(Extrait du journal LE POINT du 15/03/07 – N°1800)
D’étranges fiches de comportement sont parfois utilisées par l’armée pour pousser dehors les militaires qui dérangent. Enquête.
Jean-Michel Décugis, Christophe Labbé et Olivia Recasens
« Lorsque vous vous engagez, nous nous engageons. » Quand Laetitia allume sa télé et entend le slogan de la dernière campagne de recrutement de l’armée de terre, des larmes lui picotent les yeux. Elle repense à cette soirée du 14 juillet 2001 où, jeune engagée de 20 ans, elle a été violée dans sa caserne du 121e régiment du train par un autre militaire. Refusant, dit-elle, de se taire malgré les pressions, elle porte plainte cinq jours plus tard contre son violeur, un appelé du contingent qui avait défilé le matin même sur les Champs-élysées. Le 7 mars, la justice a enfin renvoyé le violeur présumé devant la cour d’assise d’Evry. « Cela fait sept ans que je me bats contre l’armée pour être reconnue comme victime, s’insurge, la voix étranglée, Laetitia B., défendue par l’avocate Maud Marian. Du jour au lendemain, je suis devenue le mouton noir. »
Depuis l’arrivée des femmes dans l’armée – elles représentent aujourd’hui 14 % des effectifs -, des cas de harcèlement moral ou sexuel sont apparus au grand jour. En général, on lave son linge sale en famille, même si régulièrement des cas sont portés en justice par l’armée elle-même. L’éclosion ou non de ces affaires tient souvent à la personnalité du chef de commandement.
Pour Laetitia, il y a eu une chappe de plomb. A son dossier d’instruction est jointe une autre affaire de viol survenue peu de temps auparavant dans le même régiment, dans des circonstances similaires. L’enquête de la gendarmerie a démontré que Laetitia avait été droguée avec du GHB, produit anesthésiant communément appelé « drogue du viol ». Un an plus tard, toujours au 121e, une autre jeune engagée, Sophie, 19 ans, a dénoncé des attouchements commis après qu’elle eut bu un seul verre de vin, lors d’une fête dans le cantonnement. Sophie a porté plainte mais a fini par jeter l’éponge, à force, dit-elle, de brimades et de vexations. Dépressive, elle a finalement quitté l’armée après avoir été déclarée inapte par un psychiatre des armées.
« L’armée se débarrasse des brebis galeuses en les déclarant psychiatriquement inaptes, affirme Michel Bavoil, un ancien capitaine devenu président de l’Association de défense des droits des militaires (1). Cette mise à l’index par la psychiatrisation touche tous ceux qui sont susceptibles de salir la réputation de l’institution parce qu’ils sont en conflit avec leur supérieur ou tout simplement parce qu’ils ne sont pas dans le moule. » Créée il y a six ans, cette association joue le rôle de porte-voix dans une institution où les syndicats sont interdits. En 2006, elle a ainsi pris la défense de 149 militaires pour la plupart victimes de harcèlement (voir Le Point n°1496). Un chiffre en apparence dérisoire au regard des quelque 446 000 hommes en activité, mais qui n’est pas négligeable compte tenu du fait que peu de militaires osent contester leur hiérarchie.
Ce rejet par le biais de la « psychiatrisation », Laetitia en a aussi été victime. Pour elle, l’armée s’est « engagée » à sa façon, en la mettant dehors sans pension pour état « dépressif sévère et trouble anxieux ». La jeune femme conteste cette décision devant le tribunal des pensions militaires.
« Cet abus de psychiatrisation n’est pas spécifique à l’armée. C’est vrai aussi dans d’autres administrations et dans le monde de l’entreprise, tempère le docteur Stéphane Lewden, médecin des armées et expert judiciaire près la cour d’appel de Bordeaux, qui vient de publier un livre décapant sur la psychiatrisation de la société (2). Aujourd’hui le psy, c’est l’antichambre de la placardisation. Et c’est d’autant plus facile dans l’armée qu’il n’y a pas de véritable contre-pouvoir. »
Dans les régiments, le premier pas vers la psychiatrisation, c’est la fiche de comportement remplie par le commandement. Un document confidentiel qui précède l’arrivée du militaire chez le psy et qui permet à ce dernier de cerner la personnalité du patient. Sauf que ces formulaires sont le plus souvent remplis par le supérieur avec lequel le militaire est déjà en conflit. Ces fiches préimprimées comportent de drôles de cases. Dans la rubrique « Troubles du comportement », on peut lire « homosexualité : oui, non » et sur la ligne au-dessous la notation « autres troubles sexuels, oui, non, lesquels… ». Des détails évidemment cachés aux militaires concernés, à quelques exceptions près.
