Situation en Afghanistan – Audition de M Jean de Ponton d’Amécourt, ambassadeur en Afghanistan

Situation en Afghanistan – Audition de M Jean de Ponton d’Amécourt, ambassadeur en Afghanistan

M. Josselin de Rohan, président. – C’est avec plaisir que nous accueillons M. Jean de Ponton d’Amécourt, ambassadeur de France en Afghanistan, que certains d’entre vous connaissent déjà pour l’avoir rencontré à Kaboul.

Monsieur l’ambassadeur, je veux d’abord souligner l’action que vous menez, au nom de notre diplomatie et de notre pays, en Afghanistan, dans un contexte extrêmement difficile. Notre participation à la sécurisation et au développement de l’Afghanistan est importante. Nos soldats en payent le prix du sang et je salue ici leur courage et leur dévouement. Grâce à vos efforts, nous participons désormais pleinement au « Core group » des principales nations aux côtés de nos alliés britanniques et américains. Vous nous direz certainement un mot sur le processus de coordination entre les alliés et les différentes organisations internationales ainsi que sur le rôle que nous y jouons.

Le sommet de l’OTAN, à Lisbonne, s’est traduit par deux déclarations, l’une des chefs d’Etat et de Gouvernement des pays qui contribuent à la Force internationale d’assistance à la sécurité (FIAS), et l’autre du Gouvernement de la République d’Afghanistan et de l’OTAN sur un partenariat durable. J’en retiens plusieurs éléments que vous pourrez développer dans votre intervention.

Le premier est une amélioration de la situation sécuritaire qui valide la stratégie d’approche globale définie au sommet de l’OTAN à Bucarest et dont l’action de notre pays, en Kapisa et en Surobi, me paraît exemplaire : d’un point de vue strictement militaire, les offensives menées par la coalition occidentale paraissent avoir porté des coups sévères à la rébellion.

Le deuxième est celui d’un engagement à long terme des Occidentaux en Afghanistan. Il s’agit bien d’une entreprise de longue haleine à mener en partenariat avec le gouvernement et la population d’Afghanistan. Nous sommes là pour longtemps. Cet engagement va naturellement très au-delà du processus de transfert de la responsabilité de la sécurité aux Afghans, qui doit commencer en 2011 et qui se fixe pour objectif un transfert dans toutes les provinces d’ici 2014. Néanmoins, si la transition sera soumise au respect de certaines conditions, la déclaration souligne que cette transition n’est pas liée à un calendrier et qu’elle n’équivaut pas à un retrait des troupes de la FIAS.

Le troisième point est de se féliciter de la montée en puissance des forces de sécurité afghanes, armée et police, dont les objectifs quantitatifs -300 000 hommes- vont être atteints. D’un point de vue qualitatif vous nous direz ce qu’il faut en penser, puisqu’il semble que demeurent de nombreux problèmes, d’encadrement insuffisant, d’analphabétisme ainsi qu’un taux d’attrition élevé. Ces éléments sont évidemment essentiels pour évaluer le processus de transition.

La déclaration porte également sur deux points, plus politiques, sur lesquels votre éclairage nous sera précieux : les processus de réconciliation et de réintégration et, au travers des récentes élections législatives, les progrès en matière de gouvernance, c’est-à-dire de lutte contre la corruption et de respect des engagements pris par le gouvernement afghan aux conférences de Londres et de Kaboul. Certaines déclarations récentes des autorités afghanes, du président Karzaï, en particulier, font parfois douter de leur volonté de s’y conformer.

Enfin, comment évoluent les relations régionales, notamment avec le Pakistan et avec l’Iran ?

M. Jean de Ponton d’Amécourt, ambassadeur en Afghanistan. – Permettez-moi de commencer par un retour aux fondamentaux. Qu’est-ce que l’Afghanistan ? En superficie, c’est la France avec ses DTOM, ou bien le Texas. En population, c’est -sans doute, en l’absence de recensement- deux fois celle des Pays-Bas ; on parle de 33 millions d’habitants. L’effectif de son armée sera bientôt, quantitativement, celui de l’armée israélienne. Son PIB est celui du département de la Manche. Le budget de l’État est le tiers du budget de fonctionnement de la seule ville de Paris -2,7 milliards de dollars.

Contrairement aux idées reçues, c’est un pays qui change relativement vite. En mal d’abord, car la sécurité de la population se dégrade. A cet égard, le visage qu’offre Kaboul est un trompe-l’oeil : la sécurité est assurée dans la capitale, malgré, de temps en temps, quelques gros attentats, très meurtriers, organisés notamment par le groupe Haqqani. Entre le premier semestre 2010 et celui de 2009, le nombre d’incidents dans l’ensemble du pays s’est accru de 69 %. C’est lié à l’augmentation des opérations de l’Alliance, mais la population afghane est la première à en payer le prix. Au premier semestre de cette année, le nombre de civils tués ou blessés s’est accru de 31 %, du fait des opérations, mais principalement du fait des attentats de l’opposition armée et des opérations de l’armée afghane. Les attaques des insurgés, de plus en plus meurtrières, vont de pair avec l’augmentation de la criminalité des seigneurs de la guerre, de la drogue et des groupes armés illégaux. Les dégâts collatéraux provoqués par les forces de la Coalition et des ANSF ont diminué de 30 % au premier semestre.

Ensuite, ce pays évolue en bien. Son économie, certes sous perfusion, est dynamique, tirée par une consommation soutenue ; le PIB a augmenté de 22,5 % pendant l’année fiscale 2009/2010 et l’inflation se maintient à 5 %. Cette croissance est essentiellement portée par les services, les finances, les transports, et non plus seulement par l’agriculture. En outre, l’Afghanistan dispose de 3,8 milliards de dollars de réserve, soit 13 mois, ce qui correspond aux exigences du FMI. Au total -et bien entendu avec une aide internationale importante- le pays se porte plutôt bien.

