Le piège de la spécificité militaire

« Le Piège de la Spécificité militaire » est un article du contrôleur général des armées (c.r) Eugène-Jean Duval. L’Adefdromil a donné accord pour publication sur le site.

En effet, cet article n’a pu paraître dans la Revue de la Défense Nationale sans garantie de délai de publication : l’auteur l’a envoyé le 19 août, a relancé la RDN les 7 et 8 septembre pour recevoir une réponse dans laquelle la RDN note que ce sujet est « régulièrement traité » dans les colonnes de la revue.

Le contrôleur général des armées (c.r) Duval estime que les articles parus dans la RDN n’abordent pas la question comme il le fait : selon lui, les Militaires sont pour des raisons historiques, mal connues, pris au piège de la Spécificité.

L’Adefdromil attire l’attention des lecteurs sur le fait que l’auteur a, outre de nombreux articles,  écrit : « l’Armée de terre et son corps d’officiers 1944-1994 – la couverture du risque en milieu militaire – Regards sur la conscription 1790-1997 – Etapes de la citoyenneté des militaires 1789-1999. Il a, aussi écrit, plusieurs ouvrages relatifs à la colonisation française dont « la révolte des Sagaies Madagascar 1947 – le sillage militaire de la France au Cameroun 1914-1964 – l’Epopée des tirailleurs sénégalais – aux sources officielles de la colonisation (ouvrage en trois tomes chez divers éditeurs) – Les éditions Theles publient ces jours-ci « A la croisée des chemins » ; sous une forme romanesque l’auteur évoque la fin de l’Indochine, les débuts de la guerre d’Algérie et jette un coup d’œil sur la présence française au Maroc.

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Le piège de la spécificité

Dans une interview donnée au journal « le Figaro », le 12 juillet 2008, le chef d’état-major des  armées, interrogé sur la différence entre l’état des militaires et l’état des policiers (1), c’est à dire sur la spécificité militaire, a répondu :

« Il y a une différence fondamentale entre le policier et le militaire même si, c’est vrai, les deux risquent leur vie dans l’exercice de leur métier : la nature de l’adversaire. L’adversaire du policier est un délinquant qu’il doit neutraliser au nom de la société ; celui du soldat est un homme qui, comme lui, est en charge du destin de sa nation et se bat pour son pays. Dans ce dernier cas, le niveau de violence peut atteindre un stade extrême. »

Cette interview, à la veille de la fête nationale et au lendemain de la parution du livre blanc sur la défense et au lendemain de l’annonce des maires de la Moselle de leur démission donne l’occasion, tout à fait inattendue, d’attirer l’attention non pas sur la spécificité militaire telle que le général, chef d’état-major des armées, l’a définie, mais sur un aspect peut-être plus ou trop subtil pour certains mais bien réel : le piège de la spécificité militaire.

Le piège est en effet bien réel, mais il a une origine historique, ignorée, semble- t-il, du chef des armées qui, après avoir traité d’amateurs, les professionnels des armées, trouve que le défilé du 14 juillet 2008 a été remarquable, c’est vrai. Une armée de « pros », ne serait-elle donc qu’une armée d’opérette dont la principale mission annuelle serait d’offrir un spectacle à la Nation et si possible de précision (2).

Comme au théâtre, les militaires ont  « composé des tableaux », tel fut le commentaire d’un journaliste à la télévision après le show du 14 juillet 2008.

En réalité la parade du 14 juillet, ainsi comprise, révèle que la Spécificité est un piège historique qui se prolonge en dépit du « Vu l’urgence constatée par le Président du Gouvernement» introduit dans les visas de l’ordonnance  du 17 août 1945 redonnant à la catégorie des militaires le droit de vote ; ce singulier visa suffit à résumer l’état d’esprit du moment des militaires et les circonstances de la mesure prise en faveur des militaires cette année là : 1945, quelques mois après le 8 mai.

Il est grandement temps que les militaires se rendent compte que la spécificité militaire n’est qu’un alibi pour éviter de poser la vraie question : pourquoi les militaires ne jouissent-ils pas encore de tous les droits reconnus aux autres citoyens ?

Pour tenter de répondre à cette question, ne faut-il pas revenir un peu en arrière, regarder dans le rétroviseur ?

