Triste St-Cyr

Libération – Mardi 17 février :

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Triste Saint-Cyr
Retour à l’école militaire après la mort en
«stage d’aguerrissement» de deux élèves
africains, mi-janvier. Une école où il s’agit surtout de
former et de formater les chefs de l’armée.

Par Jean-Dominique MERCHET
mardi 17 février 2004

Coëtquidan envoyé spécial

Saint-Cyr, on peut mourir en «s’aguerrissant». C’est ce qui
est arrivé à deux élèves officiers africains
de l’Ecole spéciale militaire au cours d’un stage
d’«aguerrissement» dans les Hautes-Alpes, la nuit du
13 au 14 janvier (1), à 2 500 mètres d’altitude. On sait
comment, vraisemblablement d’hypothermie, mais on ignore pourquoi.
«Choqué» par cet accident, un guide de haute
montagne, bon connaisseur du milieu militaire, a «l’impression
de carences énormes dans l’organisation de cette course en
montagne».

Deux enquêtes devraient permettre d’apporter des réponses.
L’une, «de commandement», est interne à l’armée
de terre. L’autre est judiciaire, à la suite de l’ouverture d’une
information pour «homicides et blessures
involontaires» par le parquet de Marseille. Elle s’annonce,
selon le procureur Jacques Beaume, «longue et extrêmement
complexe». Alors que la ministre de la Défense,
Michèle Alliot-Marie, estime, droite dans ses bottes, qu’il n’y a
«a priori» pas eu de faute de la part de
l’encadrement, alors qu’un haut gradé concède simplement la
possibilité de «petits défauts», une
source proche de l’enquête judiciaire confie : «C’est
accablant pour l’encadrement, qui s’est enferré dans les mauvais
choix.» Des officiers responsables pourraient être mis en
examen.

«Des cadres, pas des Rambo»

La profonde forêt de Brocéliande étouffe les bruits.
De la nationale qui la traverse, on aperçoit plus qu’on ne voit
Saint-Cyr. «Aux Ecoles», comme on dit dans
l’armée de terre (2), le malaise, perceptible, ne s’exprime
guère. Pour cause de procédure judiciaire, les
élèves présents sur les lieux au moment du drame
n’ont pas été autorisés à parler à la
presse. Saint-Cyr est une grande école, mais d’un genre
particulier. On y forme des «chefs», un mot qui n’a
plus cours dans le civil. «On forme des cadres comme n’importe
quelle grande école, pas des Rambo», corrige
aussitôt l’officier en charge de l’instruction militaire. Il
n’empêche : les jeunes qui entrent à Saint-Cyr y viennent
pour le «mili», pas pour la «pompe»
­ c’est-à-dire les études. Ils rêvent de devenir
des «meneurs d’hommes» à la tête d’une
section d’infanterie, pas de décrocher le diplôme
d’ingénieur ou le mastère en management qu’ils obtiendront
au terme de leur formation. Même leur général le
reconnaît : «Les élèves considèrent
le scolaire comme un passage obligé.» Fin janvier, les
jeunes cyrards (21 ans en moyenne) rentraient de leur premier stage de
trois semaines en régiment. Certains ravis : «J’ai pu
commander.» D’autres moins : «J’ai dû donner des
cours de rattrapage en maths à des jeunes
engagés», raconte l’un d’eux… en section
littéraire. On fait l’X ou l’ENA pour avoir fait l’X ou l’ENA. On
entre à Saint-Cyr pour en sortir sous-lieutenant, pour aller
«commander».