En ce début d’hiver, il est à la croisée des chemins, écartelé entre ses vieux démons et le désir, presque unanime, de mettre fin à trente ans de conflits. Les élections législatives se sont bien déroulées dans l’ensemble ; 2 777 candidats -dont 405 femmes- ont brigué un des 249 sièges de la Chambre basse. Contrairement à ce qui s’était passé pour la présidentielle, la fraude n’a pas ouvertement été orchestrée par le pouvoir central mais a plutôt été le fait de seigneurs locaux et de puissants feudataires. C’est sans doute pourquoi le pouvoir juge insuffisant le nombre de Pachtouns élus -107 contre 118 dans le Parlement sortant ; le président a demandé au procureur général de lancer une procédure pour fraude contre deux commissions électorales indépendantes -qui ont pourtant fait un bon travail. La sous-représentativité des Pachtouns a été l’objet d’un débat où ceux-ci ont pris l’exemple de la province de Ghazni qui, bien que peuplée de 40 % seulement d’Hazaras, a élu 11 d’entre eux à l’Assemblée nationale.

Il est difficile d’imaginer en finir avec la corruption dans un pays où le salaire mensuel d’un policier de base n’atteint pas 200 dollars et celui d’un interprète 250, soit le salaire officiel d’un juge à la Cour suprême. Il faudra compter encore longtemps avec l’impéritie, l’escroquerie et le trafic d’influence. Et tout cela ne concerne pas que le politico-administratif. La finance est aussi touchée : la faillite de la banque de Kaboul dont les trois actionnaires principaux étaient les frères ou l’ami intime du président et d’un vice-président, jette une lumière crue sur les malversations de ce milieu. En 2009, cette banque représentait un tiers des dépôts, 57 % des prêts et 220 000 fonctionnaires y recevaient leurs salaires, versés, essentiellement, par la communauté internationale. Elle n’avait pratiquement aucun fonds propre, sauf, probablement, ceux qui transitaient du trafic de drogue et de la corruption. Elle avait une dette de 800 millions de dollars correspondant aux prêts accordés à ses trois principaux actionnaires pour monter des opérations immobilières à Dubaï.

Pour autant, faut-il baisser les bras ? Certainement pas. Une nouvelle génération de dirigeants émerge et nous avons tous été frappés, à la conférence de Kaboul, par l’excellent travail des grands ministres réformateurs dans la préparation des différents clusters ou grands ministères coordinateurs, ainsi que du Joint Coordination and Monitoring Board (JCMB) qui associe les ministres afghans aux représentants des principaux pays donateurs et des grandes agences internationales. Au lendemain de cette conférence, personne ne s’attendait à ce que le gouvernement afghan soit capable de donner un contenu aux 23 programmes nationaux qui couvrent l’essentiel : la gouvernance, la paix et la sécurité, le développement économique et social, la coopération.

La conférence de Lisbonne amène à poser la question : y a-t-il eu amélioration de la situation sécuritaire ? Il me semble que la messe est dite. La conférence de Lisbonne est l’aboutissement d’un long processus ; en 2010 l’Afghanistan, avec la communauté internationale, a organisé des événements successifs : la conférence de Londres, un séminaire gouvernemental de Bamiyan, un voyage du président Karzaï aux États-Unis où les Afghans -qui ont reçu 4,3 milliards de dollars d’aide américaine en 2009 soit, désormais, plus que l’Égypte- ont été reçus de manière exceptionnelle, la conférence de Kaboul, les élections puis, enfin, cette conférence de Lisbonne.

Le livre Obama’s war de Bob Woodward permet de comprendre la vision américaine de la situation. Obama a mis en concurrence ses principaux conseillers ; cela a abouti à des décisions qui, avec le soutien d’Hillary Clinton et de Robert Gates, donnent raison aux thèses du général Petraeus, « l‘imperator » comme on l’appelle à Kaboul. Celui-ci préconise, en effet, non de donner la priorité à la lutte contre le terrorisme, mais de mener une politique de contre-insurrection : il s’agirait d’infliger de lourdes pertes aux talibans pour, ensuite, engager avec eux des négociations de paix dans de meilleures conditions.

Oui, la situation sécuritaire, au sens militaire, s’est améliorée. Petraeus a réussi à reprendre en main les opérations de l’Alliance et il a mené jusqu’au bout celles du Helmand et de Kandahar au Sud, et celles de la région orientale, tout en neutralisant les contre-attaques talibanes au Nord. Pour ce faire, il dispose de 140 000 hommes, dont 100 000 Américains et plus de 30 000 Européens ; sans parler d’une intensification jamais vue -même pas en Iraq- des opérations des forces spéciales qui ont été multipliées par cinq. Selon les chiffres donnés par Petraeus, 260 commandants talibans ont été éliminés ainsi que 2 000 insurgés. Mais c’est peu par rapport aux 25 000 hommes qui se battent pour les talibans dont le réservoir est infini : on compte 12 à 15 millions de Pachtouns en Afghanistan et 30 à 40 millions au Pakistan, sachant que, si tous les Pachtouns ne sont pas talibans, tous les talibans sont pachtouns. L’insurrection donne donc des signes d’essoufflement, elle a du mal à recevoir argent et armes et il lui est parfois difficile de trouver des candidats pour prendre la suite de trois ou quatre commandants successivement tués. Cela dit, rien n’est encore gagné.

Deuxième conclusion à tirer de la conférence de Lisbonne : la transition a officiellement commencé. Nous faisons maintenant partie du Core Group, composé au départ du représentant du Secrétaire général de l’ONU, Staffan de Mistura, et des ambassadeurs des États-Unis, du Canada et du Royaume-Uni. Il y a deux ans, nous avons réussi à en faire partie -ce qui paraissait tout à fait normal compte tenu de l’engagement de notre pays- et à y faire entrer l’Allemagne ; et récemment il a été élargi à l’Italie.

