Mouvements sociaux dans les armées

Tout le monde a encore en mémoire la manifestation historique des
gendarmes sur les Champs Elysées en 2001 et leur face à
face tendu avec des CRS chargés de les stopper. Dans un article du
Figaro du 25 novembre 2003, Nicolas Baverez, économiste et
historien de talent, voit dans « ces manifestations de
militaires factieux qui ont remonté en uniforme et en armes
l’avenue des Champs Elysées sans autre sanction que de sabler le
champagne avec leur ministre, le symbole de la crise de
légitimité du pouvoir politique ».

Beaucoup dans la collectivité militaire et notamment des officiers
généraux, en ont déduit un peu hâtivement que
les gendarmes s’étaient exclus d’eux-mêmes de l’Armée
et qu’il appartenait dès lors à l’Etat de tirer les
conséquences de cette insurrection des temps modernes.

C’est oublier que les soldats de la Grande Armée
s’étaient eux aussi insurgés sous la conduite de leurs
sous-officiers en 1815 à Strasbourg dans une période
politique troublée. Les mutins avaient alors consigné leurs
officiers à la tête desquels se trouvait le
Général Rapp et refusé d’être
démobilisés tant que la totalité de leur solde ne
serait pas payée.

Cet épisode peu connu mérite donc d’être
rappelé. Et curieusement, tout comme celle des gendarmes sur les
Champs Elysées, l’insurrection militaire de Strasbourg ne se
traduisit par aucune sanction alors qu’à l’époque, on ne
badinait pas avec la discipline. Bien au contraire, le principal meneur
de ce mouvement social, le sergent Dalousi, ne fut pas
inquiété et fut même par la suite promu officier
après certes quelques vicissitudes de carrière.

L’affaire est contée en détail par le Chef d’Escadron
Georges Benoit-Guyod, officier de gendarmerie et auteur d’un ouvrage
intitulé « Histoires de Gendarmes », paru en 1937.
Voici l’affaire.

Après Waterloo, l’armée du Rhin composée de 17 000
hommes se trouvait cantonnée à Strasbourg sous les ordres
du Général Rapp. Une armée autrichienne qui restait
menaçante, campait devant les murs de la ville attendant la
conclusion d’un accord pour prendre possession de la ville. En août
1815, le général en chef reçut l’ordre de
procéder au licenciement de l’armée. On peut facilement
imaginer l’ambiance pour le moins morose de la troupe qui devait assumer
une défaite et un changement de régime politique
s’accompagnant de la disparition du drapeau tricolore. La révolte
était dans l’air.

1 300 000 francs étaient nécessaires à
l’opération. Malheureusement, l’officier envoyé à
Paris ne put revenir qu’avec une traite de 400 000 francs,
complétée de 160 000 francs obtenus auprès des
autorités civiles, à titre d’avance, par le gouverneur de
la place, le général Sémélé, alsacien
tout comme Rapp.

Le 2 septembre, des délégations d’officiers se
présentèrent aux deux généraux pour leur
faire des représentations. Elles furent éconduites sans
ménagement.

Ces fins de non-recevoir eurent alors pour conséquence de mettre
en effervescence toute la garnison ou presque… « En peu de
temps une agitation naquit et gagna de proche en proche tous les corps de
troupe, sauf la cavalerie et la garde nationale mobilisée …
» nous dit l’auteur. Six cents sous- officiers environ se
retrouvèrent bientôt sur la place devant l’hôtel du
général en chef, réclamant le paiement de la solde.
Après de vifs échanges avec les officiers de
l’aréopage du Général Rapp, le cri « aux armes
» provoqua la dispersion de l’attroupement.

Sur ces entrefaites, le sergent Dalousi du 7ème régiment
d’infanterie légère regagnait ses quartiers sans avoir
participé à la manifestation collective devant
l’hôtel du général en chef. Il était alors
âgé de trente ans et comptait dix ans de service. Il
était « connu pour son bagout, sa jovialité et son
audace » et il avait l’estime de ses chefs et de ses
subordonnés.

Il se fit expliquer ce qui se passait et « à l’instant,
il résolut de prendre la direction de la révolte
», expliquant à ses camarades la nécessité
d’agir dans l’ordre et la discipline sous l’autorité d’un chef :
lui-même, auto promu général en chef !

Il nomma rapidement parmi ses pairs deux généraux de
division, quatre brigadiers, des chefs de corps et des commandants
d’unité. Il précisa à tous qu’il entendait «
faire observer une stricte discipline et que toutes les prescriptions
du service seraient rigoureusement exécutées ».

Il consigna dans leurs logements les officiers généraux et
empêcha les officiers non retenus dans leurs quartiers de prendre
contact avec leurs hommes.

Après avoir renforcé le dispositif en place face aux
Autrichiens, il sollicita le concours des gendarmes en la personne du
chef d’escadron de Reiset, qui, assiégé dans son
casernement, résolut de déférer à la
réquisition de celui qui se faisait appeler le
Général Garnison. Les gendarmes contribuèrent donc
au maintien du bon ordre public dans Strasbourg sous les ordres de
Dalousi.