Ecole des officiers de l’armée de terre, Saint-Cyr forme aussi les
cadres de nombreuses armées étrangères, en
particulier celles des anciennes colonies françaises. Sur
près de 600 élèves inscrits cette année, ils
sont 51 étrangers, en provenance de 20 pays différents.
Français et étrangers suivent, ensemble, le même
cursus. «Lorsque nous allons en poste ou en mission en Afrique,
nous retrouvons souvent d’anciens camarades, raconte le
général de Richoufftz, de retour de Côte-d’Ivoire.
J’étais dans la même promo que le chef
d’état-major ivoirien et à l’école de guerre avec le
président du Tchad. ça permet d’aplanir quelques
difficultés…»

Les deux victimes du stage d’aguerrissement dans les Hautes-Alpes
étaient originaires du Niger et du Togo : le sous- lieutenant
Karimoune Louali et le sous-lieutenant Nandja Kondi, fils du chef
d’état-major de l’armée togolaise, «morts en
service commandé» pour l’armée. Ils
étaient en France respectivement depuis 2001 et 1999. Face au vent
et à la tempête de neige, l’officier responsable de leur
groupe avait renoncé à passer le col de Restefond et les 95
élèves du 1er bataillon s’étaient
réfugiés dans des abris de fortune, creusés dans la
neige. A 2 h 30 du matin, le décès des deux
élèves officiers était constaté. Parmi les
sept blessés souffrant d’hypothermie, les deux les plus
touchés étaient camerounais et burkinabé.
«Les Africains en montagne ? Et alors, quand nous faisons le
stage en forêt équatoriale, on est privilégiés
?» réagit, à Coëtquidan, Fabien Abanda, un
élève camerounais. Ce sous-lieutenant, qui se
prépare à rejoindre la gendarmerie de son pays, a
participé, l’an passé, au stage à Barcelonnette :
«Cela ne faisait peur à personne. On avait
déjà passé des nuits dans la forêt bretonne
sous la neige.»

«Accoutumance au stress»

En ce début février, le premier semestre s’achève.
Il a été entièrement consacré à la
formation militaire de base. Les élèves ont eu ce qu’ils
venaient chercher à Saint-Cyr. Marcher au pas, bivouaquer, tirer
au fusil, porter l’uniforme. Maintenant, place aux études et aux
cours en amphi. Le moral est en berne. A 7 h 30, les 200
élèves du 3e bataillon (la première année,
ndlr) sont rassemblés pour entendre le général leur
faire la leçon sur le thème : «Maintenant, il faut
étudier !» Des visages à peine sortis de
l’adolescence. Tous au garde-à-vous et en survêtement…
Dès que le discours s’achève, ils partent courir avec leur
général. «Il va falloir se remettre aux
équations», soupire l’un deux, en allongeant la
foulée dans les sous-bois. Courir le matin, marcher la nuit avant
d’aller récupérer en cours de physique ou de relations
internationales.

Le coeur du métier militaire reste la guerre. Former les soldats,
c’est d’abord les y préparer mentalement. On appelle cela
«l’aguerrissement». «Il s’agit de
l’accoutumance du soldat aux facteurs stressants du combat, qui sont la
peur, la fatigue et l’imprévu», résume le
général Jean-Pierre Beaulieu, en charge de cette formation
dans l’armée de terre. Il ajoute : «La formation n’est
pas la guerre. Ces morts sont inacceptables.» Jusqu’où
faut-il donc aguerrir les élèves ? Jacques Beaume, le
procureur de Marseille qui a ouvert l’information judiciaire:
«Le risque fait partie de la formation militaire. Nous ne sommes
pas dans le cadre d’une sortie du Club Med qui aurait mal
tourné.»