Il nous a aussi fallu forcer la porte du Janib (Joint Afghan-NATO Inteqal (« transition » en afghan) Board), sorte de conseil d’administration qui, au sein de l’OTAN, réunit, sous présidence afghane, les principaux responsables afghans de la sécurité -ministre de la défense, de l’intérieur, chef des services de renseignements- et le commandement de l’Alliance -le général Petraeus et le Haut représentant civil Mark Sedwill. Ce Janib est présidé par un grand intellectuel afghan, Ashraf Ghani, qui fut candidat à la présidentielle contre Karzaï. Y étaient représentées les nations qui exerçaient un commandement régional : les États-Unis, la Turquie, l’Italie, l’Allemagne et le Royaume-Uni. J’ai fait valoir que les Britanniques n’avaient plus de commandement régional -depuis qu’ils se sont fait remplacer par les États-Unis à Kandahar-, que nous avions précédé les Turcs et que nous étions le quatrième contributeur en forces. Nous avons donc réussi à faire partie du Janib, ce qui est important, car toutes les décisions sur la présence ou le retrait de l’Alliance seront prises dans ce forum.

Il n’y aura pas de retrait systématique, mais, à partir de 2011, il y aura retrait. D’abord des États-Unis, ne serait-ce que pour des raisons de politique intérieure. Ensuite, en 2014, du Royaume-Uni qui en a pris l’engagement. Le président Sarkozy a annoncé que nous n’étions pas liés par ces délais et que nous serions là dans la durée. Au total, l’aspect inéluctable de ces retraits, quelle que soit leur date, n’a échappé ni aux Afghans, ni aux insurgés.

Dans l’immédiat, on parle d’effectuer la transition, c’est-à-dire la remise du pouvoir aux Afghans avec simplement le support de l’Alliance dans les provinces de Bamiyan, du Panchir et, peut-être, d’Herat et de Badakhshan. La France opèrerait la transition dans le district de Surobi, ce qui complèterait le désengagement de la région capitale où elle a été la première à pratiquer la transition. Cette décision devra être prise par le Président de la République, en accord avec l’Alliance et avec les Afghans.

Je pense que les récentes élections auront peu d’impact sur la politique de Karzaï. Celui-ci est un authentique allié des Occidentaux -ne serait-ce que par intérêt financier et sécuritaire. Mais c’est en même temps un nationaliste ombrageux qui a dénoncé depuis longtemps, et à juste titre, les maux de la présence occidentale -corruption et inefficacité de l’aide. Les États-Unis ayant déversé 4,3 milliards de dollars d’aide civile et 60 milliards de dépenses militaires, ce flot de dollars dans un pays si pauvre ne peut aller aux plus pauvres sans être capté en cours de route par des personnages bien placés. De même, le président Karzaï a été le premier à dénoncer les dommages collatéraux des opérations des forces spéciales de l’Alliance ainsi que le rôle très négatif des forces de sécurité privées qui assuraient la défense des emprises et des convois de celle-ci : ces 50 000 à 60 000 hommes, en grande partie illégaux, achetaient leurs potentiels attaquants pour ne pas être attaqués ; l’une de ces sociétés privées était dirigée par le fils du ministre de la défense. Le président a également condamné les ONG mais il s’agit d’un problème plus complexe.

Karzaï a donc compris que nous allions nous retirer à partir de 2016. Et depuis l’élection présidentielle, ayant le sentiment que les États-Unis ont voulu le remplacer, il est devenu très anti-américain. Il en a conclu qu’il fallait s’engager dans un processus de négociation et de réconciliation et qu’il ne pouvait rien faire sans l’accord du Pakistan. Il a donc commencé à nouer des contacts avec les groupes talibans les plus extrêmes : le réseau Haqqani et la Choura de Quetta. La situation m’évoque celle de la Guerre de Trente ans sous Louis XIII, guerre où l’on s’entretuait mais où tout le monde se connaissait. Et le président Karzaï est également en contact avec les Pakistanais.

La France ne peut rester indifférente sur ces deux questions. La ligne officielle des États-Unis est de ne pas avoir de contacts avec les talibans. Mais Petraeus sera celui qui donnera le feu vert à ces contacts lorsque, probablement au printemps, il annoncera que les insurgés ont été suffisamment affaiblis pour qu’on puisse commencer la négociation. Il est impossible que notre pays reste hors de ce jeu. Il ne peut y entrer seul, bien entendu, mais avec le Royaume-Uni, l’Allemagne et l’excellent représentant de l’Union européenne à Kaboul. Nous devons nous lancer dans ce processus pour que les talibans sachent qu’il y a d’autres parties prenantes que les États-Unis.

Même chose avec le Pakistan. Malgré les flots d’argent déversés par les États-Unis sur ce pays, complètement ruiné par les récentes inondations, l’opinion y demeure très anti-américaine et le Pakistan reste bloqué dans son obsession anti-indienne. D’où le soutien de ce pays à l’insurrection afghane, financée, via des fondations privées de pays du Golfe, pourtant nos alliés, et les madrassas. L’ISI, service de renseignement pakistanais, continue à apporter un soutien logistique à l’insurrection et il est probable que certains de ses officiers combattent parmi les insurgés. Il en va de même pour le soutien au terrorisme contre l’Inde, notamment pour les attentats de Mumbaï.

On ne peut continuer ainsi. La seule solution, c’est d’engager le Pakistan dans un processus de négociation où les militaires -qui contrôlent le pays- aient leur intérêt propre. De même pour les civils, pour lesquels il faudra négocier une aide économique, l’ouverture des frontières aux produits pakistanais et les problèmes énergétiques. Dans ce processus -je ne parle pas de conférence-, il faut impliquer, et rapidement, la Chine, l’Arabie saoudite et les Émirats du Golfe, pays sans lesquels le Pakistan ne bougera pas. Il faudra y engager ensuite toutes les parties prenantes régionales, l’Inde, l’Iran, la Turquie et, enfin, l’Europe et les Etats-Unis qui doivent évidemment participer à ce processus.

