Spécificité… militaire

L’article ci-dessous, intitulé « SPECIFITE… militaire », est la suite d’un article du même auteur paru dans le numéro de janvier 2004 de la revue de la Défense nationale, article paru sous le titre « Un rapport pour quoi faire » (voir les références en [cliquant ici]) ? N’ayant pas trouvé place dans les colonnes de la revue de la défense nationale, l’auteur, le contrôleur général des armées (cr) E.J Duval, a demandé à l’Adefdromil si elle pouvait accueillir cet article sur son site, officiellement reconnu depuis le colloque de l’EMSST.Dans cet article dont le titre a une typographie significative, l’auteur tente de ramener à sa juste valeur l’argument de la Spécificité si fortement souligné par tant d’acteurs officiels à propos du projet de révision du statut général des militaires (commission présidée par Mr Denoix de Saint-Marc).Dans cet article à base historique, certes un peu long pour des lecteurs pressés, l’auteur, notamment à la fin, oriente sa réflexion vers le retour à une conception plus resserrée de la notion d’agent de l’Etat.Quelles que soient les conceptions de l’auteur (que l’Adefdromil ignore totalement), l’Adefdromil estime que cet article constitue une source de réflexion dont les membres et surtout les cadres de l’armée professionnelle ne peuvent se dispenser. C’est la raison pour laquelle, elle a accepté de le publier.

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SPECIFICITE… militaire ?

Tout récemment, l’association amicale de l’EMSST a organisé un colloque entièrement consacré à la Spécificité militaire : Mythe ou Réalité ?

Le thème de la Spécificité depuis la fin du conflit algérien a été à l’origine de tant de débats pour ne pas dire de querelles qu’il n’est pas vain d’en souligner aujourd’hui, à la veille d’un débat parlementaire sur le statut des militaires, certains de ses aspects et de s’interroger sur le caractère contemporain de cette Spécificité que le Chef des armées a, en quelque sorte, érigé en dogme lors de l’échange de voeux au début de l’année 2004.

Une vieille histoire qu’il faut savoir replacer dans son contexte de l’époque.

170 ans après le vote du premier statut des officiers des armées de terre et de mer, ce thème, compte tenu de l’évolution de la société contemporaine et de la place tenue par les armées d’aujourd’hui, ne risque-il pas d’apparaître comme un anachronisme?

En effet, qu’est-ce que la spécificité dans une époque où tout est spécifique, c’est-à-dire, différent du voisin, car c’est cela la spécificité. Tous les dictionnaires usuels définissent à peu près de la même façon ce terme : « qui appartient en propre à une espèce, à une chose » (Larousse 2004).
Qui, dans l’immense galerie de la fonction publique, ne peut revendiquer une spécificité ? Le métier militaire est à coup sûr Spécifique, mais ce n’est pas le seul. Que les militaires veuillent à tout prix s’accrocher aux pans de ce vieux manteau que l’on n’ose qualifier d’arlequin est pur anachronisme, métachronisme, parachronisme; c’est tout simplement de l’uchronie inversée. Le Larousse 2004 ne fait pas même état de ce terme forgé par Charles Renouvier et construit comme Utopie (nulle part). Selon le dictionnaire Quillet, « l’uchronie est une conception de l’histoire , qui prétend la reconstruire non telle qu’elle fut en réalité, mais comme elle aurait pu ou dû être ».
Aujourd’hui nous sommes face à une forme d’Uchronie inversée, c’est à dire que l’on veut maintenir, à tout prix, envers et contre tout et en particulier envers et contre le discours officiel apparent du Chef des armées trois années de suite, les militaires, sous l’emprise d’un statut à contre-courant de l’évolution de la société; il est vrai que souvent pour clore le débat ou pour éviter d’aborder les sujets qui dérangent on invoque l’éthique … sujet infini de discussions, s’il en fut.
La spécificité ne tiendrait-elle pas, alors, au fait que le temps se serait arrêté pour une seule catégorie alors que l’horloge continue à tourner, voire à s’emballer pour les autres catégories, il suffit pour s’en convaincre de constater les débats autour de la fonction publique, par exemple, de celle qui a pour mission de former les futures citoyens en les « éduquant », c’est à dire en leur montrant le chemin, la voie.

