les autres démocraties, s’est pourtant dotée de règles spécifiques qui peuvent s’appliquer en l’espèce, qu’il s’agisse des dispositions des livres IV et IV bis du code pénal ou de celles du code de la défense, mais nous n’osons pas les utiliser. Le président de la République avait engagé une révision constitutionnelle dont j’avais, à l’époque, salué l’objet. Elle s’inspirait du reste des recommandations faites par M. Édouard Balladur après qu’il avait été consulté par le précédent chef de l’État. Il me paraissait opportun de revoir les procédures constitutionnelles relatives à l’état d’urgence et à l’état de siège. Malheureusement, et nous devons collectivement en assumer la responsabilité, le piteux débat sur la déchéance de nationalité a empêché que ce travail aille à son terme, et l’on rend compte aujourd’hui à quel point il est difficile. Je souhaite que nous réfléchissions ensemble à renforcer significativement votre rôle, Monsieur le ministre, et celui des autorités militaires dans certains cas bien identifiés afin de mieux répondre à la menace.

J’emploie ce mot à dessein, puisque les livres IV et IV bis du code pénal concernent respectivement « les crimes et délits contre la nation, l’État et la paix publique » et « les crimes et des délits de guerre ». On a basculé du risque à la menace ; quand on emploie le terme de « guerre », il devient indispensable de déployer, dans l’unité, de nouvelles stratégies adaptées à la menace qui pèse sur notre population et notre territoire.

M. Éric Straumann, député. Dans ce qui a trait à l’harmonisation du traitement des « combattants étrangers », ce qui concerne leur retour m’intéresse particulièrement. On a appris que l’un des auteurs de l’attentat qui a eu lieu ce matin, parti faire le djihad, aurait été refoulé par les autorités turques et serait revenu en passant par la Suisse ; cela paraît assez étonnant. Quels sont les rapports entre les services de renseignement français et turcs ? Qui se charge de ce genre de personnage ? Sont-ce nos services à l’étranger, ou les choses se traitent-elles entre États ? Il y a manifestement eu là un très grand trou dans les mailles du filet.

M. Michel Voisin, député. La mise en œuvre de drones équipés de missiles a été récemment annoncée ; pouvez-vous nous dire quelques mots de leur doctrine d’emploi ?

L’appel à l’engagement dans la réserve a suscité un fort engouement, mais lorsqu’on nous questionne sur les conditions nécessaires pour s’engager, nous sommes bien en peine de répondre. J’ai ainsi été interrogé par un homme âgé de plus de cinquante ans… J’imagine que l’incorporation ne vaut pas pour lui, mais je n’en sais rien. Si l’on stimule des vocations, il serait nécessaire de préciser qui l’on cherche à recruter.

M. Jacques Gautier, sénateur. Je vous remercie, Monsieur le ministre, pour cette présentation très complète – comme toujours.

Sur le théâtre d’opération, nous faisons du renseignement et de la reconnaissance, nous avons donc deux fers au feu : des hommes de la DGSE et des forces spéciales. J’ai cru comprendre que l’excellente coopération qui prévalait entre ces deux services au sein de la task-force Sabre, au Sahel, ne soit pas du même niveau en Libye ; peut-on améliorer leurs relations ? Je m’étonne par ailleurs que la France ait officiellement fait état de la disparition de trois de ses agents qui auraient par nature dû rester inconnus.

Le Président de la République a annoncé le déploiement de batteries d’artillerie, vraisemblablement des canons CAESAR, sur le théâtre d’opération de Chammal, en Irak, précisant que des conseillers seraient là pour apprendre à l’armée irakienne comment les manier. La portée de ces canons étant de 40 kilomètres, et Chammal et Mossoul étant distants de 60 kilomètres, nos servants seront bien forcés de sortir de la base ; ou alors ils ne serviront pas à grand-chose. Est-ce un effet d’annonce, ou nos hommes iront-ils effectivement un peu plus loin ? La chose ne me pose aucun problème éthique, mais je constate que, de fait, nous sommes présents sur le terrain.