M. Jean-Louis Carrère – Depuis des années, en ce qui nous concerne, nous réclamons un processus politique car il ne saurait y avoir de solution exclusivement militaire, et vous le confirmez. Mais nous ne voyons pas poindre la moindre proposition politique, pas plus de Lisbonne que d’ailleurs. Vous dites que, à cette conférence, la messe a été dite : alors, c’était une messe basse, on y a fait silence sur les vraies orientations politiques.

Quant au PIB de l’Afghanistan, égal à celui de la Manche, son augmentation est-elle significative ? N’est-ce pas là le discours officiel qui veut justifier notre présence là-bas ?

En y envoyant nos troupes, on voulait éradiquer le terrorisme. Nous avons changé de stratégie, sans trop en parler ni au Parlement ni au peuple français. Et les opinions publiques occidentales sont opposées au maintien de leurs troupes en Afghanistan.

Vous dites que « le pays se porte bien ». Ce n’est pas mon impression. Quant à « l’amélioration de la situation sécuritaire », je ne l’ai pas perçue il y a deux ans.

La solution, si elle existe, est politique et la fin de votre intervention esquisse un début de réflexion politique. J’aimerais que notre gouvernement et l’Alliance nous disent comment nous allons gérer ces évolutions, notamment avec le Pakistan. Je ne suis pas du tout d’accord avec le discours officiel et le flou qui entoure l’éventualité de notre départ d’Afghanistan. On nous disait qu’il était « irresponsable » de parler de retrait parce que cela conforterait les insurgés. Et voilà qu’à Lisbonne on parle de 2014, et que vous parlez de 2016 ! Si on a changé de stratégie, une fois de plus, qu’on le dise clairement. Mais finissons-en avec ce flou ! Il ya beaucoup trop d’imprécisions pour que nous souscrivions aux conclusions de Lisbonne et à la position officielle de notre pays et de l’Alliance.

M. Jean de Ponton d’Amécourt.Je suis d’accord avec vous sur le fait qu’il n’y a pas de solution autre que politique. Mais on ne peut nier l’amélioration de la situation sécuritaire : même si elle est insuffisante pour gagner, il y a un changement perceptible. Quant à l’économie, elle ne se porte pas trop mal globalement ; certes le pays réel reste pauvre, la grande majorité de la population n’a pas accès à l’eau, à l’électricité, et demeure à plus d’une journée de transport de tout hôpital.

Sur la position de la France, du Président de la République et du gouvernement, je n’ai pas de commentaires à faire ici.

M. Yves Pozzo di Borgo. – Il y a quatre ou cinq ans, le chef d’état-major des armées était venu nous dire ici que le trafic de drogue avait diminué sous les talibans, mais que, avec la présence de la Coalition, le pays alimentait 90 % du marché mondial de l’opium et de l’héroïne. L’argent de la drogue doit être pour beaucoup dans l’augmentation du PIB.

Par ailleurs, avez-vous les chiffres du coût global de cette guerre ? Celle du Vietnam avait contribué à déstabiliser l’économie mondiale. Le coût de cette guerre, ajouté à celui de la guerre en Irak, peut aussi la déstabiliser.

M. Jean de Ponton d’Amécourt.L’Afghanistan reste le premier producteur et exportateur mondial d’héroïne. Dépassant le Maroc, il est devenu désormais le premier producteur de marijuana. Mais, une grande partie de ces productions étant concentrée dans le Helmand, la reprise par l’Alliance de cette région et de celle de Kandahar changera peut-être la donne. Peut-être encore ces cultures seront-elles déplacées ailleurs ? On estime que la drogue représente entre 20 et 33 % de l’économie afghane. Mais les experts du FMI estiment qu’il n’est pas forcément absurde, même si ce n’est pas moral, d’utiliser une partie de l’argent de la drogue pour aider au décollement de l’économie…

Le coût de la guerre pour les Etats-Unis, depuis 2002, s’élève à 60 milliards de dollars, pour les opérations militaires, auxquels il faut ajouter plus de 23 milliards de dollars de net civil. Les Britanniques expliquaient que, lorsqu’il y avait 6 000 hommes, leur intervention en Afghanistan leur coûtait 3 milliards de dollars. Le ministère français de la défense évalue à 300 millions d’euros le surcoût de la guerre pour nous, mais les États-Unis et le Royaume-Uni ont d’autres modes de calcul et déterminent le prélèvement global sur l’économie. Au total, avec 49 nations participantes, le coût doit être de 70 à 80 milliards sur le plan militaire et de 13 milliards sur le plan civil. Ce sont des chiffres énormes.

M. Jacques Gautier – Tous les militaires savent bien qu’on ne gagne pas la guerre contre une insurrection mais qu’on essaie d’affaiblir l’adversaire pour l’amener à une solution politique. Ce n’est pas nouveau. Relisez Roger Trinquier et autres. McCrystal et Petraeus les ont lus. Dans le Helmand et le Kandahar, on était là pour durer, on ne faisait pas une action militaire ponctuelle : on tentait, à travers l’Armée nationale afghane -dont vous n’avez pas assez souligné la présence aux côtés de l’armée américaine- de mettre en évidence l’action du gouvernement afghan et de cette ANA, afin que les gens comprennent qu’on maintiendrait chez eux des postes de police et des unités de l’ANA et afin que les responsables locaux soient rassurés. Cette opération est efficace. Petraeus a réussi : des commandants talibans sont éliminés, leur logistique est amoindrie, la culture du pavot diminue depuis trois ans. Monsieur l’ambassadeur, avez-vous senti la montée en puissance de l’ANA et de la police afghane ?

Dans leur zone, les Italiens ont développé une culture alternative, qui doit être rentable, le safran. Est-ce une réussite ?