Le statut de 1834 fut un grand progrès, une véritable « avancée » mais celui de 1972 ne fut qu’une adaptation, un énorme mixage pour tenter de mouler en un unique pâté des composants disparates et d’âge différent.
Le crû annoncé pour 2004 est-il, au nom de la spécificité, condamné à une simple recongèlation d’un plat mal digéré à partir de 1972 ? Pour tenter de répondre à ces questions ne faut-il pas revenir aux sources, à l’origine en quelque sorte de la spécificité?

La spécificité du statut de 1834 est historique : en ce moment là, la France a certes retrouvé depuis vingt ans une Royauté qu’elle avait assassinée, mais c’est une Royauté peu sûre d’elle-même et qui tente de calmer la structure d’encadrement d’une armée dont elle a hérité et qui, ne correspondant plus aux besoins du moment, peut se révéler dangereuse. Cette armée de terre et de mer a besoin après les purges à l’issue de la période post-napoléonienne d’être confortée, d’être stabilisée pour accomplir les missions « régaliennes » qui lui sont confiées; n’oublions pas que depuis 1830, elle se trouve engagée par décision royale en Algérie dans une campagne dont l’issue, dès cette époque, n’est pas évidente.
Le roi, dans ces conditions n’a d’autre solution que d’apporter un apaisement en apportant une stabilité et une sécurité à l’encadrement de cette armée indispensable pour la réalisation des projets en cours : tel fut l’objet du statut de 1834 qui, ne l’oublions pas, ne concerne que les officiers de terre et de mer, c’est à dire, à l’époque, une catégorie déjà tenue pour privilégiée.

A la fin de ce premier tiers du XIXème siècle, les fonctions régaliennes sont très réduites : défense, justice et jusqu’à un certain point peut-être des éléments de fiscalité ou plus précisément de perception de l’impôt. L’enseignement primaire n’est apparu officiellement qu’en 1833 mais ne connaîtra son plein développement que cinquante ans plus tard. A cette époque, l’armée dont la gendarmerie n’est qu’une branche, en quelque sorte, une spécialité, participe par son implantation sur tout le territoire à l’exercice de la plupart des missions de sécurité, de police tout particulièrement dans le monde rural du moment.
Pour gouverner, le souverain, outre l’obéissance usuelle et, pour certains, la loyauté, n’a besoin que de grands commis pour en quelque sorte fixer les grandes règles et veiller à leur respect.

La spécificité « militaire » – le terme « spécifique » entendu comme la qualité de ce « qui appartient à une espèce » – ou du statut militaire tient donc à son origine historique mais c’est une spécificité qui pèse très lourd comme le montre l’ouvrage d’Alfred de Vigny « grandeur et servitude militaire », paru l’année suivante en 1835. Les lois de recrutement sont inégalitaires mais elles représentent un choix des représentants de la nation que l’encadrement militaire a pour mission d’appliquer, parfois sans ménagement.

La seconde République va transformer ces principes régaliens en vertus républicaines mais c’est le second Empire qui, face à la révolution industrielle, et devant l’immensité de la tâche à accomplir va s’inspirer du modèle militaire en l’étendant en quelque sorte à tous les grands corps qui vont régir la vie de l’Etat.

La défaite de 1870, pendant quelque temps, sème le désarroi dans le fonctionnement d’une machine « unitaire » placée sous l’imperium d’un prince président autoproclamé « empereur » y compris des « arabes » tant son rêve « romain » le préoccupe; et c’est comme Chef des armées qu’il tombe les armes à la main aux mains de l’ennemi en 1870.

Après quelques années de flottement, la IIIème République se dote non pas d’une Constitution mais de quelques lois fondamentales permettant de structurer l’ensemble de la vie politique nationale. Si l’on fait abstraction des expéditions coloniales dans lesquelles l’armée de terre et celle de mer s’illustrent, pour entretenir l’idée naissante de Revanche, après maints incidents diplomatiques de la fin du 19ème siècle et du début du 20ème siècle, la militarisation apparaît comme la nécessaire mesure pour faire face à un militarisme prussien devenu allemand.

Entre temps, après les troubles de la période révolutionnaire, l’Eglise catholique a reconstitué et consolidé avec le concours de la Royauté l’encadrement spirituel du peuple de France grâce à un quadrillage paroissial auquel la France doit la multiplication des cellules communales républicaines. Cet encadrement spirituel et moral pèse très fort sur l’état de la nation et les cadres dirigeants de la République à l’orée du 20ème siècle s’empresseront de réduire le poids et la place de cet embrigadement qui n’est pas le sien.