De même, un troisième déploiement du porte-avions Charles-de-Gaulle dans le Golfe arabo-persique a été annoncé. On comprend la portée symbolique de cette décision mais, pour vous avoir accompagné en Jordanie, sur la base H5, nous savons que les deux tiers des frappes sont faites depuis les aéronefs – les Mirage 2000 actuellement, les Rafale demain – stationnés sur cette base plus proche du théâtre d’opération, et non depuis le Golfe en raison des lourdeurs de ravitaillement. Ma question sera directe : au-delà du symbole, était-il nécessaire de déployer le Charles-de-Gaulle ?

M. Christophe Léonard, député. Je vous remercie, Monsieur le ministre, pour cet éclairage. Un débat récurrent se poursuit sur la question de savoir si nous sommes en guerre ; je ne sais, mais force est d’admettre qu’on nous fait la guerre et les frappes se rapprochent sur le sol national. Vous avez affirmé la nécessité de frapper Daech au cœur, et tout le monde semble partager cet objectif. Vous avez expliqué ce qui est en cours, sans préciser le calendrier de mise en œuvre des décisions. Qu’est-ce qui fait défaut dans la coopération internationale et qui empêche d’aller plus vite ? Quelles initiatives pourraient prendre la France comme d’autres pays, pour accélérer et rationaliser le calendrier ?

En France, l’escalade sécuritaire ne me semble pas être une solution ; selon moi, elle mène plutôt à une impasse.

Vous avez indiqué que l’effectif de la force Sentinelle reviendrait, fin août, aux 7 000 hommes prévus dans le contrat opérationnel de protection. C’est ce que mon collègue Olivier Audibert Troin et moi-même, dans le rapport que nous avons déposé le 22 juin dernier en conclusion des travaux d’une mission d’information sur la présence et l’emploi des forces armées sur le territoire national, appelions de nos vœux, mais à la condition de compléter l’engagement de ces forces par deux mesures : accroître la capacité de nos hommes à faire du renseignement, y compris sur le territoire national, et leur permettre de s’entraîner avec les forces de sécurité intérieure. Nous avions aussi recommandé, pour améliorer le moral des troupes, d’octroyer des primes exemptées d’impôt à ces soldats qui nous défendent ; cela nous semblerait préférable au doublement de l’indemnité de sujétion spéciale d’alerte opérationnelle que vous nous avez annoncé.

La force Sentinelle a été redéployée entre Paris et province, notamment dans les communes de villégiature. Nous appelions aussi à une réflexion plus approfondie sur son emploi dans les zones frontalières et rurales – à définir –, également menacées.

Vous avez été beaucoup moins prolixe que le ministre de l’Intérieur sur la réserve opérationnelle. L’objectif validé dans la loi de programmation militaire était de la faire passer de 28 000 à 40 000 hommes en 2019. L’effectif est désormais de 30 000 réservistes, avez-vous indiqué ; comptez-vous lancer un appel à l’engagement citoyen pour provoquer une montée en puissance plus rapide ?

Enfin, plus nos offensives contre Daech en Syrie et en Irak s’intensifieront et plus les foreign fighters occidentaux seront tentés de regagner leurs pays d’origine. Des actions de prévention sont-elles définies pour faire face à la menace que représente le retour sur notre sol de ces gens expérimentés et qui ont connu le feu ?

M. Philippe Nauche, député. Je vous remercie, Monsieur le ministre, d’avoir décrit la situation clairement, comme à l’accoutumée, sans complaisance ni catastrophisme. À chaque fois qu’un événement malheureux se produit en France, et notre pays est fréquemment attaqué, la pression médiatique oblige à une réponse politique dont l’efficacité opérationnelle n’apparaît pas toujours certaine. Ainsi, la décision de faire remonter l’effectif de la force Sentinelle à 10 000 soldats alors que l’on visait le retour aux 7 000 hommes prévus dans le contrat opérationnel de protection est de nature à améliorer le moral de nos concitoyens qui se sentent peut-être protégés, mais n’aurions-nous pas intérêt à diffuser une vision plus pédagogique de l’utilisation de nos troupes, à faire comprendre qu’il faut du temps avant que les moyens supplémentaires alloués aux services de renseignement fassent sentir leurs effets, une fois les agents convenablement formés ? De cela, les médias ne disent mot.

