Intervention de M. Dardé

M. Jean Dardé , député

Le projet de loi soumis à notre discussion est le produit d’une double méfiance : méfiance à l’égard du parlement, méfiance à l’égard de la collectivité militaire dont vous êtes responsable, monsieur le ministre d’Etat.

Méfiance, et j’ajouterai mépris à l’égard du Parlement : le statut des militaires a été activement préparé depuis plusieurs années ; le Gouvernement a pris le temps d’une réflexion approfondie. Le temps, il le refuse à l’Assemblée nationale qu’il contraint à un « débat hâtif » – je ne fais que citer le rapporteur.

Méfiance et mépris du Parlement également en ce qui concerne la distinction entre pouvoir législatif et pouvoir réglementaire. En vérité, si l’Assemblée adopte l’article 3 prévoyant que les statuts particuliers des militaires seront pris ultérieurement et par décrets, c’est la commission de la défense nationale elle-même, et avec elle le Parlement, qui seront dessaisis d’une compétence qu’ils détenaient depuis 1958. De plus, vous vous dispensez, pour « délégaliser » une matière législative, de la procédure rendue obligatoire par l’article 37 de la Constitution.

Il est vrai que vous parviendrez peut-être à l’emporter selon la procédure à laquelle vous nous avez habitués. Mais j’espère qu’avec l’aide de la deuxième Assemblée votre article 3 finira devant le Conseil constitutionnel.

Celui-ci aura peut être à se prononcer également sur certaines dispositions du statut qui restreignent les droits et libertés des militaires dans des conditions qui ne sont ni raisonnables, ni adaptées à notre époque.

C’est bien là une preuve supplémentaire de la méfiance que vous ressentez également envers la collectivité militaire, dont vous avez pourtant la charge. Grâce à vos efforts, celle-ci restera encore pour de longues années, si ce projet est adopté, la « grande muette » de notre société, dite de « participation ». Vous devez vous féliciter – j’en suis sûr – de cette conception moderne et constructive. ( Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste ).

Vous vous êtes accordé, ai-je dit, un long délai pour préparer le statut. Ce délai, vous ne semblez pas l’avoir employé à une réflexion réellement prospective sur notre armée et son devenir.

Selon des propos, que vous multipliez comme d’habitude avec une certaine imprudence, monsieur le ministre, la nation française vit sans perspective proche de conflit. M. le Président de la République lui même a dit que nous étions à l’âge du patriotisme sans ennemi. Dans ces conditions, comme l’a fort bien établi M Le Theule, comment les militaires ne seraient-ils pas de plus en plus attentifs aux problèmes de leur condition, de plus en plus conduits à la comparer avec celle des fonctionnaires civils ou même des militaires des nations alliées et ne se demanderaient-ils pas si toutes les contraintes qui pèsent sur l’état militaire ont encore leur raison d’être ?

Je reconnais que vous allégez quelques-unes de ces contraintes : je pense, par exemple, à la nécessité de l’autorisation du mariage, que d’ailleurs le texte n’abolit pas complètement. Pour le reste, si l’on néglige quelques faux-semblants, votre texte, dans la partie qui concerne les droits civils et politiques, la responsabilité et les obligations des militaires, constitue un ensemble assez accablant de blocages et d’interdits rétrogrades.

Examinons d’abord les droits d’expression des militaires. Sous couleur d’une apparente libéralisation, vous maintenez les causes de ce que le général Alain Le Ray a appelé le « désert aride de la pensée militaire française actuelle ».

La situation est simple : avec la réglementation actuelle, le colonel de Gaulle, il y a quarante ans, n’aurait pu faire paraître ni Le Fil de l’épée ni encore moins – ce seul titre vous faisant horreur – Vers l’armée de métier .

Ce n’est pas moi qui le dis, c’est le général Beaufre, cité par M le rapporteur. Vous me répondrez sans doute que le colonel de Gaulle. à l’époque, n’a pas été écouté : je vous répliquerai qu’aujourd’hui il ne pourrait même pas être lu.

M. Raoul Bayou . Très bien !

M. Jean Dardé . Dans le domaine des droits politiques, vous restez dans l’absurdité et l’hypocrisie de la situation actuelle, où les militaires, tout en étant éligibles, ne jouissent pas réellement de l’exercice du droit d’éligibilité, puisque l’adhésion à un parti politique n’est permise à un militaire que quinze jours avant l’ouverture de la campagne électorale.

Quel parti acceptera de donner son investiture à un militaire dans ces conditions ? Les statistiques prouvent que les militaires qui parviennent à franchir ce barrage se comptent sur les doigts de la main, sauf les médecins candidats aux élections municipales : sur ce dernier point, le projet ne fait rien pour empêcher ce qui est incontestablement un abus.

Quant au droit d’association, à l’article 9, s’il est normal que vous refusiez le syndicalisme en raison de sa liaison, fréquente mais non nécessaire, avec la grève, il n’est pas normal que vous dissociiez le droit d’association de toute défense d’intérêts professionnels.