En Surobi, les troupes françaises devaient remettre le commandement à l’armée afghane en décembre. Est-ce confirmé ?

La navigation aérienne internationale et l’Union européenne envisagent d’interdire les vols sur Kaboul en raison du manque de sécurité des compagnies afghanes. Est-ce vrai ?

Enfin, l’installation de postes de police est-elle effective en Surobi et en Kapissa ?

M. Jean de Ponton d’Amécourt – Sur décision de l’Union européenne toutes les compagnies aériennes afghanes sont interdites de vol en Europe. C’est légitime parce que l’Afghanistan traîne les pieds pour mettre en place une autorité aérienne compétente. Mais, la communauté internationale ayant offert une assistance, cela se fera. Pour l’heure, il faut transiter par Dubaï.

Quelle sera la date de notre départ de Surobi ? Une décision de principe devra être prise par le Janib et le Président de la République française devra donner son accord en conseil restreint. Tout le monde est d’accord sur le fait qu’il est prioritaire de restituer aux Afghans la souveraineté, comme nous l’avions fait sur leur capitale. L’échéance est proche.

Je reconnais n’avoir pas assez insisté sur l’importance de la partie afghane dans les opérations militaires. Car tout ce que nous faisons là-bas, c’est pour et avec les Afghans. Rien ne peut se faire sans eux. En Surobi et Kapisa, 150 de nos gendarmes encadrent et forment des Afghans dans le cadre des Police operational mentoring and liaison team (POMLT). Ils y font un excellent travail.

Autre exemple, le pôle de stabilité de dix personnes à Tagab, destiné à assurer la conduite de l’aide civile par les civils, en liaison avec les militaires, se met en place, en coordination étroite avec les autorités afghanes locales et centrales.

Le général américain Petraeus et les autorités américaines aiment rappeler l’influence des théoriciens français de la contre-insurrection, parmi lesquels figurent, outre Roger Trinquier, David Galula et le maréchal Lyautey. Une guerre contre-insurrectionnelle se remporte sur le plan civil, et non sur le plan militaire ; cette vue est tout à fait conforme de la décision de la Conférence de Lisbonne.

J’en viens à notre coopération avec les forces de l’ordre afghanes. La France forme des unités de gendarmerie, à Mazar-e Charif et dans le camp de la province de Wardak, des unités de police destinées à assurer la protection des hautes personnalités, et aux métiers de la police scientifique. Nous sommes également très présents à travers la formation de l’armée et des officiers au travers de l’opération Épidote. Aujourd’hui, l’armée nationale afghane est incontestablement de qualité : elle compte de bons combattants, sa structure est satisfaisante, son équipement correct. En revanche, elle ne maîtrise pas les fonctions de command and control et ne possède pas les équipements lourds nécessaires -en artillerie et hélicoptères- pour conduire librement des opérations. Néanmoins, les Américains disposent d’un budget colossal de 1 milliard de dollars destiné à la formation et à l’équipement de l’armée afghane. Dès lors, la situation ira s’améliorant.

Quant à la culture du safran, les Italiens sont les premiers à l’avoir développée dans la province du Helmand. L’Afghanistan retrouve son rang parmi les premiers producteurs mondiaux alors que cette culture, qui remplace idéalement celle du pavot, avait disparu un peu partout dans le monde pour des raisons de coût et de main-d’oeuvre.

Mme Catherine Tasca. – Merci de votre exposé sur le cadre militaro-politique de notre intervention en Afghanistan, Monsieur l’ambassadeur. La situation afghane, a fort justement rappelé M. Carrère, se résoudra sur le plan politique, et non militaire. Autre conviction : tant que l’on ne mènera pas des actions massives en faveur de la population civile, tous les efforts, y compris politiques, seront vains. Celle-ci vit un véritable martyre depuis des décennies, au gré des différentes occupations et du développement du terrorisme. Or tant qu’une population ne satisfait pas à ses besoins vitaux, il lui est difficile d’opposer une force de résistance au terrorisme. Quid de sa situation aujourd’hui, notamment en matière d’éducation et de santé ? Quelle vision a le Président Karzaï de ses obligations, notamment, de scolarisation des filles ? Les ONG, qui travaillent dans le domaine de la santé, avancent-elles ? Ne pas apporter un mieux-être à la population, c’est la livrer à toutes les influences.

M. Jean de Ponton d’Amécourt. – Pour éclairer ces problèmes fondamentaux à long terme, permettez-moi quelques chiffres. L’espérance de vie est de 43,8 ans, ce qui place l’Afghanistan au 188e rang sur 195 pays au classement de l’ONU. L’écart entre l’espérance de vie des hommes et des femmes s’est réduit -43,9 ans d’une part, contre 43,8 ans de l’autre-, ce qui constitue un progrès. Le taux de mortalité des enfants, de la naissance à l’âge de 5 ans, s’élève à 16 %. Le taux de croissance de la population est de 2,6 %, pour un taux de fécondité de 6,6 %. Une famille compte en moyenne 10 enfants. Chaque année, on dénombre 1,5 million de naissances pour une population de 32 millions. En matière d’éducation, même si cela reste insuffisant, on a enregistré de grands progrès, même si on compte encore 9,5 millions d’adultes illettrés, dont 5,5 millions de femmes et 4 millions d’hommes. Le taux de scolarisation des enfants de 7 à 12 ans est passé de 37 % en 2005 à 52 % aujourd’hui. Concernant la santé, les femmes bénéficient de soins anténataux à 36 % ; la population se trouve éloignée d’un centre de soins d’une heure à 85 % et d’une heure de marche à pied à 68 %. En bref, des progrès ont été accomplis, mais l’Afghanistan reste l’un de pays les plus pauvres au monde.