Au Kurdistan, où la France a une place particulière, comment nos forces gèrent-elles la juxtaposition des troupes irakiennes dépendant de Bagdad et des unités kurdes, théoriquement irakiennes mais dont voit à Erbil qu’elles s’organisent de manière autonome ?

Le lieu d’implantation des batteries d’artillerie relève-t-il d’un choix politique ou d’un choix opérationnel ? Comment se fera la coordination entre les servants des canons CAESAR, dont les projectiles montent très haut avant de redescendre, et les objets volants qui ne manquent pas dans le ciel de cette région ?

M. Jean-Pierre Raffarin, président de la commission des Affaires étrangères du Sénat. Ma conviction, Monsieur le ministre, est que l’ampleur de notre action militaire au Levant n’a plus l’évidence qu’elle avait il y a quelques mois ; c’est là une question sur laquelle nous devons travailler. Enfin, est-il vraiment de bonne pratique de publier les décisions prises par le Conseil de défense, d’annoncer haut et fort dans un communiqué public que le Charles-de-Gaulle partira dans un mois et que nous allons livrer des pièces d’artillerie ?

M. le ministre. Les quatre décisions techniques et opérationnelles du Conseil de défense dont je vous ai fait part auraient été prises quoi qu’il arrive, puisque le principe en avait été retenu à Stuttgart, en mai dernier, lors de la réunion des ministres de la défense de la coalition. Je vous ai dit combien j’ai jugé cette réunion utile : il est nécessaire que les ministres de la défense se rencontrent et se parlent et non leurs seuls collaborateurs, aussi talentueux soient-ils, ou les ministres des affaires étrangères. Avec l’autorisation du président de la République, j’ai dit il y a deux mois à mes homologues ce que nous ferions après la prise de Mossoul. Mais il faut se replacer dans le contexte de l’époque : en mai dernier, Falloujah n’était pas tombée, non plus que Qayyarah, et nul ne pensait que cela viendrait si tôt. La décision n’a donc pas été prise en réaction aux événements ; elle était prévue, mais il fallait l’annoncer. C’est ce qui a été fait à l’issue du Conseil de défense, de manière que je me rende à la réunion des ministres des affaires étrangères et de la défense de la coalition internationale de lutte contre Daech à Washington, le 21 juillet, avec un mandat clair. Il faut garder cette chronologie à l’esprit.

M. Gautier et M. Guilloteau m’ont interrogé sur l’implantation de l’artillerie : ces batteries CAESAR sont actuellement prévues pour Qayyarah et il n’y a aucune raison que cela change. Ce choix, Monsieur Nauche, n’est pas politique mais bien opérationnel. La base aérienne de Qayyarah, qui vient d’être reprise, sera reconstruite et contribuera aussi à l’action visant à reprendre Mossoul. Il s’agit, Monsieur Gautier, d’appui au sol pour l’opération, non pour l’attaque de Mossoul proprement dite. Les pièces d’artilleries sont installées pour accompagner, le cas échéant, les forces irakiennes et kurdes quand elles passeront à l’offensive, conformément à la demande du gouvernement irakien. Entre 150 à 180 personnes serviront ces canons avec, je le redis, une autonomie de décision pour les modalités d’action. Je ne doute pas, Monsieur Guilloteau, que les quatre canons CAESAR seront prélevés là où ils sont le plus disponibles, et je laisse ce choix à ceux qui en ont la compétence.