En effet, il faut remonter à la loi de juillet 1872, c’est indispensable. A cette époque, le service militaire n’était pas encore universel et la loi du « curé sac au dos » ne devait être votée que quelques années plus tard. Ceux qui tiraient le mauvais numéro ne pouvaient se racheter, étaient-ils des « pros » compte tenu de la durée du service militaire (5 ans) ? Laissons cette question aux spécialistes.

Les militaires : ceux qui encadrent et les hommes de troupe de l’époque  sont coupés de tout : les militaires ne participent pas au vote pour des prétextes d’autant plus ridicules qu’on est loin du droit de vote universel, ils en seront officiellement privés jusqu’au mois d’août 1945, cette ordonnance sans exposé des motifs porte toutefois le fameux visa « Vu l’urgence », déjà cité. Faut-il rappeler qu’au lendemain de la grande guerre, rien ne fut fait en dépit de demandes dans le sens d’une ouverture à la citoyenneté. Le général de Gaulle a vécu sa carrière militaire durant cette période. : il était de l’ancienne école, pourrait-on dire.

Tout en reconnaissant l’urgence, il n’a pas vu, semble-t-il,   que la société civile avait changé, que de nouveaux droits s’étaient développés ; il avait par l’ordonnance du 9 août 1944 rétablissant la légalité républicaine sur « le territoire continental » mis fin au statut des fonctionnaires de 1941 mis en place par le « gouvernement de fait » de Vichy mais, précisons le, le nouveau statut des fonctionnaires n’intervient qu’après son départ et sous contrainte de calendrier à la fin de l’année 1946. Rappelons aussi que dès 1944, les femmes obtiennent le droit de vote, ce qui était tout à fait normal dans une démocratie.

N’oublions pas les circonstances de cette époque troublée et, surtout,  n’en voulons pas à nos anciens forgés aux dures lois de la discipline de n’avoir pas pensé à l’égalité des droits (3).

Rappelons qu’en 1949 après le vote de la Constitution de 1946, le Conseil d’Etat confirma la réponse implicite contenue dans la question du ministre de l’époque. Immédiatement, l’avis du Conseil d’Etat (il s’agit d’un avis) se transforme en circulaire et les militaires ne peuvent que supporter le sort qui leur est fait, les militaires de carrière et les engagés ont fait un choix souvent pour de simples raisons de gamelle, comme le dira par la suite un officier supérieur en Algérie.

L’armée, lato sensu, s’est bien réveillée en 1946 mais, semble-t-il,  trop tard et peut-être sans soutien ; elle a été submergée par le retour des prisonniers, les dégagements des cadres, les conflits Indochine et Algérie, elle a vécu sur les conquêtes des syndicats qui lui assuraient une revalorisation des soldes.  Puis  l’unification du Règlement de discipline générale en 1966, l’octroi d’un statut « général » en 1972 tout comme la suspension du service militaire en 1997 ou le début de la professionnalisation après la décision du chef des armées en  février 1996 et surtout le rapport établi par la commission chargée de la refonte du statut général et le vote sans large opposition des députés ou véritable débat du statut général de 2005 ne sont que coups d’éventail dans une atmosphère délétère fermée.

Le statut de 1834 était spécifique : il ne concernait que les officiers de l’armée de  Terre et de la  Marine ; les officiers mariniers puis les sous-officiers de carrière furent dotés d’une sorte de statut ; celui des SOC date de 1928 ! Aussi, lorsqu’il fut question de porter remède au malaise ambiant, l’idée d’un statut fourre-tout prit corps et l’introduction du qualificatif « général » fut en quelque sorte une panacée alors qu’elle n’était qu’un  prétexte pour ne pas dire un « analgésique » ; le qualificatif « général » est repris en 2005 ! Le remède est jugé bon.

L’association amicale de l’EMSST a tenu un colloque entièrement consacré à la Spécificité du statut général des militaires, ce ne fut par maints aspects qu’un coup d’épée dans l’eau.

A l’évidence, ce colloque se situait dans le prolongement du rapport de la commission confiée au vice-président du Conseil d’Etat.

Le thème de la spécificité a engendré tant de propos depuis le vote de la loi de 1834 qu’il n’est pas vain d’en souligner aujourd’hui certains aspects. Le thème de la Spécificité est à l’origine de maints débats contradictoires, c’est tout à fait normal dans une démocratie. 

Il n’est pas inutile de s’interroger sur le caractère contemporain de cette spécificité. Plus de 170 ans après le vote du premier statut des officiers des armées de terre et de mer, ce thème, compte tenu de l’évolution de la société contemporaine et de la place tenue par les armées d’aujourd’hui, ne risque-il pas d’apparaître comme un anachronisme, ou, pour reprendre un terme à la mode,  comme une uchronie (4)?