La République, après bien des hésitations et des querelles confie à l’encadrement militaire le soin de réaliser la participation de tous les citoyens français à la défense de ce que l’on appelle la patrie. Et c’est ainsi que nos aïeux partirent en choeur et en cadence et dans l’unanimité pour défendre le territoire national au début du mois d’août 1914.

Après quatre années d’une effroyable boucherie et un inqualifiable gaspillage des ressources humaines de la nation, l’armée, grâce à une victoire chèrement acquise, confirme son rôle éminent dans la nation mais, démographie oblige, elle doit subir une réduction des effectifs qu’elle compense par un appel intense aux ressources humaines indigènes de ses colonies; elle se dote officiellement d’un encadrement de deuxième rang en reconnaissant, en 1928, aux sous-officiers une place accrue, en leur garantissant en quelque sorte « une carrière ».

Pendant toute cette période de 1870 à, disons, grosso modo, 1930, la France, après avoir écarté l’encadrement lié à la religion, s’est dotée parallèlement du corps des instituteurs, ces fonctionnaires en blouse grise, appelés aussi « hussards noirs », payés par la République et auxquels est en quelque sorte, garanti, le monopole de l’enseignement par la loi relative aux associations plus que par la loi de séparation des églises et de l’Etat.

Dans cet univers républicain d’encadrement de la nation, seule l’armée dispose d’un corps de règles rigoureux et précis; c’est le Conseil d’Etat et le haut enseignement juridique qui vont peu à peu dégager les règles applicables aux autres agents de plus en plus nombreux employés par l’Etat et que l’on ne nomme pas encore officiellement fonctionnaires.

Mais qu’il est temps de repenser en fonction de la réalité d’aujourd’hui.

La première tentative officielle pour doter les agents ou employés de l’Etat d’une structure juridique unifiante remonte au gouvernement de Vichy (statut du 14 septembre 1941)(1), elle sera reprise au lendemain même de la Libération et n’aboutira qu’au mois d’octobre 1946 à la proclamation du statut des fonctionnaires. Il n’est d’ailleurs pas innocent ni sans doute sans conséquence qu’il ait été voté bien après le départ du général de Gaulle, Maurice Thorez s’était personnellement impliqué dans sa rédaction et le signa. Une nouvelle et unique catégorie d’agents de l’Etat : les fonctionnaires, va prendre forme officiellement.

A ce moment de notre histoire, on peut dire que deux catégories spécifiques d’agents de l’Etat coexistent sans être face à face : d’un coté, les militaires, de l’autre, les fonctionnaires, et comme aucune des deux catégories n’a le droit de grève, elles ne sont sans doute pas aussi opposées qu’on veut bien le dire; ne répète t-on pas dans beaucoup de manuels de droit public que le statut de la fonction publique est inspiré du statut des officiers de 1834 ? Rappelons aussi qu’à cette époque les militaires représentaient une importante proportion des agents de l’Etat (c’est à dire des fonctionnaires) : de l’ordre de 20% contre à peine quelques petits points aujourd’hui.

Ne retenir que cette présentation dichotomique des agents de l’Etat n’est pas sans danger : en effet, c’est oublier que l’un des tous premiers efforts ou des toutes premières préoccupations du GPRF (gouvernement provisoire de la République française) fut de tenter, dès 1944, d’unifier le régime des rémunérations de tous les agents de l’Etat : qu’ils soient ou non sous l’uniforme.(2) C’est ce qu’il fit par deux ordonnances de 1945.
Trois ans plus tard, après de longs travaux, le décret n°48-1108 du 10 juillet 1948 portait « classement hiérarchique des grades et emplois des personnels civils et militaires de l’Etat relevant du régime général des retraites »(3).
C’est dire que tout le domaine important qui touche directement à la vie des militaires et de leurs familles était dés lors soustrait au principe de la spécificité. C’est dire aussi que la proposition du point 4.1.4 du rapport de la commission de révision du statut général des militaires qui, semble-t-il, voudrait réaliser un découplage indiciaire ne peut apparaître que comme un anachronisme sans nom compte tenu de l’évolution en ce domaine et du faible poids représenté par la catégorie des militaires.