Pourquoi ne pas accélérer le processus, m’a demandé M. Léonard ? Comme je vous l’ai dit, la coalition n’avait pas forcément prévu que l’offensive sur Mossoul serait déclenchée si tôt. Daech recule plus vite qu’on ne le pensait – mais il faut envisager que certains de ses soldats continuent de résister et de commettre des attentats. La prise de la base aérienne de Qayyarah a été un élément très positif et l’opération pourrait commencer aussitôt après qu’elle aura été remise en état, c’est-à-dire assez vite. C’est désormais une question de semaines.

En Syrie, la situation n’est pas la même. La prise de Raqqa est indispensable mais cela suppose de solidifier des forces pour l’heure encore insuffisantes. Raqqa est une ville de 200 000 habitants. Bien sûr, certains ont fui, mais c’est une autre histoire que de reprendre Falloujah, qui ne compte que 50 000 habitants. La coalition va lancer un programme de formation des militaires, dit train & equip, un peu après la prise de Mossoul. Là où le bât blesse sérieusement, c’est que la politique générale, d’une grande complexité, n’évolue pas assez. Mieux vaudrait, bien sûr, que l’on aboutisse parallèlement à un cessez-le-feu et à la reprise du processus de Genève pour la partie occidentale de la Syrie mais, quoi qu’il en soit, la reprise de Raqqa est un objectif essentiel. Parce que l’on a tendance à l’oublier, je joue en cette matière le rôle de veilleur. Il peut paraître plus « simple », plus logique d’attaquer Mossoul, mais c’est bien depuis Raqqa qu’agissent aujourd’hui la majorité des responsables des attaques en Europe occidentale. Il faut donc être très vigilant. Je répète régulièrement – et mon insistance commence d’être prise en compte – qu’il ne suffira pas d’isoler Raqqa une fois Mossoul reprise, mais qu’il faudra l’attaquer aussi ; pour ce faire, il faudra des troupes, et nous ne sommes plus présents en Irak.

Qui vous dit, Monsieur Gautier, que le porte-avions Charles-de-Gaulle sera dans le Golfe ?

M. Jacques Gautier, sénateur. S’il est en Méditerranée orientale, la distance sera encore supérieure !

M. le ministre. Tout dépend de l’endroit où il est stationné. L’intérêt du porte-avions tient justement à sa mobilité.

Sur les relations entre DGSE et forces spéciales, des ajustements sont parfois nécessaires mais les relations sont très efficaces et je leur rends hommage.

Le retour potentiel en Europe des foreign fighters partis se battre aux côtés de Daech pose un grave problème dont je souhaite que les alliés l’abordent franchement, car rien ne serait pire qu’un traitement différencié selon les États occidentaux considérés. C’est une question que l’on mettait de côté, mais nous devons tenter de déterminer une posture commune. Nous ne sommes pas au sol : que fait l’armée irakienne si elle capture quelques-uns de ces individus ici où là ? Que fait le PYG ou que font les Kurdes s’ils capturent un djihadiste français ou suisse ? Ce ne sont pas des prisonniers de guerre. Comment applique-t-on les droits différents des différents États ? Il faut une posture commune. Aussi avons-nous décidé à Washington que les directeurs juridiques des ministères de la défense des pays de la coalition se réuniraient début septembre pour déterminer si une position commune est possible. Ensuite aura lieu une réunion des ministres de la défense, et peut-être aussi des ministres des affaires étrangères. Si l’on ne parvient pas à s’accorder, la France élaborera sa propre position.

Cette question, Monsieur Straumann, n’est pas seulement une affaire de services secrets : il faut aussi définir ce que l’on fait d’eux une fois qu’ils sont capturés par les forces irakiennes ou kurdes, d’autant qu’il n’existe pas de convention d’extradition entre l’Irak et la France, ce qui ajoute à la difficulté. D’où l’importance de maintenir des relations convenables et franches avec la Turquie pour que ce pays participe au dispositif.