L’ajout du qualificatif « général » aux statuts de 1972 et de 2005 ne fait en réalité que révéler le peu de place tenu par l’armée dans notre société.

Mais qu’est ce donc que la Spécificité dans une époque où tout est spécifique, c’est-à-dire, différent par rapport au voisin, car c’est cela la spécificité. Les fabricants de matériel électronique ont parfaitement compris le jeu de la Spécificité en multipliant les modèles, par exemple de baladeur ou de téléphone mobile. Dans le domaine qui nous préoccupe, la spécificité est un concept dépassé et, de surcroît, dangereux.

Qui dans la galerie de la fonction publique ne peut revendiquer une spécificité ? Il est surprenant de constater que les militaires veulent à tout prix s’accrocher aux pans de ce vieux manteau qui n’est qu’un manteau  d’arlequin.

1834 fut un grand progrès, mais 1972 ne fut qu’une adaptation tardive à une époque ; 2005, n’en déplaise à certains, est un anachronisme impensable, pas même un mixage pour tenter de mouler en un unique pâté des composants disparates et d’âge différent comme ce fut le cas en 1972.

Le cru 2005 est, au nom de la spécificité, assimilable à une recongèlation d’un plat mal digéré à partir de 1972. Le moment n’était-il  pas venu de remonter  aux sources, à l’origine en quelque sorte de la spécificité ? Plusieurs années après la décision présidentielle de « professionnaliser » les militaires, la nomination du vice-président du Conseil d’Etat à la tête de la commission chargée de la réforme du statut n’était-elle pas un gage compte tenu de la part prise par le Conseil d’Etat dans la mise au point et surtout dans l’application du statut dit des « fonctionnaires ».

La spécificité du statut de 1834 est historique : en ce moment là, la France a certes retrouvé depuis vingt ans une Royauté qu’elle avait assassinée, une Royauté qui a besoin de calmer la structure d’encadrement des citoyens chargés d’assurer sa défense. Après les purges à l’issue de la période postnapoléonienne, la société a besoin de donner de nouvelles bases à son armée pour lui permettre d’accomplir ses tâches, ses missions « régaliennes », en particulier, elle a besoin d’une armée pour assurer la défense de son territoire national en recourant si besoin à la mise en œuvre du monopole de la violence légitime dont l’armée a toujours été tenue pour la seule détentrice. Le  roi a besoin de fidéliser l’encadrement de cette armée indispensable dans la société du moment,  c’est ce qu’il fait en la dotant d’un statut. C’est une grande « première » !

A cette époque, les fonctions régaliennes sont très réduites : défense, justice et jusqu’à un certain point des éléments de fiscalité ou plus précisément de perception de l’impôt. L’enseignement primaire obligatoire n’est apparu qu’en 1831 et n’est pas encore complètement structuré. A cette époque l’armée (de terre) dont la gendarmerie n’est encore  qu’une branche, en quelque sorte, une spécialité, participe par son implantation sur tout le territoire à l’exercice de maintes missions de sécurité, de police tout particulièrement dans le monde rural de l’époque.

Pour gouverner, le souverain, outre l’obéissance usuelle, n’a besoin que de grands commis pour en quelque sorte fixer les grandes règles et veiller à leur respect.

La spécificité « militaire » – le terme « spécifique » entendu comme la qualité de ce « qui appartient à une espèce » – ou du statut militaire tient donc à son origine historique du moment mais c’est une spécificité qui pèse très lourd comme le montre « grandeur et servitude militaire » d’Alfred de Vigny. Les lois de recrutement sont inégalitaires mais elles sont le choix des représentants de la nation du moment.

La seconde République va transformer ces principes régaliens en vertus républicaines et devant l’immensité de la tâche à accomplir va s’inspirer du modèle militaire en commençant à l’étendre en quelque sorte à tous les grands corps qui vont participer à la vie de l’Etat.

La défaite de 1870 va pendant quelque temps semer le désarroi dans le fonctionnement de l’institution militaire.

Après quelques années de flottement, la IIIème République se dote non pas d’une Constitution mais de quelques lois fondamentales successives tenues pour constitutionnelles suffisantes pour encadrer l’ensemble de la vie nationale de l’époque. Pour entretenir l’idée naissante de Revanche, la spécificité par suppression du droit de vote en juillet 1872 apparaît comme la nécessaire mesure pour faire face à un militarisme prussien parfois actif.

