M. Jean Brocard , député
Mesdames, Messieurs, grâce à l’arrêt dînatoire et au travail d’une heure en commission de la défense nationale, j’ai un peu l’impression que le véritable débat va commencer alors que, tout au long de cet après-midi, d’excellentes choses ont été dites sur ce projet de loi. S’il y a des points de désaccord, c’est la preuve de la vie de notre démocratie et de notre Parlement.
Par conséquent, je vous prie de m’excuser par avance de reprendre ainsi certaines des idées qui ont été émises déjà cet après-midi.
Le statut général des militaires qui est soumis à l’Assemblée nationale « rénove un édifice ancien dont le remodelage s’imposait pour tenir compte de l’évolution générale de la psychologie et des rapports sociaux » ; telle est l’une des phrases clés de l’exposé des motifs de ce projet de loi.
Il a déjà été beaucoup dit et beaucoup écrit sur ce projet de loi : codification pure et simple afin de rassembler des textes datant du siècle dernier, évolution, révolution, rénovation, tels sont les termes couramment employés.
En fait, il faut ramener le problème à de justes proportions. Il s’agit d’accorder à la « société militaire » – j’allais dire à la « famille militaire » – un statut conforme à l’article 34 de la Constitution. De plus, l’article 16 de l’ordonnance du 7 janvier 1959 précise qu’une loi spéciale fixera les garanties fondamentales qu’elle appelle en compensation des sujétions pesant sur les militaires.
Le problème est donc là. La collectivité militaire, compte tenu des sujétions qui sont les siennes, doit se voir reconnaître de ce fait même des garanties et des compensations. Le statut proposé assure-t-il un juste équilibre entre sujétions, compensations, contraintes et garanties ?
Considérée comme une entité « à part », l’armée a été pendant très longtemps tenue éloignée de la vie normale des citoyens. Peu à peu, les barrières sont tombées, mais certaines doivent demeurer car sa mission est de préparer et d’assurer par la force des armes la défense de la patrie et des intérêts supérieurs de la nation.
A quoi donc doit correspondre ce statut ? A revaloriser la condition militaire en France tant sur le plan matériel que sur le plan moral ; il est patent qu’actuellement le métier militaire est aujourd’hui quelque peu dédaigné, voire méprisé, par certains Français. En conséquence, ce statut doit tendre non seulement à accorder aux militaires les mêmes avantages qu’aux autres citoyens, lorsqu’ils se trouvent dans les mêmes situations, mais à assurer aux militaires de solides garanties du fait qu’ils ne se trouvent pas toujours dans la même situation que les autres citoyens et enfin à améliorer leurs conditions de vie et celles de leur famille lorsque, du fait de leur métier, ils sont contraints à subir des conditions de vie plus dures ou plus difficiles.
En bref, votre préoccupation, monsieur le ministre d’Etat – vous l’avez dit devant le conseil supérieur de la fonction militaire – est d’établir par le nouveau statut une condition militaire équilibrée.
Voici quelques observations sur cet équilibre.
La première portera sur la définition de la collectivité militaire. Quels sont les militaires qui doivent être concernés par ce statut ? J’estime que seuls ceux qui ont choisi le métier des armes doivent être couverts par un statut qui leur soit propre, c’est-à-dire les engagés volontaires, les rengagés, les militaires servant sous contrat, sous-officiers, officiers de carrière.
Je pense que c’est pour eux qu’un statut est nécessaire. Si je me réfère au Larousse, qu’est-ce qu’un statut ? « C’est un texte ou un ensemble de textes qui fixent les garanties fondamentales accordées à une collectivité ou à un corps. » Par conséquent, il s’agit bien d’un corps constitué. Ce sont les personnels qui ont choisi un métier, et j’élimine de ce fait les appelés du contingent pendant la durée de leur service militaire. Ils ont à leur disposition un texte législatif. C’est le code du service national que nous avons voté l’année dernière.
Le projet de statut, tel qu’il est proposé, ne peut les concerner. C’est pour eux un honneur et un devoir d’accomplir leurs obligations militaires. Mais, quoique portant un uniforme pendant un certain nombre de mois, ils n’ont pas choisi de le porter ; ils ont répondu à un appel obligatoire. Ils ne font pas carrière.