La réserve opérationnelle de niveau 1 du ministère de la Défense et la réserve opérationnelle de la gendarmerie ne sont pas utilisables dans les mêmes conditions. La réserve opérationnelle de la gendarmerie a une tradition d’immédiateté territoriale : elle peut se mobiliser immédiatement, mais dans la proximité. La réserve des forces armées est composée de militaires qu’il faut organiser pour les projeter ; ce sont des soldats au plein sens du terme, qui sont généralement mobilisés régulièrement toute l’année : leur formation est beaucoup plus longue. J’espère atteindre un effectif de 40 000 hommes, c’est l’objectif fixé. Nous en avons recruté 2 000 en un an, ce qui est satisfaisant. Leur nombre a augmenté et nous sommes en mesure de les former, mais vous avez raison, Monsieur Voisin, nous avons peut-être intérêt à renforcer la communication dans les centres d’information et de recrutement des forces armées (CIRFA) pour bien faire connaître les obligations et les critères, notamment d’âge. Mais il est parfaitement possible, quel que soit son âge, de demander à être versé dans la réserve citoyenne si l’on dispose des compétences nécessaires. C’est pour nous un défi considérable ; nous y ferons face au mieux. La mesure commence à porter ses fruits.

Je n’ai reçu des États-Unis aucune information sur le déploiement de drones équipés de missiles.

Monsieur Guilloteau, les Mirage stationnés sur la base H5 seront remplacés par des Rafale. Ils seront en nombre plus limité – douze avions au lieu de quatorze – mais leur capacité de frappe sera significative. L’action, dans son ensemble, sera longue. J’espère qu’au Levant, elle sera la plus courte possible…

Pour vous répondre, monsieur Frédéric Lefebvre, je reprendrai ce que j’ai dit dans mon propos liminaire sur la nature de Daech. Le mouvement a trois composantes qui s’articulent : une composante territoriale, une composante de projection terroriste internationale et une composante « califat numérique ». Il faut frapper le cœur – ceux qui diffusent l’idéologie qui est à l’origine de tout cela ; c’est ce que nous faisons, dans les conditions que j’ai décrites. Le rôle des services de renseignement est d’identifier les commandos pour anticiper et prévenir l’action terroriste. Enfin, la lutte contre le califat numérique exige l’unité du pays. En réalité, les attentats visent à déstabiliser la démocratie jusqu’à la détruire. Nous devons donc affirmer nos valeurs fondamentales quelles que soient nos divergences – qui sont l’expression même de la démocratie – et faire preuve d’une résilience à toute épreuve. La démocratie suppose aussi de dire la vérité, y compris à huis clos quand c’est nécessaire, pour éviter que nos ennemis aient vent d’informations qui pourraient leur être utiles. Quand des initiatives sont proposées, elles sont discutées pour assurer les fondements de notre destin collectif, puisque c’est ce qui est en jeu maintenant.

Quand nous aurons détruit le cœur de Daech, ce ne sera pas fini, pour deux raisons : non seulement cette idéologie aura pénétré les esprits, mais on peut craindre que d’autres – Jabhat al-Nosra, AQMI… – ne prennent le relais. Pour éviter de telles métastases, il faut s’employer à définir des solutions politiques durables dans les territoires concernés. La vigilance est indispensable : on l’a vu en Libye, dont Daech était absent il y a deux ans, mais où il est devenu un réel sujet de préoccupation, car la Libye est très proche de l’Europe. Certes, les partisans de Daech n’y sont pas encore très nombreux, et il ne faudrait pas que leur nombre s’accroisse. La Libye est un pays indépendant, avec un gouvernement reconnu. C’est à lui qu’il revient de prendre les initiatives nécessaires et de demander les aides dont il pense avoir besoin ; ce n’est pas le cas pour l’instant, mais notre préoccupation demeure.

Il faut oser, avez-vous dit, Monsieur Lefebvre ; nous réfléchissons, bien sûr, mais il s’agit d’une affaire de longue durée.