Après les troubles de la période révolutionnaire, l’Eglise catholique a reconstitué et consolidé l’encadrement du peuple de France grâce à un quadrillage rigoureux très lié à la multiplication des cellules communales. Rares sont les communes sans clocher. Cet encadrement spirituel et moral pèse très fort sur l’état de la nation et les cadres dirigeants de la République à l’orée du 20ème siècle s’empresseront de réduire le poids et la place de cet embrigadement.

La République, après bien des hésitations et des querelles, confie à l’encadrement militaire le soin de réaliser la participation de tous les citoyens français à la défense de la patrie. Et c’est ainsi que nos aïeux partirent en chœur et en cadence et dans l’unanimité pour défendre le territoire national au début du mois d’août 1914, c’est du moins le point de vue d’un historien français.

Au terme de quatre années d’une effroyable boucherie et d’un inqualifiable gaspillage des ressources humaines de la nation, l’armée confirme son rôle éminent dans la nation même si elle doit subir une réduction des effectifs et se dote officiellement d’un encadrement de deuxième rang en reconnaissant aux sous-officiers une place accrue, en leur garantissant en quelque sorte « une carrière ».

Pendant toute cette période de 1870 à, disons, grosso modo, 1930, la France, après avoir écarté  l’encadrement lié à la religion, s’est dotée du corps des instituteurs, ces fonctionnaires en blouse grise payés par la République et auxquels est en quelque sorte, garanti, le monopole de l’enseignement par la loi relative aux associations plus que par la loi de séparation des églises et de l’Etat.

Dans cet univers républicain d’encadrement de la nation, seule l’armée dispose d’un corps de règle rigoureux et précis ; c’est le Conseil d’Etat et le haut enseignement juridique qui contribuent à dégager les règles applicables aux autres agents de plus en plus nombreux employés par l’Etat et que l’on n’ose pas encore désigner sous l’appellation « fonctionnaires ».

La première tentative officielle pour doter les agents ou employés de l’Etat d’une structure juridique unifiante remonte au gouvernement de Vichy, à une loi de 1941 qui; dans  le cadre du rétablissement de la légalité républicaine – objet de la longue ordonnance du 9 août 1944 – sera rayée de la réglementation et reprise plus ou moins au lendemain même de la Libération et n’aboutira qu’au mois d’octobre 1946 au statut général des fonctionnaires.

Un  unique corps des fonctionnaires est ainsi créé ; la catégorie « fonctionnaires » devient prédominante et l’interlocuteur du gouvernement…

A ce moment de notre histoire, on peut dire que deux catégories spécifiques d’agents de l’Etat coexistent en France : d’un coté, les militaires, obéissants, dépourvus de droits,  de l’autre, les fonctionnaires reconnus.

Ne retenir que cette présentation peut se révéler dangereux : en effet, c’est oublier que l’un des tout premiers efforts ou des toutes premières préoccupations  du GPRF (5) fut d’unifier le régime des rémunérations de tous les agents de l’Etat : qu’ils soient sous l’uniforme ou qu’ils aient la qualification large de « fonctionnaires ».

Ces textes importants que l’on s’efforce à tout prix d’oublier aboutiront en juillet 1948 à un décret portant classement hiérarchique des agents de l’Etat, on ne dit pas « fonctionnaires ».

Depuis les grands jours du vote du statut de la fonction publique, les corps des agents de l’Etat n’ont cessé de se diversifier, de se spécialiser et, on peut le dire, de se « spécifier » c’est-à-dire de se transformer en des catégories distinctes les unes des autres. La décentralisation a, elle aussi, contribué à faire voler en éclats l’unité de la fonction publique, mais, grâce aux syndicats, la pieuvre resserre ses tentacules de façon à donner aux fonctionnaires des liens unitaires de revendication, mais seule, la fonction militaire (car depuis 1969 par souci de similitude tout autant que de mimétisme on désigne ainsi les personnels des armées considérés comme un tout), demeure à l’écart et c’est ce qui fait et justifie encore ce que les intervenants au colloque de l’Ecole militaire  et beaucoup d’auteurs voire d’hommes politiques appellent la « spécificité militaire ».