Depuis les grands jours du vote du statut de la fonction publique en octobre 1946, les corps des agents de l’Etat n’ont cessé de se diversifier, de se spécialiser et, l’on peut le dire, de se « spécifier » c’est-à-dire de se transformer en des catégories distinctes les unes des autres. La décentralisation a, elle aussi, contribué à faire voler en éclats l’unité de la fonction publique, mais grâce aux syndicats la pieuvre a su resserrer ses tentacules de façon à donner aux fonctionnaires des liens et des lieux de revendication unitaire, mais seule, la fonction militaire (car depuis 1969 par souci de similitude tout autant que de mimétisme on désigne ainsi les personnes des armées considérés comme un tout), demeure à l’écart et c’est ce qui fait et justifie encore ce que les intervenants au colloque de l’Ecole militaire appellent la « spécificité militaire », mais c’est, selon le titre même de ce colloque, tout autant un mythe qu’une réalité!

Mais qu’est-ce donc que la Spécificité en général et « militaire » en particulier ?

Tout dans ce pays, et dans tant d’autres pays modernes d’à peu près même structure ou même niveau de vie, est spécifique, si bien que l’anomalie dans une société de notre temps serait de n’avoir aucune spécificité, ce qui est pratiquement impossible, tant certains individus s’évertuent à s’ériger en catégorie autonome, spécifique, dès lors que l’adjectif « plusieurs » peut s’appliquer.

Quel est le corps de l’Administration qui ne se veut pas spécifique ? ne serait-ce que pour des raisons si souvent rappelées par la cour des comptes, à savoir : bénéficier d’avantages financiers parfois institués tout à fait irrégulièrement et pourtant honorés par les payeurs publics.

La vraie spécificité pour ne pas dire la triviale spécificité, aujourd’hui, est de s’efforcer par tous moyens dès lors que l’on dispose de moyens de blocage du fonctionnement de la vie quotidienne du pays ou que l’on constitue un instrument de pression, de s’octroyer des avantages financiers immédiats ou futurs (retraites) en bravant précisément ce qui faisait l’unicité d’une fonction publique rassemblée, il y a des décennies, dans une unique grille de classement et donc de rémunération. Ce qui est grave dans une telle conception c’est que la prétendue et bien réelle spécificité financière de certaines catégories d’agents ne cesse de s’opposer aux principes fondamentaux de notre démocratie.

En réalité, pour reprendre la comparaison à un homme politique disparu, les personnels militaires se trouvent dans une situation « de dépendance dans l’interdépendance »: car sans les bases de 1945-1948 qui touchent aux fonctions vitales et essentielles de la mangeoire ou du râtelier (pour reprendre les termes d’un officier à la fin des évènements d’Algérie), la spécificité militaire n’est plus qu’une illusion depuis que, le 22 février 1996, le Chef des armées a décidé proprio motu de professionnaliser les armées, c’est-à-dire de mettre fin à la participation obligatoire de tous les jeunes français de sexe masculin à la défense de ce qui fut la patrie et que l’on réduit de plus en plus à une vague notion de nation et demain au difficile agencement de multiples communautarismes diffus à l’intérieur d’un territoire encore dit national.

L’évolution des métiers, des professions s’est faite, en particulier à l’intérieur d’une fonction publique en expansion, en confondant « spécificité et spécialité ». La spécialisation, – « spécialiser c’est rendre quelqu’un compétent dans un domaine déterminé »(Larousse 2004) – c’est-à-dire la multiplication des spécialités, a, à tort, à notre sens, entraîné la « spécificité » juridique traduite essentiellement en termes de défense des intérêts particuliers.
La phase actuelle de l’évolution se caractérise par un regroupement des « spécificités » de la fonction publique s’opposant au « secteur privé » conçu comme un bloc économique; tout le monde sait que ce genre d’opposition est absurde dans un pays où toutes les catégories sont condamnées à être solidaires dans une nation, malheureusement emportée par des vents de désagrégation.
Les spécialisations correspondent à une nécessité liée à l’évolution même de la technologie et de la science mais c’est à tort qu’on les a érigées dans la fonction publique en de multiples sources de nouveaux droits sur la société en général et sur l’économie en particulier.

Compte tenu des missions de plus en plus assignées aux forces militaires professionnelles dans une conception de projection (elles n’ont plus la charge de préparer les jeunes ou nouveaux citoyens à la défense de la patrie si ce n’est en leur dispensant à intervalles réguliers une information minimaliste), elles jouent de moins en moins sur le territoire métropolitain le rôle de force publique, elles ne sont que des forces dites de troisième catégorie mais supposées d’ultime recours. Le nombre d’institutions ou de personnes auxquelles sont assignées des missions dites de service public ou rentrant dans l’orbite d’un service public en l’absence d’une volonté ou d’un souci de mise en concurrence ne cesse de croître ainsi que l’ont montré des incidents récents.