(M. Philippe Nauche, vice-président de la commission de la Défense de l’Assemblée nationale, succède à Mme la présidente Patricia Adam à la co-présidence de la réunion.)

M. Frédéric Lefebvre, député. J’ai appelé à un rôle accru du ministre de la Défense et aux autorités militaires, notamment en termes de coordination.

M. le ministre. Nous ne sommes pas en état de siège…

M. Frédéric Lefebvre, député. Les forces de police elles-mêmes le demandent : elles se rendent compte qu’il faut changer de braquet et définir des modalités de coordination différentes. Osons, ensemble, imaginer une réponse différente, adaptée à la situation. C’est de cela que j’appelle à débattre, publiquement ou à huis clos, mais l’approche des élections empêche que ce débat ait lieu.

M. le ministre. J’ai bien compris. Mais en l’état actuel des choses, l’articulation entre la mission défense que je dirige et les forces de la sécurité intérieure dirigées par mon collègue Bernard Cazeneuve se passe bien, beaucoup mieux qu’au départ : les préventions initiales ont disparu, les incompréhensions ont diminué et des actions communes sont menées. Pour le reste, je suis prêt à discuter, mais nous n’en sommes pas encore à l’état de siège.

Il n’y a qu’un seul gouvernement en Irak, Monsieur Nauche : le gouvernement irakien, dont le président du reste est un Kurde. Mais il est vrai que les peshmergas, qui sont de tous les combattants les plus actifs et les plus aguerris, dépendent de Massoud Barzani, président du très autonome gouvernement régional du Kurdistan. Tous ont intérêt à préparer l’organisation politique du pays après la prise de Mossoul, dans le respect de chacun. J’espère qu’ils y parviendront : ils ne sont pas en guerre entre eux, mais seulement en concurrence territoriale… Il faut donc jouer habilement, mais si l’on attend que tous les problèmes politiques de la zone soient réglés, Daech aura le temps de perpétrer de nombreux attentats sur notre sol et ailleurs. Il faut donc avancer. Il est vrai que la réponse militaire précède la réponse politique, mais on se préoccupe aussi de celle-là et l’on cherche à mettre tout le monde autour d’une table pour définir comment seront respectés les droits des Kurdes et des chrétiens, ou encore qui sera le gouverneur de Mossoul libérée. Le Premier ministre irakien est sur cette ligne, même si ce n’est pas celle de l’ensemble de son gouvernement. Et si M. Barzani n’est pas allé à Bagdad depuis longtemps, son intérêt est que cette solution fonctionne. C’est aussi le nôtre – et c’est à notre intérêt que je pense en premier lieu.

M. Philippe Nauche, président. Monsieur le ministre, je vous remercie.

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La séance est levée à seize heures quarante-cinq.

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Membres présents ou excusés

Présents. – Mme Patricia Adam, M. Nicolas Bays, M. Daniel Boisserie, Mme Marianne Dubois, M. Christophe Guilloteau, M. Frédéric Lefebvre, M. Christophe Léonard, M. Bruno Le Roux, M. Alain Marleix, M. Philippe Nauche, Mme Marie Récalde, M. Thierry Solère, M. Philippe Vitel, M. Michel Voisin

Excusés. – Mme Danielle Auroi, M. Jean-Jacques Bridey, Mme Isabelle Bruneau, M. Jean-Jacques Candelier, M. Laurent Cathala, M. David Comet, Mme Carole Delga, Mme Geneviève Fioraso, M. Yves Foulon, Mme Geneviève Gosselin-Fleury, M. Francis Hillmeyer, M. François Lamy, M. Maurice Leroy, Mme Lucette Lousteau, M. Alain Marty, M. Damien Meslot, M. Alain Rousset

Assistaient également à la réunion. – M. Jean-Marie Bockel, M. Christian Cambon, M. Jacques Gautier, M. Jean-Pierre Grand, Mme Gisèle Jourda, M. Christian Namy, M. Jean-Pierre Raffarin, M. Éric Straumann

Source: Assemblée nationale

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