C’est  la dépendance dans l’interdépendance appliquée aux personnels militaires : car sans les bases de 1945-1948 qui touchent aux fonctions vitales et essentielles de la mangeoire ou du râtelier,  la spécificité militaire n’est plus qu’une illusion depuis que, le 22 février 1996, le Chef des armées a décidé de professionnaliser les armées, c’est-à-dire de mettre fin à la participation obligatoire de tous les jeunes français de sexe masculin à la défense de ce que fut la patrie et que l’on réduit de plus en plus à la nation et demain aux multiples communautarismes diffus à l’intérieur d’un territoire encore dit national ; il est vrai que, depuis des années, des communes de France, faute de moyens de les entretenir, ont rasé leurs églises, tout comme on a fermé et fermera des casernes. Depuis la loi du 6 février 1992, les communes commencent à préparer l’avenir par le biais des communautés de communes.

L’évolution des métiers, des professions s’est faite, en particulier à l’intérieur d’une fonction publique en expansion, en confondant « spécificité et spécialité ». Que représentent les militaires dans le RIME (6) ? La spécialisation, c’est-à-dire la multiplication des spécialités, a, à tort, à notre sens, entraîné la « spécificité », c’est-à-dire la défense des intérêts particuliers. La phase actuelle de l’évolution se caractérise par un regroupement des « spécificités » de la fonction publique pour s’opposer au « secteur privé », opposition étonnante dans un pays où toutes les catégories sont condamnées à être solidaires dans ce que l’on ose encore appeler  une nation.

Les spécialités correspondent à une nécessité liée à l’évolution même de la technologie et de la science mais c’est à tort qu’on les a érigées dans la fonction publique en de multiples sources de nouveaux droits sur la société en général et sur l’économie en particulier, le tout sans autre forme de procès, véritable !

Compte tenu des nouvelles missions assignées aux forces militaires professionnelles (elles n’ont plus la charge de préparer les jeunes ou nouveaux citoyens à la défense de la patrie si ce n’est en leur dispensant à intervalles réguliers une information minimaliste), mais aussi compte tenu de l’évolution et du développement du nombre de personnes auxquelles sont assignées des missions dites de service public ou rentrant dans l’orbite d’un service public , le moment semble venu  d’éviter les spécificités génératrices d’avantages ou de droits acquis en tentant d’imposer, comme le dit la Cour des comptes, « un minimum de cohérence » à l’intérieur des nombreux corps de la fonction publique.

Il est plus que temps d’arrêter la multiplication des statuts, la création de nouveaux droits à rémunération en revenant tout simplement à des principes fondés sur l’application des principes fondamentaux de notre démocratie dont la transparence et l’Egalité bien comprise.

La spécificité du statut militaire tient à deux choses : tout d’abord son élément historique précurseur : 1834, ensuite au fait qu’en 1972, les armées ont ressenti le besoin de regrouper des textes épars de façon à ne disposer que d’un unique corps de règles applicables à tous les personnels servant sous l’uniforme, lato sensu, alors que la fonction publique tendait à se désagréger en une nébuleuse en expansion et s’apprêtait à la faveur de la technicité croissante, du développement des services publics, puis de la nécessité d’une nouvelle organisation territoriale et de relations de proximité entre l’Administrateur et l’Usager et réussissait au terme de plusieurs mesures législatives à faire voler en éclat l’aspect unitaire du statut difficilement mis au point en 1946 mais aussi l’unité plus large réalisée par les textes de 1948 en ce qui concerne la rémunération des agents de l’Etat.

Ce n’est donc pas une « anomalie » que les militaires continuent à revendiquer une « spécificité », par nature « sui generis », mais c’est un anachronisme, de constater que les militaires et surtout

leurs chefs refusent de se mettre à l’unisson de la société alors que depuis plusieurs années, à l’occasion des vœux annuels, le précédent Chef des armées c’est-à-dire  avant 2008 n’a cessé de répéter à qui voulait l’entendre que cette évolution était indispensable.

La question fondamentale, aujourd’hui, à moins d’opter pour une autre forme de régime politique, n’est donc pas tant de vouloir préserver à tout prix, à tort plus qu’à raison, une prétendue « spécificité » de statut alors que le développement de la fonction publique appellerait une solution tout à fait opposée et répondant à des objectifs évidents. Le risque est que le statut de la Fonction publique ne cesse de tomber en déliquescence en s’affaiblissant en permanence par la création, la diversification des statuts et surtout par la création de droits financiers au profit de personnels sans autre raison que de disposer d’un prétendu pouvoir réglementaire : le régime des primes à outrance dont la NBI a perverti la fonction publique. De bons auteurs ont pu parler, notamment à propos de l’Afrique et d’autres territoires en proie à des troubles récurrents, de « privatisation de la guerre » ; mais dans le domaine de la police, de la sécurité on assiste depuis des années à la « privatisation de la sécurité » avec tous les inconvénients que cela présente. Les changements de rattachement ne sont pas toujours innocents, un récent décret sur la gendarmerie en est-il la preuve ?

