Henri PINARD LEGRY
Monsieur le Président,
Les militaires français, officiers, sous-officiers et militaires du rang font corps avec l’histoire de la Nation, avec celle de ses grandes victoires, de ses drames, de ses massacres, de leurs sacrifices et de leurs gloires. Le sol national porte encore les traces de leur sang versé, prix exorbitant de son unité.
Leur mémoire est enveloppée dans le linceul des millions de morts tombés au cours des grandes guerres et veille douloureusement sur toutes les places de village de France. Si quelques uns des meilleurs d’entre eux se révoltèrent, dans ce qui fut l’un des plus tragiques épisodes de leur histoire récente, c’est parce que la raison d’Etat leur demandait de trahir ceux qu’elle leur avait d’abord demandé de protéger, au péril de leur vie.
Monsieur le Président, je connais bien ces hommes.
Ce sont ceux que la République engage partout, hors de nos frontières : en Afrique, en Yougoslavie, au Kosovo, en Afghanistan et au Liban. Toujours sur la brèche, d’une disponibilité totale, ils vivent entre deux cantines et ne voient que très peu leur famille ; sur le terrain, en opérations, ils connaissent le stress, la peur, la fatigue des nuits sans sommeil, et la violence des accrochages, où parfois l’un des leurs est abattu par un « sniper » ou s’écroule, le corps à jamais martyrisé par une mine anti-personnel. Je les connais. Ils sont sportifs, bien dans leur peau, équilibrés et heureux de vivre ; leur engagement pour le pays est total.
Sur les théâtres d’opérations, ils sont projetés, sans préavis, en première ligne des crises qui couvent ou éclatent, sur les lignes de fractures politiques, ethniques ou religieuses, dans des zones où montent les tensions des déséquilibres de la planète, qu’ils ont mission de stabiliser pour que la menace ne se dilate pas jusque chez nous.
Leurs ennemis sont de plus en plus complexes. Insaisissables, mêlés aux populations prises en otage et transformées en boucliers humains, ils mènent une guerre cruelle, sournoise et barbare, qui diffuse la terreur morbide de l’attentat suicide. La plupart du temps, économies obligent, les moyens de nos soldats sont comptés, mettant parfois leur vie en péril.
Depuis trente années, ils subissent sans broncher de continuelles réorganisations et remises en question, dont la dernière en date, qui risque de privilégier les économies au détriment de l’efficacité des forces, marquée par l’externalisation et le bouleversement des structures opérationnelles, pourrait heurter les principes de pérennité du commandement, gage d’efficacité au combat.
Quand la situation des combats se stabilise, ce sont encore eux qui se muent en professeurs, diplomates ou bâtisseurs pour tenter de reconstruire les pays dévastés par les haines. Des ressortissants français sont-ils menacés dans une région en ébullition de l’Afrique ? Les premiers sur place en quelques heures, ce sont ceux des forces spéciales, engagés pour les coups durs ou pour préparer l’arrivée des autres unités.
Faut-il reconstruire une école, animer une mairie, ou négocier avec un groupe de rebelles ? Les mêmes ou leurs semblables se mettent à la tâche. C’est que les armées françaises ont une disponibilité humaine, une organisation hiérarchique et logistique, ainsi que des structures qui autorisent un engagement immédiat, assorti d’une aptitude à durer avec lesquelles peu d’organisations civiles peuvent rivaliser.
Et pourtant, voilà que ces citoyens, souvent confrontés à l’extrême, sur ordre de la République sont traînés au banc des accusés à propos du Rwanda ou mis en cause en Afghanistan, boucs émissaires, parfois insultés publiquement, contraints de protéger eux-mêmes leur honneur jeté en pâture à la presse, tandis que les dirigeants politiques qui prennent leur défense le font si discrètement qu’ils sont à peine audibles dans le brouhaha médiatique.
En Occident, la primauté de l’individu, en passe de devenir un absolu à vocation universelle, est telle que même la mort au combat, jadis acceptée comme un tragique tribut collectif payé pour prix de sa sécurité par la Nation incarnée dans ses soldats, devient l’objet d’une controverse juridique, comme s’il s’agissait d’un banal accident du travail.
Il est temps que les responsables politiques expliquent sans ambiguïté notre action militaire, en particulier en Afghanistan, et l’intérêt que la Nation y porte. Peut-être aideraient-ils ainsi les familles des militaires tués au combat à faire le deuil de l’insoutenable sacrifice des leurs.
Tous les membres de la grande famille militaire ressentent comme une perte intime la disparition de leurs frères d’armes. Mais vouloir enfermer le risque hautement aléatoire et imprévisible des actions de combat contre un hostile agressif, souvent suicidaire, dans un cadre juridique contractuel, c’est faire le lit d’inhibitions paralysantes au combat et laisser peser une menace grave sur la qualité du recrutement des cadres.
Mais il y a plus. Les militaires ne sont pas une corporation qui défend ses droits. Ils sont ceux qui expriment de manière emblématique l’intérêt de la Nation dans ce qu’elle a de plus précieux : sa survie. Le pacte qu’ils honorent en prenant des risques considérables est scellé par l’engagement ultime et suprême qui met en jeu leur vie. Sait-on bien par les temps qui courent ce que représente ce serment de sacrifice ?
Dans la « zone de mort » qui est celle où se conduisent les assauts à découvert et où nos soldats mettent et mettront encore leur vie en jeu pour la sécurité de la Nation, et sur ordre de la République, les équipements et les procédures se sont modernisés, mais aujourd’hui, comme avant, la mort et la peur de la mort sont partout.
Le combattant de première ligne, qui joue son existence à chaque instant et à chacun de ses mouvements, utilise toute son intelligence, toutes ses intuitions, toute son audace et toutes ses ressources physiques, pour survivre et accomplir sa mission, dans un espace en explosion, où la menace est omniprésente, et où tout est affaire d’instinct et de décisions réflexes, inlassablement répétées à l’entraînement.
Ces hommes, qui mettent ainsi leur vie en jeu, et dont la réussite ou l’échec, parfois synonyme de mort, dépendent de quelques fractions de secondes ou de quelques centimètres, sont vos militaires, Monsieur le Président. Leur mort au combat, toujours dramatique, n’est pas un accident du travail, dont il faut systématiquement chercher la responsabilité, mais le cruel tribut payé à l’aléatoire, inséparable de la violence des armes. Elle est aussi la clause sombre et tragique de leur serment d’allégeance à la Nation.
Ces hommes là, Monsieur le Président, ne réclament que peu de choses pour eux-mêmes ou le confort de leur corporation. Et quand ils le font, c’est en se conformant aux règles discrètes mises en place par leur hiérarchie.
Ils méritent qu’on leur porte attention, qu’on leur accorde les budgets, gages de leur efficacité ; Ils méritent aussi qu’on fasse respecter les emblèmes et symboles qu’ils vénèrent jusqu’au sacrifice et qu’on les protège, contre les accusations indignes et les inacceptables dérives de la responsabilité juridique.
On doit enfin, à ces citoyens à part entière, de ne pas les sanctionner quand ils expriment leurs avis sur l’organisation des forces ou les questions de sécurité nationale. Le débat public sur ces questions y gagnera probablement en richesse et en pertinence.
Croyez, Monsieur le Président de la République, en l’expression de mon entière et très sincère loyauté.
Général (2s) François Torrès,
Membre des « Sentinelles de l’Agora ».