Deux articles seulement sur 110 leur sont consacrés dans le projet de statut : l’article 101 et l’article 102. C’est tout, ce qui prouve que les autres dispositions ne leur sont pas applicables. Tout simplement, parce qu’ils ne réunissent pas les conditions pour avoir droit à un statut. Un statut c’est la charte d’une profession…
M. Michel Debré , ministre d’Etat chargé de la défense nationale . Voulez-vous me permettre de vous interrompre ?
M. Jean Brocard . Volontiers.
M. 1e président . La parole est à M. le ministre d’Etat chargé de la défense nationale, avec l’autorisation de l’orateur.
M. Michel Debré , ministre d’Etat chargé de la défense nationale . Monsieur le président, le charme des séances nocturnes est de permettre le dialogue.
Il est vrai que les appelés du contingent ne sont concernés que par deux articles. Comme je l’ai indiqué cet après-midi, trois autres articles intéressent les réservistes. Je reconnais qu’ils sont peu nombreux, mais ils intéressent directement un certain nombre d’appelés.
Il n’y a donc pas seulement deux articles intéressant les appelés. C’est ce que je me permets de vous dire, et encore une fois, comme je l’ai dit cet après-midi, ce n’est pas au nombre des articles qu’il faut juger de l’importance du caractère général du statut ; c’est en fonction du caractère global de la fonction militaire et de l’armée, que, me semble-t-il, il faut apprécier l’effort qui a été fait.
C’est la seule rectification que je me permets d’adresser à votre observation, monsieur Brocard.
M. Jean Brocard . Je vous remercie, monsieur le ministre. Je suis tout à fait d’accord avec vous. Pour ce faire, il faudrait prévoir un statut des personnels de réserve car les trois articles qui sont dans le projet de loi vont grandement décevoir les officiers et les sous-officiers de réserve.
M. le ministre d’Etat chargé de la défense nationale . Monsieur le député, ce sera un statut particulier comme pour d’autres corps. Il est clair qu’un statut général de la fonction militaire établit des règles qui s’appliquent, comme la commission l’a remarqué, à 53 corps de l’armée active et aux réservistes.
Dans ces conditions, il ne faut pas s’étonner que tout ne soit pas réglé, comme ce fut le cas chaque fois que l’on a eu à adopter un statut général et qu’une série de statuts particuliers soit nécessaire pour des cas spécifiques comme ceux des réservistes et des sous-officiers de réserve, avec des modalités qui conviennent dans chaque cas.
M. Jean Brocard . Monsieur le ministre d’Etat, la commission en a jugé autrement. Je poursuis mon exposé. Nous pourrons reprendre ce débat lorsque nous étudierons l’article 2.
En second lieu, comment se présente ce projet ? D’abord, il semble que les auteurs aient été animés par différentes préoccupations. D’abord reprendre, en les regroupant et si possible en les allégeant de ce qu’elles pouvaient avoir de périmé, les restrictions traditionnelles à l’exercice des droits et libertés publiques, liées à l’état militaire, ensuite, prévoir certaines garanties ou compensations justifiées par l’existence des restrictions lorsque de telles compensations ou leur principe sont de la compétence de la loi ; enfin, fixer le statut de chaque grande catégorie de militaires en le rapprochant autant que possible de celui des personnels civils de l’Etat.
Prévoir d’abord les garanties, parce que le métier militaire impose des contraintes inconnues des autres citoyens et parce que les militaires n’ont pas à leur disposition, comme les autres citoyens, particulièrement comme les fonctionnaires, des moyens de défense comme les syndicats ou des moyens de pression comme la grève.
La garantie suprême pour les militaires c’est la loi. Je défends là un point de vue qui a été longuement agité cet après-midi et par conséquent je ne veux pas y insister. C’est leur suprême recours.
Il est bien certain – je ne veux pas faire de procès d’intention ni à l’administration ni à une haute assemblée comme le Conseil d’Etat – que certaines garanties fondamentales doivent rester du domaine de la loi. Nous reviendrons sur ce problème en examinant les articles.
En deuxième lieu, il faut rapprocher autant que possible le statut des militaires de carrière de celui des fonctionnaires de l’Etat.
Mais la condition militaire est soumise à certaines règles qui lui interdisent d’adopter celles de la fonction publique. Je les rappelle rapidement : obligation de réserve quant à l’expression des opinions, croyances philosophiques, religieuses ou politiques ; surveillance de l’introduction de publications dans les enceintes et établissements militaires ; interdiction de l’exercice du droit de grève ; régime disciplinaire propre aux armées ; obligation de discrétion et secret professionnel ; disponibilité permanente des militaires. Se pose le problème de l’adhésion de ceux-ci a certaines associations, Nous en discuterons lors de l’examen de l’article 9 du projet de loi. La rédaction de cet article est particulièrement délicate : comment trouver un compromis entre la liberté dont doivent jouir les militaires, qui sont des citoyens comme tout le monde, et les sujétions auxquelles ils sont soumis ?