A Saint-Cyr, les stages d’aguerrissement rythment le cursus. Brevet
parachutiste (deux semaines), commando (quatre semaines), jungle dans la
forêt guyanaise (deux semaines) et montagne à Barcelonnette
(deux semaines). Dix semaines en trois ans, c’est finalement assez peu.
«Nos jeunes ne sont pas des supermen, constate le colonel
Bosser, responsable des formations. Nous leur apprenons à
repousser un peu leurs limites personnelles, tout en renforçant la
cohésion. Sauter d’un avion, c’est d’abord avoir eu la frousse en
commun.» L’idée n’est pas de sélectionner les
meilleurs ou d’acquérir des techniques particulières, mais
essentiellement de confronter un groupe à un environnement
inhabituel. Tous les militaires suivent ce type de stage : un conducteur
d’engins du génie peut ainsi se retrouver dans la forêt
gabonaise et un spécialiste des transmissions dans un raid en
raquettes dans les Alpes du Sud, avec bivouac dans un igloo. Ainsi, le
Centre d’instruction et d’entraînement au combat en montagne
(CIECM) de Barcelonnette ne forme pas des chasseurs alpins.
«Pendant neuf jours, il s’agit simplement de mettre les
stagiaires dans un milieu particulier et hostile, comme la
montagne», assure un cadre du centre. «On y apprend
l’humilité du montagnard», ajoute un jeune sous-
lieutenant. «Tous ceux qui sont médicalement aptes
à entrer à Saint-Cyr ne le sont pas forcément pour
suivre les stages d’aguerrissement», précise le docteur
Redon, médecin militaire aux Ecoles. «Nous
établissons des listings d’aptitude spécifique. Cela
signifie que les élèves qui ont participé au stage
au CIECM étaient médicalement aptes.» Qu’ils
soient français ou étrangers.

«A genoux les hommes ! Debout les officiers !»

Pas un «bazar» ou un «cornichon»
pour se plaindre, donc. Le langage de Saint-Cyr a ses codes : les plus
jeunes sont les «bazars», un
«cornichon» est un candidat au concours, être
«pékin de» signifie terminer quelque chose…
Même si l’école a beaucoup évolué, avec
l’arrivée des femmes jusque dans l’encadrement ou la fin de
l’internat dès la deuxième année, elle reste
ancrée dans ses traditions. On s’y réfugie volontiers dans
le culte des anciens, héros de l’Indochine ou de l’Algérie.
Il faut assister au «triomphe», la
cérémonie qui clôt l’année scolaire en
juillet. Des centaines d’élèves sont en «grand
U», l’uniforme de parade qui n’a pas évolué d’un
galon depuis le XIXe siècle. Alors que la nuit tombe, c’est une
véritable messe qui se déroule, avec ses mouvements de
troupes au pas, ses silences, ses reconstitutions en tenue
napoléonienne sur le «Marschfeld», le terrain
de manoeuvre de l’école. «A genoux les hommes ! Debout
les officiers !» dit la formule consacrée. Un monde
à part… bientôt confronté à la
réalité plus prosaïque des régiments.

Bien que la hiérarchie s’en défende, beaucoup
d’élèves sont issus du milieu militaire. Officiellement
moins de 20 %, mais un chiffre obtenu en ignorant les familles
élargies (grands-parents, oncles, etc.). Trois cadres
rencontrés contestent cet argument. Interrogés, tous ont
des parents militaires… D’autres élèves, nombreux, sont
issus des lycées militaires. Un élève de 23 ans :
«Cela fait cinq ans que je suis dans le milieu militaire. Je
suis entré à Autun en seconde et j’y fais les classes
prépas.» Saint-Cyr, qui «retaille»,
comme on dit en argot militaire, les futurs patrons de l’armée de
terre, préfère faire reluire son titre de grande
école. «Nous voulons rester une grande école,
désormais inscrite dans le cadre européen LMD (licence,
mastère, doctorat)», explique le général
Couloumme-Labarthe, piquant une colère parce que Saint-Cyr ne
figure pas au palmarès des grandes écoles d’un
hebdomadaire… L’accident de Barcelonnette jette sur l’école une
ombre encore moins glorieuse.

(1) Libération du 14 janvier.
(2) Outre l’Ecole spéciale militaire, Coëtquidan abrite
l’Ecole militaire interarmes et l’Ecole militaire du corps administratif
et technique, ainsi que le 4e bataillon, qui forme les officiers sous
contrat.

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