Beaucoup reste encore à faire mais, quand on interroge les Afghans, toutes les enquêtes effectuées montrent que leur priorité c’est d’abord la paix. Ils ne veulent plus que l’insurrection prenne leurs enfants pour en faire des combattants, que les forces de l’Alliance ou les forces afghanes menacent leurs familles. Après s’être entretués durant trente ans, ils n’en peuvent plus ! Deuxième priorité, la justice. De fait, la guerre a occasionné une quantité invraisemblable de dépossessions de biens. Le ministre de la Justice et le ministre de l’Agriculture, un homme remarquable, établissent un cadastre pour lutter contre le pillage systématique des biens publics par les grands feudataires. Ceux-ci, une fois qu’ils se sont emparés d’un terrain, évacuent les propriétaires des terres avoisinantes, si besoin est par la violence la plus extrême. Ensuite, ils réalisent une espèce de cadastre privé et offrent les parcelles à des personnes privées, moyennant finance, en échange de leur protection. Autre terrain : les problèmes familiaux, les viols, les enlèvements. La justice a fort à faire, mais elle est peu efficace et corrompue comme l’était la nôtre dans l’Europe du XVIIe siècle. Leur droit est à la fois influencé par la tradition romano-germanique, via la Turquie et l’Égypte et les professeurs de droit que la France y envoyait, et la charia. La troisième priorité des Afghans est l’emploi, ce qui est bien compréhensible quand des milliers d’Afghans vivent dans la plus extrême pauvreté.

M. Jacques Berthou. – Monsieur l’ambassadeur, les Américains sont honnis et rejetés par les Afghans, comme ils le sont au Proche-Orient. Plutôt que de soutenir sans faille les États-Unis et de dépendre de leur bon vouloir, la France ne devrait-elle pas préserver son originalité, comme elle l’a déjà fait dans d’autres pays du monde, en faisant valoir sa culture de la diplomatie ou, tout au moins, en établissant des premiers contacts en vue de futures négociations ?

M. Josselin de Rohan, président. – Monsieur Berthou, vous comprendrez que l’ambassadeur ne puisse pas porter un jugement de valeur sur la politique qu’il est chargé d’appliquer.

Rappelons que la France mène une politique originale au Pakistan et en Afghanistan. La raison d’être de nos missions diplomatiques n’est certainement pas de coller aux positions américaines, mais d’agir en partenariat avec nos alliés dont les Etats-Unis. Que l’ambassadeur soit parvenu à pénétrer des cercles de pouvoir qui nous étaient jusqu’alors interdits montre que la situation évolue.

M. Didier Boulaud. – Monsieur le président, votre rappel me fournit l’occasion de souligner la divergence de nos points de vue sur la politique que la France mène en Afghanistan ! Merci, Monsieur l’ambassadeur, des informations utiles que vous nous avez données ; celles-ci nourrissent notre frustration de ne pas obtenir le débat parlementaire en présence des ministres des affaires étrangères et de la défense que nous réclamons à cor et à cri depuis longtemps.

J’ai été frappé, dans vos propos, par la difficulté qu’éprouve la France à entrer dans les cercles décisionnels. Elle pèse peu dans cette guerre fondamentalement américaine, l’OTAN étant elle-même aux ordres des États-Unis. En outre, si la mission FIAS a un mandat de l’ONU, ce n’est pas le cas d’Enduring Freedoom. Nous sommes aujourd’hui enfoncés dans un bourbier : après avoir chassé les talibans du pouvoir, il aurait fallu laisser les Afghans régler leurs problèmes. Nous sommes pris dans un tourbillon infernal depuis que le Président de la République a décidé que la France réintégrerait le commandement intégré de l’OTAN. Pour preuve, même si le Président de la République aura son mot à dire, les Français quitteront la province de Surobi, avez-vous reconnu, lorsque les Américains auront décidé de transférer le pouvoir aux Afghans.

Vous avez soulevé l’idée d’une conférence internationale, que MM. de Rohan, Chevènement et moi-même suggérions dans le rapport que nous avons remis sur l’Afghanistan et son contexte régional. Il faudrait y associer l’Inde, qui est toujours réservé face à de telles initiatives, et l’Iran, qui a longtemps collaboré avec l’Afghanistan, avant que le président Bush ne décide de le déclarer un État voyou. Dans ces conditions, obtenir de l’Iran qu’elle regagne la table des négociations sera extrêmement difficile. Par parenthèse, pour en revenir aux théories de David Galula, la France, si je ne m’abuse, a gagné la guerre en Algérie au plan militaire, mais l’a perdue en termes politiques.

Le retour des talibans à la table des négociations relève de la responsabilité de M. Karzaï ; c’est une affaire afgho-afghane. Pour avoir voulu s’en mêler, les services secrets britanniques, a récemment signalé la presse, ont été bernés par un faux chef taliban, qui n’était autre qu’un commerçant de Quetta… Monsieur l’ambassadeur, comment faire revenir à la table des négociations les talibans, qu’ils soient vrais ou faux ? Quel rôle doit jouer la France dans ce processus ?

M. Jean de Ponton d’Amécourt. – Tout d’abord, la question du transfert du pouvoir aux Afghans ne relève pas des Américains. Le Janib est présidé par les Afghans ; ce sont eux qui prendront les décisions. En revanche, nous avons obtenu que soient consultés l’Alliance de même que les pays directement concernés. Cela paraît légitime : il s’agit du sort de nos forces. La France faisant partie du Janib, nous aurons voix au chapitre. Aucune ambiguïté, donc, sur le processus de transition, y compris dans la province du Surobi.

Que les Américains jouent un rôle essentiel en Afghanistan est l’évidence : avec 100 000 hommes sur le terrain, ce pays est le premier contributeur au titre de l’aide depuis 2001, la France est 17e. Nous ne pouvons pas prétendre à un rôle plus important que les Américains. Au reste, ces derniers sont de bons alliés. Le retour de la France dans le commandement réintégré de l’Otan est un atout qui nous a permis de faire certes certains barrages et d’être pourtant présents.