Comme les informations sont très rares en ce qui concerne les sources effectives de revenus de la plupart de ces agents, le moment semble venu de cesser d’éviter les spécificités génératrices d’avantages ou de droits acquis en tentant d’imposer, comme le dit la Cour des comptes, « un minimum de cohérence » à l’intérieur des corps de la fonction publique.

Il est plus que temps d’arrêter la multiplication des statuts, la création de nouveaux droits à rémunération en revenant tout simplement à l’application des principes fondamentaux de notre démocratie.

La spécificité du statut militaire tient essentiellement à deux choses : d’une part, les militaires sont certes les seuls détenteurs de la violence légale de l’Etat mais sous l’autorité des pouvoirs publics en vertu du vieil adage : cedant arma togae, mais ils ne sont pas, de loin, les premiers à subir la violence de la société, d’autre part, ils sont historiquement les premiers à avoir disposé d’un statut protecteur, mais restreint quant au nombre de bénéficiaires. Mais ce n’est qu’après 1972 qu’ils ont obtenu un unique corps de règles générales applicables à tous les personnels servant sous l’uniforme (4), lato sensu, alors que la fonction publique commençait à se désagréger en une nébuleuse en expansion; c’était le résultat ou la conséquence de la technicité croissante, du développement des services publics, puis de la nécessité d’une nouvelle organisation territoriale et du souci de relations de proximité entre l’Administrateur et l’Usager. Les mesures législatives adoptées pour faire face à cette expansion – spécialisation – adaptation a réussi à faire voler en éclat l’aspect unitaire du statut difficilement mis au point en 1946 mais aussi l’unité plus large réalisée par les textes de 1945 et surtout de 1948 en ce qui concerne la rémunération des agents de l’Etat.

Dans le domaine strictement financier, il est évident, il suffit de regarder l’histoire des « trente glorieuses », que les militaires n’ont aucun intérêt à s’enferrer dans une spécificité telle que la propose le rapport de la commission chargée de la réforme du S.G.M. : aujourd’hui, ils ne savent même pas comment ils se situent dans le classement des agents de l’Etat, tel qu’il résulte du décret de 1948.

Ce n’est donc pas une « anomalie » que les militaires continuent à revendiquer une « spécificité », par nature « sui generis », mais c’est un anachronisme, un métachronisme, un parachronisme de constater que les militaires et surtout leurs chefs refusent de se mettre à l’unisson de la société alors que depuis plusieurs années, à l’occasion des veux annuels, le Chef des armées ne cesse de répéter à qui veut l’entendre que cette évolution est indispensable; mais il est vrai qu’en 2004, il a érigé en dogme la spécificité des militaires : « Votre nouveau statut, qui sera adopté cette année, dans le cadre que je définissais ici même l’an dernier, prendra en compte cette spécificité qui vous confère des droits et des devoirs particuliers au sein de la communauté nationale »; l’armée étant sans doute à ses yeux l’ultime recours d’une nation dénationalisée plus que menacée par ses ennemis extérieurs. A moins qu’avec la perception aiguë des sentiments profonds de ses concitoyens qu’on lui prête, il ne sente qu’une société ayant de plus en plus de mal à accepter le « toujours plus » de ceux qui détiennent un « pouvoir de nuisance » sans doute plus que de négociation, il ne saurait accepter qu’il donne l’impression de brader le dernier témoignage exigeant du service public, car c’est comme cela que serait sans doute ressentie une certaine forme ou une dose de syndicalisation dans les armées alors qu’il s’agit tout simplement de faire vraiment participer les militaires à la défense de leurs intérêts, car eux aussi ont des intérêts à défendre dans la société.

La Spécificité ou la proie pour l’ombre ?

La question fondamentale, aujourd’hui, à moins d’opter pour une autre forme de régime politique, n’est donc pas tant de vouloir préserver à tout prix, à tort plus qu’à raison, une prétendue « spécificité » de statut alors que le développement de la fonction publique appellerait une solution tout à fait opposée et répondant à des objectifs évidents. Le défaut est que le statut de la Fonction publique ne cesse de tomber en déliquescence en s’affaiblissant en permanence par la création, la diversification des statuts et surtout par la création de droits financiers au profit de personnels sans autre raison que de disposer ou de s’arroger un prétendu pouvoir réglementaire : le régime des primes à outrance a perverti la fonction publique. De bons auteurs ont pu parler, notamment à propos de l’Afrique et d’autres territoires en proie à des troubles récurrents, de « privatisation de la guerre » ; mais dans le domaine de la police, de la sécurité on assiste depuis des années à la « privatisation de la sécurité » avec tous les inconvénients que cela présente.