L’urgence, pour le régime républicain et démocratique, sous lequel la France est supposée vivre, est de redonner à l’Etat la seule application ou gestion des fonctions que l’on continue à qualifier de régalienne tout en étant en République. Les services « au service du public » correspondent à une nécessité destinée à alléger la charge des citoyens et à produire une sorte d’effet de nivellement quel que soit le lieu où l’on travaille, mais les missions que l’on qualifie de service public peuvent être et seraient à l’évidence si l’on en croit les exemples étrangers aussi bien exercés, satisfaits par des personnels relevant d’un statut de droit commun c’est-à-dire du droit du travail. Même si dans l’esprit de beaucoup le mot « concurrence » sonne mal, c’est pourtant là le gage d’une gestion efficiente sans pour autant sacrifier la défense des droits des individus.

Par contre, les anciennes fonctions régaliennes : défense, justice, police doivent être confirmées en tant que telles et régies par un statut général unique, c’est-à-dire des règles communes stables, équitables dans une société ouverte autant sur le progrès technique que sur la justice et l’équité dans la répartition des efforts des individus pour fonder une société cohérente et solidaire dans une démocratie moderne faisant participer les individus à la gestion du bien commun.

Compte tenu de la place de plus en plus réduite du nombre de militaires dans la nation – dans l’attente d’un hypothétique service civique de défense dont l’effectif, selon l’auteur d’un rapport remis récemment au Chef de l’Etat, pourrait être de l’ordre de 60.000 –   et de l’implantation concentrée des forces (déterritorialisation)  en seulement quelques points du territoire, mais aussi compte tenu du fait que la notion de Force publique ne cesse de se renouveler depuis 1791, la prétendue Spécificité du statut militaire tend de plus en plus à devenir une « uchronie » en marge de l’évolution même de la société, surtout si on qualifie celle-ci d’avancée.

L’armée, lato sensu, compte-tenu de la spécificité créée par une loi de 1872 mais corrigée par une ordonnance de 1945, a été, de jure, pendant longtemps tenue à l’écart des grands mouvements sociaux et est engagée, tant de jure que de facto, à le demeurer par le vote d’un statut « général » en 1972, puis comme si de rien n’était en  2005 alors qu’elle ne forme plus qu’un corps de « professionnels », fragmenté, pour reprendre la terminologie de la DFMP et subsidiairement du CSFM, en catégories.

L’affirmation de la Spécificité militaire ne peut plus être solitaire, elle ne peut être que solidaire : elle est un élément parmi d’autres des fonctions régaliennes d’un Etat devenu Républicain et dans lequel l’engagement de quelques uns est supposé suffisant pour assurer la sécurité de tous !

La  prétendue spécificité militaire devient de plus en plus une spécialité dans une fonction publique qui aurait le courage de se vouloir unitaire ne fut-ce que pour contribuer à assurer sa propre défense.

La prétendue Spécificité – dont les autorités militaires semblent plus responsables que  les autorités politiques du ministère – est le piège par excellence qui fait que l’aplatissement ou le dégonflement de la structure des armées peut s’effectuer sans coup férir ou du moins sans beaucoup férir jusqu’à ce jour.

                                                                                                                     Eugène-Jean Duval

                                                                                                       Contrôleur général des armées (c.r)

 


(1) Texte de la question : La mission du militaire n’est pas sans lien avec celle du policier, même si celui-ci ne se pose pas la question du destin collectif de la nation et agit à l’intérieur du cadre national pour préserver l’état de droit. Peut-on cependant établir une différence entre ces deux états ?

(2) Référence à l’atterrissage de précision de Trois parachutistes devant la tribune officielle place de la Concorde.

(3) Ouvrage de l’auteur : « les officiers de l’armée de terre et son corps d’officiers 1944-1994 » Editions de l’Addim 1996.

(4) Terme forgé par similitude avec « utopie ».

(5) Gouvernement provisoire de la République français.

(6) RIME = Répertoire Interministériel des Métiers des agents de l’Etat

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