Pierre M, 42 ans, adjudant de gendarmerie au physique massif, est aujourd’hui à la tête d’une brigade dans l’ouest de la France. En 1999, ce sous-officier affecté outre-mer et jusqu’alors bien noté entre en conflit avec le capitaine de sa compagnie à propos des suites à donner à une affaire judiciaire. Par rétorsion, le capitaine remplit une fiche de comportement qui sidère l’adjudant quand il tombe dessus : « Mon supérieur s’est comporté comme un espion de ma vie privée, raconte, indigné, le gendarme. Tout y est passé : mes orientations sexuelles, mes difficultés matérielles, mes relations de couple, l’arrivée de notre troisième enfant… » Une affaire dont le tribunal administratif d’Amiens est saisi.
Contactée par Le Point, la Dicod, le service de communication de la Défense, fait valoir que les fiches sur le comportement n’existent plus depuis le 30 septembre 2003. « Adaptées au personnel du contingent, elles ne correspondent plus aux besoins d’une armée de professionnels », explique-t-on. Interrogée sur le pourquoi de cette case « homosexualité », la Dicod explique qu’il « ne s’agissait en aucun cas de stigmatiser une population mais d’orienter le psy, de lui donner des indices pour mieux comprendre la personnalité de son patient ». Et de préciser qu’ « au cas où des exemplaires circuleraient encore, ce serait dû au temps de latence nécessaire à la prise de toute décision ». Sauf qu’à la lecture du nouveau règlement on découvre cet alinéa : le « commandement garde toute lattitude pour communiquer par écrit au médecin spécialiste de psychiatrie les éléments qu’il estime devoir porter à la connaissance de ce dernier ».
Le Point a récupéré un formulaire standard intitulé « fiche de renseignement sur le comportement d’un militaire de la GIE » qui a été tiré de l’Intranet de la Gendarmerie, il y a seulement trois semaines. Sur ce document, les cases « homosexualité » ou « tabagisme » ont disparu. Mais demeurent les rubriques « Troubles du comportement » et « Difficultés familiales ou personnelles » qui laissent à la hiérarchie une « marge de manoeuvre » quasi illimitée. Preuve que le problème est toujours d’actualité, le 9 février, l’Association de défense des droits des militaires s’est insurgée contre ces « atteintes discriminatoires à la personne » dans une lettre au ministre de la Défense. Un courrier qui demeure à ce jour sans réponse.
Cette fiche de comportement transmise au psychiatre par la hiérarchie pèse-t-elle sur le diagnostic de celui-ci ? « Non, les psychiatres ne sont pas aux ordres du commandement. Ils exercent en âme et conscience », assure-t-on à la Dicod. « Pas si simple, il faut savoir résister », assure le docteur Stéphane Lewden, qui lutte contre les entraves judiciaires. Sous couvert d’anonymat, un ancien psychiatre militaire qui exerce aujourd’hui dans le civil nous raconte comment il s’est retrouvé mis sur la touche : il avait rendu un avis contraire à celui d’un confrère psy plus gradé. « « Vous êtes d’abord un militaire avant d’être un psy », m’a-t-on dit durant ma formation, explique l’ex-médecin des armées. En fait, on ne vous donne jamais d’ordre sur un diagnostic, mais on vous fait comprendre qu’il y va de votre intérêt de déclarer inapte ce patient. » Une personne victime de harcèlement moral peut tout à fait ressortir de chez le psy avec le diagnostic : « sentiment de persécution » ou « tendance paranoïaque ». Un « verdict » difficile par la suite à contredire, compte tenu du très petit nombre de psys dans l’armée : moins de 30
Des Fiches préremplies
Jacques Lizet, président de l’association SOS Homophobie, réagit à l’enquête du « Point » qui révèle que jusqu’en 2003 circulaient dans l’armée des fiches de renseignement préremplies sur le comportement des militaires, sur lesquelles figure à la rubrique « Troubles du comportement » la mention à cocher « homosexualité », avec au-dessous « Autres troubles sexuels ». « Lorsque l’on tombe sur ce genre de documents, on peut légitimement douter, sans être accusé de faire un procès d’intention, de la volonté réelle des armées de lutter contre l’homophobie. Dans la police, des progrès ont été faits ; dans l’armée, tout reste à faire. L’opacité qui règne au sein de la Grande Muette favorise l’impunité. »
1. Association de défense des droits des militaires, www.defdromil.org.
2. « Ces experts psys qui fabriquent des coupables sur mesure », de Marc Lemaire et Stéphane Lewden (L’Harmattan), www.experts-psys.com.