L’urgence, pour le régime républicain et démocratique, sous lequel la France est supposée vivre, est de restituer à l’Etat l’exercice des seules fonctions que l’on continue à qualifier de régaliennes tout en étant en République. Les services « au service du public » correspondent à une nécessité destinée à alléger la charge des citoyens et à produire une sorte d’effet de nivellement quel que soit le lieu où l’on travaille, mais les missions que l’on qualifie de service public peuvent être et seraient à l’évidence, si l’on en croit les exemples étrangers, aussi bien exercées, satisfaites par des personnels relevant d’un statut de droit commun c’est-à-dire du droit du travail. Même si dans l’esprit de beaucoup le mot « concurrence » sonne mal, c’est pourtant là le gage d’une gestion efficiente sans pour autant sacrifier la défense des droits des individus.

Par contre, il est évident que les anciennes fonctions régaliennes : défense, justice, police doivent être confirmées en tant que telles et régies par un statut général unique, c’est-à-dire des règles communes stables, équitables dans une société ouverte autant sur le progrès technique que sur la justice et l’équité dans la répartition des efforts des individus pour fonder une société cohérente et solidaire dans une démocratie moderne faisant participer les individus à la gestion du bien commun.

La multiplication, par exemple, nous l’avons déjà dit, dans le domaine de la Sécurité (lato sensu), d’entreprises éponymes ne peut que nuire au développement d’une démocratie sereine et apaisée pour reprendre une terminologie employée par le chef de l’Etat.

Compte tenu de la place de plus en plus réduite du nombre de militaires dans la nation et de l’implantation concentrée des forces en seulement quelques points du territoire, mais aussi compte tenu du fait que la notion de Force publique ne cesse de se renouveler depuis 1791, la prétendue Spécificité du statut militaire tend de plus en plus à devenir une « uchronie » incompatible avec l’évolution même de la société; se placer totalement, comme le propose le rapport en question, en dehors de la fonction publique, serait une erreur colossale; les militaires professionnels ne sont plus qu’un élément de la Force publique dans la société contemporaine : nous ne sommes plus en 1834 ni même en 1972.

Ce n’est pas parce qu’il faut se poser la question de savoir si le développement des spécialisations sous la houlette de la puissance publique est justifié qu’il faut continuer à défendre à outrance une prétendue spécificité propre à la seule catégorie des Militaires devenue, elle aussi, « professionnelle » tout comme tant d’autres catégories d’agents employés par l’Etat ou ses démembrements. A revendiquer l’apanage de la Spécificité, les militaires professionnels risquent de plus en plus de se transformer en centurions, de se « prétorianiser » et de se trouver au bout de quelque temps en décalage complet avec la société contemporaine.

L’affirmation de la Spécificité militaire ne peut plus être solitaire, elle ne peut être que solidaire : elle est un élément parmi d’autres des fonctions régaliennes d’un Etat devenu Républicain.
Dans la société d’aujourd’hui, l’armée ne peut plus rester dans une sorte de tour d’ivoire éthique ou comme un phare qu’il serait interdit de moderniser sous prétexte qu’il diffuse une lumière spécifique en quelque sorte extra-terrestre.

1) Il y avait bien eu des projets à partir des années vingt, mais ils sont tous restés dans les cartons.

2) L’exposé des motifs de l’ordonnance n°45-1380 du 23 juin 1945 rappelle : « Les principes posés par l’ordonnance du 6 janvier 1945 n’ont pu être appliqués à l’époque aux personnels militaires. Le décret du 17 septembre 1943… avait eu pour conséquence une rupture des assimilations traditionnellement établies entre les fonctionnaires civils et militaires.
La capitulation de l’ennemi et la cessation des hostilités en Europe permettent aujourd’hui de rétablir ces parités.
A cet effet, la présente ordonnance réintègre les militaires dans les échelles de solde analogues à celles prévues pour les fonctionnaires civils, le régime d’indemnisation est révisé et simplifié, la plupart des indemnités accessoires disparaissent. »

3) Sur ce sujet, voir l’ouvrage de l’auteur :  » l’Armée de terre et son corps d’officiers – 1944-1994″ – Editions de l’ADDIM 1996.

4) Le statut de la fonction publique en 1946 avait eu déjà pour objet de codifier des textes épars et disparates.

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