Vous refusez un usage modéré du droit d’adhérer à des groupements de défense professionnelle, vous refusez d’accorder aux militaires un droit que la Constitution reconnaît à tous les Français. Craignez que la pression des événements ne vous conduise, vous ou votre successeur, à accorder en catastrophe beaucoup plus que ce que vous refusez aujourd’hui ! Ce ne serait d’ailleurs pas la première fois, dans votre longue carrière politique, que pareil phénomène se produirait.

J’ai également peine à comprendre, monsieur le ministre, la position que vous avez défendue devant la commission de la défense nationale sur le problème de la notation.

La commission vous proposait, en reprenant ou en adaptant les dispositions du règlement de discipline générale, d’autoriser une communication de leurs notes aux intéressés. Vous avez répondu que ce serait la fin de la discipline militaire : devant communiquer les notes, les chefs n’oseraient jamais mettre une note inférieure à 19.

Quelle piètre opinion vous avez des officiers de votre armée, monsieur le ministre de la défense nationale ! Cela confirmerait. si par malheur votre réflexion était vraie, ce qu’un sociologue français de classe et de réputation internationale, M. Michel Crozier, pense de l’administration française « dominée », écrit-il, « par la crainte du face à face ».

M. Raoul Bayou . Très juste !

M. Jean Dardé . Je veux me montrer moins défaitiste que vous, monsieur le ministre, car accepter votre position serait faire trop bon marché du sens de l’autorité et de la responsabilité des chefs militaires français à tous les échelons.

Vous même, d’ailleurs, bien que n’étant pas militaire, avez su leur montrer l’exemple quand vous avez eu à sanctionner un officier général après l’affaire des vedettes de Cherbourg, quand vous avez eu, plus récemment, à faire cesser le trouble causé par le livre et les conférences d’un autre officier général ; je pense que vous n’avez laissé à personne le soin de communiquer leur sanction aux intéressés.

Je vous pose une nouvelle fois la question : pensez-vous réellement que vos chef militaires ne sont pas des chefs ? Ou bien espérez-vous ainsi étouffer encore davantage tout esprit critique, toute velléité d’indépendance chez vos officiers, réduits à la passivité par peur de déplaire à un supérieur ?

Maintenir secret le dossier militaire permettra de continuer à freiner la carrière d’officiers qui, même brillants, sont soupçonnés d’avoir des opinions politiques non orthodoxes. Combien d’entre eux, aujourd’hui encore, se voient devancés par de plus jeunes ou de moins doués, pour avoir osé exprimer plus ou moins ouvertement leur désaccord sur une politique, bien controversée dans l’ensemble du pays d’ailleurs, lors du conflit d’Algérie qui déchira, il y a quelques années, la nation et l’armée ! Il faut mettre un terme à ces pratiques indignes d’un régime démocratique.

Je n’ai voulu aborder dans ce bref exposé que les points les plus choquants de ce projet de statut. Ses lacunes plus techniques, en ce qui concerne, par exemple, la couverture des risques, l’avancement et la retraite seront abordées lors de la discussion des articles.

Mais je ne voudrais pas conclure sans rappeler que nous sommes fermement opposés à l’inclusion du contingent dans le champ d’application de ce statut des militaires. Devant se soumettre à une obligation nationale, les appelés ne peuvent être considérés comme adhérents à ce statut.

A notre avis, un simple aménagement du code du service national serait bien suffisant. Mais comme il paraît peu probable que nos opinions, pour une fois partagées par la commission et son rapporteur, influent sur votre décision, il faudrait pour le moins accepter une représentation effective du contingent au conseil supérieur de la fonction militaire.

Monsieur le ministre, votre projet est extrêmement décevant. Il témoigne – les officiers et spécialistes ayant pris position sur ce projet ne s’y sont pas trompés – d’une méfiance stupéfiante à l’égard d’une armée dont vous auriez pu être le rénovateur si vous n’aviez, une fois de plus, manqué à la fois d’imagination et de réalisme. Contrairement à ce que déclarait le président de la commission de la défense nationale, en attendant de transformer tous les fonctionnaires en zélés militaires vous avez voulu transformer les militaires en « petits ronds-de-cuir », sans même leur en donner les maigres avantages. ( Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste ).

Laissez-moi vous dire que ce n’est pas là notre idéal, ni pour la fonction publique ni pour l’armée. L’inadaptation et le conservatisme autoritaire de votre projet compromettent dangereusement la longévité du statut des militaires qui nous est proposé. A côté de vous, Napoléon Ier fait figure de révolutionnaire.

Nous ne pouvons ainsi accepter de voir réduire encore davantage les libertés déjà bien insuffisantes d’une catégorie de citoyens C’est pourquoi le groupe socialiste ne votera pas le projet. ( Applaudissements sur les bancs des croupes socialiste et communiste ).

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