Soulignons toute la difficulté de la solution régionale, qui est -j’en suis d’accord- la seule alternative. Au regard de l’Afghanistan, le Pakistan est un monstre de difficultés. Plutôt que de parler d’une conférence, je préférerais utiliser le terme de processus. Jargon de diplomate, me répondrez-vous… Les Américains, compte tenu des moyens considérables qu’ils ont engagés, ont tendance à considérer l’affaire comme la leur. Pour autant, nous avons le droit d’avoir une opinion intelligente sur la question, de la défendre et de lancer un processus. La France n’a nullement l’intention de se substituer aux Afghans dans les négociations de paix. Pour autant, la France est directement concernée avec ses forces sur le terrain. Elle est le 4è contributeur en hommes.

De surcroît, elle entretient une relation très privilégiée avec les Afghans : le soutien du peuple français pendant la guerre du djihad a marqué les esprits ; la France y est présente depuis 1923, sans avoir jamais été une puissance impérialiste, avec une action qui lui est propre -des lycées, un centre culturel et des actions en matière de santé. Cela dit, les négociations sont assurément une affaire afghane. L’exemple anglais a montré que l’activisme exposait à des erreurs d’appréciation, sinon à des supercheries…

M. Jean-Louis Carrère. – Oui, la France jouit d’une bonne image en Afghanistan. « Nous vous aimons beaucoup, vous, les Français », nous confiaient les sénateurs afghans, lors de notre déplacement, avant d’ajouter « Raison pour laquelle nous vous tuerons les derniers»…

M. Robert Badinter. – Monsieur l’ambassadeur, j’ai été particulièrement sensible à votre observation sur l’impossibilité de construire la paix civile sans une justice forte, c’est-à-dire indépendante du pouvoir politique et non corrompue. Une vérité trop souvent oubliée !

Revenons-en aux raisons pour lesquelles nous nous sommes engagés en Afghanistan. Dès le lendemain du 11 septembre, la France, la première, a demandé à l’ONU une intervention pour éradiquer le terrorisme et en finir avec un régime qui le nourrissait ou le tolérait.

Al-Qaïda, quelle que soit sa forme, est-il encore enraciné dans la région ? Ben Laden prospère toujours et se manifeste, y compris à notre égard, avec des sentiments peu amènes… J’en viens au point essentiel, à mon sens, la question religieuse, la question des esprits : la force spirituelle et religieuse, à laquelle nous faisons face aujourd’hui, a pour but déclaré la destruction des valeurs occidentales. Si l’Occident ne veut pas admettre cette donnée, sensible partout hors des instances européennes, nous perdrons de vue le réel. Où en est-on sur le champ de bataille spirituel ? Quid des esprits en Afghanistan ? S’ils sont favorables à tout ce que nous avons voulu détruire -le rapport entre société religieuse et société civile, la condition de la femme-, notre retrait, par une dialectique certaine, signifierait que nous serions confrontés à un foyer d’intégrisme qui se nourrit, lui, de l’anti-occidentalisme ! L’accusation d’islamophobie réduit au silence trop de nos meilleurs esprits quand, de l’autre côté, on ne se gêne pas pour espérer l’effondrement de nos valeurs ! Pour s’en convaincre, il suffit de se reporter aux délibérations du Conseil des droits de l’homme ou aux discours tenus au sein du Comité des droits de l’homme de l’ONU. Parler de guerre de Trente Ans, ou de guerre des religions, me semble donc tout à fait approprié.

M. Jean de Ponton d’Amécourt, ambassadeur. – Les frappes américaines ont considérablement déstructuré Al-Qaïda. Pour autant, en dépit de la guerre à mort que mène la CIA contre cette organisation terroriste depuis 2001, Ben Laden continue à opérer depuis un territoire mal contrôlé par les Pakistanais, et même à communiquer avec l’extérieur. Un mystère au vu de la redoutable machine lancée à ses trousses par tous les services secrets occidentaux ! Le mollah Omar, lui, qui préside la Choura de Quetta, ferait la navette entre Karachi et Quetta, vraisemblablement avec des complicités pakistanaises. Al-Qaïda, bien qu’affaibli, existe toujours et travaille en coopération étroite avec le réseau Haqqani, lui-même très dépendant de l’ISI -les services secrets pakistanais-, et qui compte en son sein des combattants arabes.

J’en viens à la question extraordinairement complexe des esprits. Fondamentalement, l’Afghanistan n’est pas un pays intégriste. On y pratiquait un islam relativement modéré atour de confréries soufies. L’intervention soviétique, très destructrice, a provoqué une insurrection très semblable à l’insurrection vendéenne durant les guerres de la République, à la différence qu’elle a été encadrée par les mollahs, et non par l’aristocratie locale, qui a été liquidée. Les médersas d’inspiration wahhabite ou deobandie -un islam indien inspiré du wahhabisme- se sont emparées du pouvoir religieux, le roi Zaher ne prêtant qu’une attention limitée à ces questions. Avec la déstructuration du pouvoir tribal, des khans et des chefs religieux, les mollahs, aussi incultes que nos curés vendéens, ont pris la tête du mouvement insurrectionnel. Les grands moudjahidines, y compris le commandant Massoud qui avait une vision géopolitique, n’avaient pas une vision très progressiste de la religion et de la femme. Si la population reste d’esprit modéré, elle est encadrée par des extrémistes présents jusque dans l’entourage proche du président Karzaï. Que laisserons-nous à la fin de la partie, au moment de l’end game ? La question reste posée au vu du formidable retour en arrière qu’a connu l’Afghanistan. Dans les années 1960, Kaboul était la ville où l’on venait d’Iran, du Pakistan, du Golfe et d’Asie centrale se prélasser au bord de la piscine de l’Intercontinental, danser dans les boîtes de nuit et faire les courses dans les magasins du centre-ville. Tout cela a disparu : on n’y voit presque plus que des hommes en costume traditionnel et des femmes en burka. Pour des raisons obscures, chacun s’y sent obligé de s’habiller ainsi, jusque dans les plus hautes sphères du pouvoir, ce que personne n’aurait fait il y a vingt ou trente ans.