Il restait à trouver la bagatelle de 700 000 francs. Il reprit
à son compte l’idée de faire avancer la somme par les
habitants de Strasbourg. C’est ainsi que le maire Brackenhoffer
réunit une assemblée de 64 personnes composée du
conseil municipal et des « personnes de la cité les plus
notables par leur fortune, commerce ou emploi ».

Le soir même du 2 septembre une somme de 92 000 francs était
réunie et collectée les payeurs de l’armée. Le
Général Garnison annonçait à ses troupes dans
un communiqué triomphant : « Tout va bien. Les habitants
financent et les paiements sont commencés ».

Mais, le 3 septembre au soir, il manquait encore un peu plus de deux
cents mille francs. Finalement, lors de la séance du 4 septembre
1815, le reste des fonds fut réuni.

Le général Garnison donna alors ses ordres pour une grande
parade militaire. Après la revue, il fit ouvrir le ban et
prononça une harangue à ses troupes : « Soldats de
l’armée du Rhin, la démarche hardie qui vient d’être
faite par vos sous-officiers pour vous faire rendre justice, et le
parfait paiement de votre solde, les ont compromis envers les
autorités civiles et militaires. C’est dans votre bonne conduite
et votre excellente discipline qu’ils espèrent trouver leur salut
; et celle que vous avez gardé jusqu’à ce jour en est le
sûr garant et ils en espèrent la continuation »

Après le défilé traditionnel, le
général Garnison congédia son état major et
regagna sa compagnie de voltigeurs du 7ème léger. Le
lendemain, redevenu le sergent Dalousi, il se présenta au bureau
de sa compagnie où le sergent major lui fit verser cinquante jours
d’arriérés de solde. Il en fut de même pour tous les
militaires de la garnison, y compris les généraux qui
avaient repris, un peu penauds, leurs commandements.

Le 5 septembre au soir, alors que les licenciements avaient
commencé, le nouveau préfet du Bas Rhin, le comte de
Bouthillier, qui attendait à proximité de la ville la fin
des troubles, entra dans Strasbourg. Il avait été tenu au
courant de l’insurrection et de sa fin heureuse. Il en rendit compte au
ministre de la guerre. Le 9 septembre, il fit comparaître le
sergent Dalousi qui lui expliqua avoir été animé par
le souci de l’intérêt général, ce qui motiva
une note du Préfet ainsi rédigée : « ce
sous officier a du sang froid, s’exprime en bons termes et cache beaucoup
d’ambition sous les dehors les plus simples et les plus modestes
». Dalousi fut renvoyé « dans ses foyers »
à Montargis, le 12 septembre, sans être aucunement
inquiété. Sans doute le changement de régime
politique, allié au déroulement sans violence d’une
insurrection provoquée par l’incurie gouvernement de la
Restauration expliquent ils cette mansuétude surprenante.

Pendant sept ans, notre sergent végéta dans divers corps de
troupes en but à sa réputation de meneur et à la
défiance de ses chefs, victime d’une sorte de harcèlement
moral avant l’heure. En 1822, alors en garnison à Sisteron, il
rentra en grâce en démasquant un fusilier
révolutionnaire et fut nommé sous- lieutenant en août
1823. Il fut affecté à La Seyne dans le Var, à la
26ème compagnie sédentaire. Il y était toujours en
1830 au moment de la révolution.

Le 13 septembre, il résolut alors d’écrire au nouveau
ministre de la guerre, le comte Gérard, Maréchal de France,
une lettre qui constitue un véritable recours. « Mon
général, Je suis Dalousi, le sergent commandant en chef la
garnison de Strasbourg en 1815 lors de son insurrection.
Général improvisé par le choix de mes camarades, je
compris dans cette circonstance difficile ce que ma position avait de
délicat ; le désordre était immanent. Je ne craignis
pas, pour conjurer l’orage, d’assumer sur ma tête l’effrayante
responsabilité des évènements. L’histoire a
déjà parlé. Elle a dit toute ma conduite et ses
résultats par rapport à la garnison et aux habitants de
Strasbourg ; néanmoins, j’ai été pendant plusieurs
années traité comme un rebelle… Je demandais inutilement
à être traduit devant un conseil de guerre. Je ne pus
obtenir des juges … ». Dalousi sollicitait ensuite de
reprendre un poste plus actif. Cela lui fut accordé et il fut
affecté au 4ème régiment d’infanterie
légère le 24 septembre suivant. Il fut fait chevalier de la
légion d’honneur le 13 novembre 1832 et promu capitaine à
son régiment le 14 août 1835.

Peu de temps après cette promotion, un incident rocambolesque avec
l’un de ses pairs mit fin à sa carrière. Celui-ci lui ayant
administré un coup de pied (sans doute mal placé) au cours
d’une vive discussion, Dalousi commit l’erreur irréparable – pour
l’époque – de refuser le duel qui lui était proposé.
L’affaire en fut rapportée au ministre qui estima que Dalousi
avait fait son temps. Il se retira alors après trente
années de service à Montargis. Sortie sans gloire pour
notre centurion syndicaliste !

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