L’article 14 rappelle que l’obéissance aux ordres des supérieurs ne peut aller jusqu’à l’obligation d’exécuter des ordres contraires aux lois et aux coutumes de la guerre.
Je me pose des questions sans trouver de réponse au sujet de cet article, car je ne vois pas très bien comment se présentera le problème, en cas de conflit, lorsqu’un officier ou un sous-officier estimera tel ordre de son commandant contraire aux lois de la guerre.
En troisième lieu, il convient d’instituer des compensations en contrepartie des sujétions imposées aux militaires de carrière. Leur rémunération doit tenir compte de la nature des fonctions exercées ou des risques courus. Il y a lieu de mettre particulièrement en relief l’indemnité pour charges militaires.
L’article 18 bis proposé par la commission insiste, à propos du classement hiérarchique, sur la parité entre fonctionnaires civils et fonctionnaires militaires.
Je me permets également, monsieur le ministre, de reprendre la supplique de mon ami M. de Bennetot concernant l’article 22 bis, approuvé par la commission de la défense nationale, qui prévoit une aide de l’Etat en faveur des veuves et orphelins des militaires décédés à l’occasion du service
Là également, il convient de dépasser les règles de la fonction publique car le sous-marinier ou le pilote de l’armée de l’air ou de l’aéronavale court plus de risques que le fonctionnaire civil. Cet article 22 bis s’étant vu opposer l’article 40 de la Constitution, je demande au Gouvernement de bien vouloir le reprendre à son compte.
En quatrième lieu, une innovation, un progrès sont intervenus quant aux sanctions statutaires ou professionnelles, vous l’avez dit cet après-midi, monsieur le ministre d’Etat, car elles sont désormais assorties de la garantie de conseils ou de commissions aux avis desquels il ne peut être passé outre que pour des modifications en faveur des intéressés.
En cinquième lieu, l’état militaire, c’est-à-dire la propriété du grade, est reconnu légalement.
En dernier lieu, figure une série de mesures propres à l’état militaire.
D’abord, des mesures anciennes que je rappelle brièvement : congé du personnel navigant ; droit à pension de retraite à jouissance immédiate pour les sous-officiers après quinze ans de service, pour les officiers après vingt-cinq ans de service ; régime de disponibilité ; prise en compte du temps passé sous les drapeaux pour l’accession à certains emplois.
Enfin, une mesure nouvelle dont on a longuement parlé cet après-midi : possibilité d’octroi d’un pécule pour certaines catégories d’officiers qui quitteraient l’armée avant d’avoir atteint vingt-cinq ans de service, tout en conservant le bénéfice d’une pension à jouissance différée. Cette mesure que vous avez expliquée cet après-midi, monsieur le ministre d’Etat, mérite d’être approuvée.
Mais cet ensemble de mesures apporte-t-il effectivement aux militaires de carrière les compensations qui s’imposent ?
En fait, il manque peut-être un engagement de l’Etat à fournir aux militaires des conditions de vie en rapport avec la dignité de leurs fonctions. C’est pour respecter un certain nombre de principes énoncés dans l’exposé des motifs que la commission de la défense nationale a déposé des amendements qui, s’ils étaient adoptés, devraient donner satisfaction à la famille militaire.
Codification, rénovation, évolution, voilà les termes qui pourraient s’appliquer à un texte ainsi amendé. La profession militaire a besoin de se sentir considérée, défendue, protégée. Le statut doit en fournir l’occasion. Il existe, certes, des servitudes inhérentes à l’état militaire et à la discipline rigoureuse nécessaire aux armées. Mais ces servitudes, si elles peuvent appeler dans certains cas des compensations financières, doivent surtout être acceptées par goût du métier militaire et – pourquoi pas ? – par vocation, à condition que des mesures statutaires accordent à ce métier les garanties indispensables à un citoyen du XXe siècle.
La commission a approuvé plusieurs amendements auxquels je souhaite personnellement que le Gouvernement se range, dans la mesure du possible. Ce ralliement nous permettra, monsieur le ministre d’Etat, d’apporter sans restriction nos voix à ce projet de loi. ( Applaudissements sur les bancs du groupe des républicains indépendants et de l’union des démocrates pour la République ).