M. Jean-Pierre Chevènement. – Merci de votre éclairage qui met à jour les contradictions de la politique française et celles qui existent au sein de notre commission. Les Britanniques se sont fixés l’année 2016 comme date de retrait. De fait, il y a donc un calendrier.

Pour trouver une solution politique, il faudra trouver l’accord du Pakistan, de l’Arabie Saoudite, des Émirats du Golfe, avez-vous dit…

M. Jean de Ponton d’Amécourt. – Sans oublier l’Inde !

M. Jean-Pierre Chevènement. – La déclaration de Lisbonne fait référence à la résolution de Bucarest de l’Otan, laquelle se fixait pour objectifs ambitieux d’en finir avec l’insurrection mais aussi d’instaurer une démocratie conforme à nos canons et à nos valeurs, tout en sous-traitant ce cadrage fort vaste aux Afghans. Tant mieux ! Les Afghans sont des Afghans, et non des Occidentaux. L’Afghanistan, que j’ai connu avant 1978, était plutôt modéré. L’invasion soviétique, la riposte américaine avec l’aide de l’ISI et des mollahs fondamentalistes alliés aux légions arabes ont abouti à cette situation complexe que nous devons gérer. Toute la question est de dissocier aujourd’hui Al-Qaïda des Pachtounes radicalisés. Bien que la tâche ne soit pas facile, si elle est accomplie, l’Afghanistan redeviendra ensuite l’Afghanistan dans le cadre d’une transition historique de longue durée que tous les pays arabes et musulmans doivent parcourir pour rejoindre la modernité. Cherchons à accompagner cette transition plutôt qu’à imposer la démocratie à des peuples qui n’en veulent pas. Nous savons quel a été le succès de l’application de cette théorie du choc des civilisations en Irak depuis 2003 ! Notre politique ne sera pas bonne si nos objectifs sont irréalistes.

Dans son rapport, la commission des affaires étrangères soulignait la nécessité de dissocier Al-Qaïda des éléments pachtounes en associant le Pakistan. Seules les populations autochtones peuvent remporter une guerre contre-insurrectionnelle. Charles de Gaulle en a tiré les conséquences en Algérie, malgré les résistances, où la victoire militaire était fragile -je le sais pour y avoir servi en qualité de sous-lieutenant. Autrement dit, seuls les Pachtounes peuvent se débarrasser des légions arabes. Comment les y aider ? En les soutenant dans la durée et en nous fixant des objectifs accessibles.

M. Jean de Ponton d’Amécourt. – Je salue la subtilité de vos analyses. En revanche, mon jugement est moins négatif concernant la résolution de Bucarest. Très inspirée par la France, celle-ci posait un cadre important : un engagement durable de l’Alliance pour un retour à la paix civile via le rétablissement d’une bonne gouvernance et le développement économique. Ce cadre demeure valide. La délégation aux Afghans est indispensable mais reste une affaire délicate : son principe est admis, mais difficile à mettre en oeuvre. Prenez les forces américaines issues en partie de la Garde nationale des différents États, dont les accointances culturelles avec les Afghans sont lointaines : ils ne comprennent pas que les Américains, avec 100 000 hommes, ne puissent pas dessiner les solutions de l’avenir de l’Afghanistan. Cette présence massive fait problème. La donne devrait changer dans les prochaines années avec la présidence Obama qui souhaite entamer un début de retrait à court terme, ne serait-ce que pour des raisons intérieures.

Pour résoudre la question du terrorisme, il faut entraîner le Pakistan, un pays diplomatiquement isolé en dehors de ses relations avec la Chine, les Émirats du Golfe et les États-Unis, dans un réseau de discussions, de négociations et d’alliances. Pour autant, il revient aux Pachtounes, Pakistanais et Afghans, de régler le sort d’Al-Qaïda.

Mme Bernadette Dupont. – Comme à Gaza, où l’on constate un fort accroissement de la demande de cours de langue française, la culture apporte-t-elle une bouffée d’oxygène aux populations ?

M. Jean de Ponton d’Amécourt. – Il y a six mois, le ministre de la culture, le ministre de l’éducation et moi-même avons inauguré le centre culturel français de Kaboul, entièrement rénové. Nous y disposons maintenant d’une salle polyvalente de 450 places, d’un centre dédié à l’enseignement du français -les candidatures d’étudiants pour apprendre le français se multiplient-, d’une médiathèque et d’une salle d’exposition et -particularité- d’un centre dédié à la formation des cinéastes et au reportage. Cette politique a frappé les imaginations, celle des Kaboulis comme de nos alliés occidentaux -la France est la seule à la mener en maintenant un centre culturel. En outre, nous avons aidé les deux lycées de Kaboul où l’on enseigne le français depuis le primaire, que l’on appelle parfois les lycées français. Via la Mission laïque, qui a fait un travail exceptionnel, nous avons pris en charge leur restructuration, leur management, et la formation des enseignants. Ces deux lycées d’élite rayonnent sur toutes les grandes villes de province.

M. Michel Boutant – Qu’en est-il des journalistes français et de leurs guides afghans ?

M. Jean de Ponton d’Amécourt. – Je communique peu sur ce sujet, sauf à dire qu’ils sortiront marqués de cette épreuve difficile. Même s’ils ne sont pas maltraités, vivre en détention un an dans la haute montagne afghane est extrêmement dur. J’ai de bons espoirs.

M. Josselin de Rohan, président. – Merci d’avoir répondu à toutes nos questions. Je vous souhaite beaucoup de succès dans la poursuite de votre mission !

Source:  Sénat

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