Ancien élève de l’école spéciale militaire de Saint-Cyr et de l’Inalco, le général Jean Heinrich a, entre autres, dirigé le service Action puis la direction des opérations de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE). Premier directeur de la DRM (Direction du renseignement militaire), il est aujourd’hui président du directoire du groupe Geos qui se définit comme « le leader en Europe continentale de la prévention et du management des risques ». Dans le débat sur les sociétés militaires privées qui agite depuis plusieurs mois le Landerneau de la défense, il est un partisan de leur légalisation en France et s’en explique dans un entretien.
Le Point : Le débat sur la possibilité d’autoriser en France les sociétés militaires privées, actuellement interdites par la loi de 2003 sur le mercenariat, s’intensifie. Qu’en pensez-vous ?
Jean Heinrich : Je déplore une grande confusion à ce sujet. On mélange des notions différentes. Je ne suis pas à l’aise avec la nouvelle terminologie employée par le SGDNS (Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale), qui parle d’EMSP (entreprises militaires et de sécurité privées). À mes yeux, il est préférable de parler en termes spécifiques de deux réalités différentes : d’une part les sociétés militaires privées (SMP) qui peuvent disposer de blindés, d’artillerie, d’avions et agir au nom d’un État et, d’autre part, les SSP (sociétés privées de sécurité) qui protègent des intérêts privés. Les grandes sociétés militaires privées sont connues : Executive Outcomes en Angola et, en Guinée-Bissau, MPRI (Military Professional Ressources, Inc) en Croatie et en Bosnie, Blackwater (aujourd’hui Xe Services) en Irak, etc.
Comment situer les sociétés de sécurité privées (SSP), qui protègent des intérêts d’entreprises ?
Les sociétés de sécurité privées ne possèdent pas de moyens militaires. Elles sont utilisées dans ces « zones grises » de moins en moins sûres, dans lesquelles les expatriés et les missionnaires envoyés par les entreprises doivent pouvoir travailler en toute sécurité. Désormais, les entreprises ont l’obligation légale d’assurer la sécurité de leurs personnels. La jurisprudence est très nette : si la protection, l’information et la sûreté des employés ne sont pas assurées, ces derniers peuvent attaquer leur employeur au civil, voire au pénal, et les tribunaux leur donnent généralement raison.
Mais la vraie question porte sur le transfert aux privés des armes autres que d’autoprotection, et le droit de s’en servir. Des hélicoptères, des mitrailleuses lourdes ou des blindés, ce n’est pas pour l’autodéfense…
Le problème de la France est que l’État ne sait pas ce qu’il veut. C’est une difficulté majeure, d’autant plus que les armées ne sont pas unanimes. Il y existe deux tendances. La première, que je qualifie de « conservatrice », estime qu’il est impossible de confier au privé ne serait-ce qu’une partie des prérogatives régaliennes, illustrées par le port des armes. On ajoute que si la défense s’adresse à des privés pour effectuer une partie de ses missions, alors qu’elle a été la bonne élève de la RGPP (Révision générale des politiques publiques), les politiques vont se tourner vers elle, et lui demander de réduire encore ses effectifs. Ce que les armées considéreraient comme intolérable.
Aux États-Unis, l’envoi des armées en opération nécessite l’accord du Congrès, d’où le recours fréquent aux SMP qui, elles, se passent de cette autorisation. Mais en France, le Parlement n’a pas son mot à dire. Le chef des armées n’a aucun compte à rendre…
Aux États-Unis, c’est le Pentagone qui envoie les privés en opération. Je peux témoigner que, lorsque j’étais adjoint au commandant de l’Ifor en Bosnie, MPRI était présente pour rehausser le niveau technique et opérationnel de l’armée bosniaque, afin qu’elle atteigne le niveau de l’armée bosno-serbe. Nous y étions opposés, mais le Pentagone l’avait décidé et donnait ses ordres à MPRI. Ils étaient transmis à l’ambassadeur à Sarajevo, qui m’invitait à écouter les directives qu’il donnait en personne à cette société militaire privée. C’est en ce sens que le pouvoir de l’exécutif se trouve renforcé…
Vous discernez une première tendance « conservatrice » et opposée aux SMP dans les armées françaises. Quelle est la seconde ?
C’est la tendance « pragmatique » qui, vous l’avez compris, recueille mon approbation. Ses partisans estiment que le recours au privé présente de nombreux avantages, et permet aux armées de se concentrer sur l’essentiel, en se déchargeant de fonctions « polluantes ». D’ailleurs, les « contractors », comme on appelle en anglais les SMP et leurs employés, coûtent moins cher et sont bien plus efficaces dans certaines missions. À l’heure où la plupart des armées sont budgétairement contraintes de réduire leurs effectifs, les SMP sont un facteur d’économie et d’efficacité. De plus, l’opinion publique est beaucoup moins sensible à leurs pertes qu’à celles que pourraient subir des armées d’État. Ma mission à Sarajevo présentait certains risques, et j’étais protégé par d’excellents gardes du corps. Tous, et jusqu’à mon conducteur, étaient des chuteurs opérationnels venus du 8e régiment parachutiste d’infanterie de marine, formés à la chute libre à grand prix, et qui se retrouvaient dans une fonction pour laquelle ils étaient surqualifiés. Des contractors très bons dans le seul métier de garde du corps auraient parfaitement fait l’affaire.
Comment les entreprises françaises agissent-elles, concrètement, pour répondre aux demandes de leurs clients ?
Notre offre est vaste et va du conseil en amont à la gestion de crises en passant par la formation des personnels, l’organisation sécuritaire d’un chantier, l’accompagnement, la protection sur zone. Nous pouvons faire appel à des sous-traitants que nous connaissons et dirigeons qui, eux, sont armés à terre, voire en mer, où nous travaillons avec des marines nationales rémunérées pour ce service.
Vous payez une armée nationale pour protéger vos clients ? N’est-elle pas supposée le faire aux frais de son gouvernement ?
Mais si nous ne les payons pas, ils font ….
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