La grogne des syndicats de la Police nationale consécutive à ce qu’ils décrivent comme un sur-engagement dans le contexte du mouvement des gilets jaunes a amené le ministre de l’Intérieur à céder plus de 30 millions d’euros de mesures catégorielles supplémentaires aux policiers et gendarmes à travers l’augmentation de diverses primes : prime des gradés et gardiens (allocation de maîtrise) et revalorisation de l’indemnité de sujétion de police (ISSP) notamment.
A ces mesures, destinées à calmer les troupes en urgence pour éviter la contagion dans les rangs, s’ajoute la promesse d’un règlement à venir du stock d’heures supplémentaires, sujet récurent de l’actualité sociale du ministère de l’Intérieur, et épouvantail régulièrement agité par les représentants des grandes centrales syndicales devant les ministres successifs pour dénoncer la surcharge de travail au sein de la police nationale.
Force est de constater que l’idée d’un stock de près de 22 millions d’heures supplémentaires accumulées[1] interroge et amène à se poser la question des causes : ce stock est-il, comme le prétendent les syndicats, uniquement dû à une surcharge de travail résultant du contexte sécuritaire actuel, ou ne résulte-t-il pas aussi, et peut être même surtout, d’un régime extrêmement favorable de calcul du temps de travail qui induit des dysfonctionnements récurrents dans l’organisation du travail au sein des services de police ? Avec une question subsidiaire : quel est l’impact de la directive européenne sur le temps de travail[2] au sein des forces de sécurité et plus généralement sur le fonctionnement des services de police et de gendarmerie ?
Dans la police nationale, la nouvelle instruction sur le temps de travail adoptée en 2017 et la transposition de la directive européenne sont venues aggraver une situation structurellement dégradée depuis plus de 20 ans.
Le dérapage du stock des heures supplémentaires et le déséquilibre structurel de l’organisation du travail au sein de la police nationale ne sont pas des phénomènes nouveaux qui résulteraient directement de la transposition de la directive européenne sur le temps de travail.
Depuis la fin des années 90, ce sujet a été largement et régulièrement documenté. Sans remonter à l’application ou à la compensation des 35 heures, impact évalué dès le début des années 2000 et s’étant traduit par une réduction de la capacité opérationnelle (évaluée à plus de 5.500 effectifs) et « l’accumulation des heures supplémentaires »[3], la Cour des comptes s’est penchée à deux reprises sur le sujet : en 2011[4], en 2013[5], soit à une époque où le contexte sécuritaire n’était pas encore écrasé par la menace terroriste ou la crise migratoire.
A chaque fois, le constat a été sévère. Au début des années 2010, la question du stock d’heures supplémentaires au sein de la police nationale (19 millions en 2011) avait amené la Cour à critiquer sévèrement des règles relatives à l’organisation et à la gestion du temps de travail des policiers « d’une grande complexité, source de mauvaises pratiques, voire d’abus ». Elle pointait notamment l’impact de coefficients multiplicateurs appliqués à certaines tranches horaires de service pouvant aller jusqu’à 300% et la possibilité de cumuler les heures supplémentaires sans limitation de durée. Elle préconisait la mise en place de systèmes informatiques de suivi du temps de travail, de doter les chefs de service des moyens juridiques permettant d’obliger les personnels à récupérer les heures supplémentaires qu’ils ont accumulées, sous peine de se les voir supprimer et de faire évoluer les modalités de calcul des heures récupérables (limitation des coefficients multiplicateurs les plus élevés).
Pour autant, si la situation s’est dégradée antérieurement à la transposition de la directive européenne, l’ampleur des déséquilibres structurels de l’organisation du temps de travail va s’amplifier dans un contexte sécuritaire particulièrement dégradé sous le double effet de la réforme engagée des cycles de travail à compter de 2014, aboutissant à la révision de l’instruction générale organisant le temps de travail (IGOT) le 4 mai 2017 d’une part, et de la transposition des principales dispositions de la directive européenne sur le temps de travail par le décret du 30 janvier 2017[6] d’autre part.
Ces textes, qui ne modifient en rien les défaillances structurelles antérieures, et notamment les effets pervers des coefficients multiplicateurs particulièrement favorables appliqués pour calculer la durée des congés de récupération, viennent en effet au contraire aggraver le phénomène de génération d’heures supplémentaires.
La nouvelle IGOT offre en effet la possibilité aux chefs de service de mettre en œuvre plusieurs cycles de travail différents, tous conformes avec la directive européenne. Parmi ceux-ci, celui dit de la « vacation forte », qui sur-transpose la directive européenne, est considéré comme le plus favorable. Il a la préférence des policiers et est fortement défendu par les principaux syndicats de gradés et gardiens. Or ce nouveau cycle, s’il venait à se généraliser, aurait des effets potentiellement désastreux sur la disponibilité du personnel. La commission des finances du Sénat qualifie la mise en place des nouveaux cycles de travail dans la police nationale de « bombe à retardement susceptible d’exploser en 2019 »[7]. Tous les observateurs avisés tirent le signal d’alarme.
La commission d’enquête du Sénat, présidée par Michel Boutant, notait ainsi dans son rapport en juin 2018 que la mise en œuvre de la vacation forte est « très coûteuse en effectifs puisqu’il nécessite la création d’une quatrième brigade de jour; soit un renfort en effectifs compris entre 16 et 33% pour être mis en œuvre »[8]. Lors de son audition, le directeur général de la Police nationale a indiqué que « 5% des effectifs fonctionnaient aujourd’hui selon ce cycle de la vacation forte, ce qui a nécessité l’ajout de 500 ETP. Il faudrait donc un total de 3.000 ou 4.000 ETP, soit plus de la moitié des 7.500 postes attendus sur le quinquennat -, pour compenser les effets d’une telle réforme sur les capacités opérationnelles » de la police nationale. De même, la Cour des comptes dans un référé en date de mars 2018 sur les rémunérations et le temps de travail dans la police et la gendarmerie nationale, notait que ce nouveau cycle est nettement plus consommateur d’effectifs car il repose sur le roulement de quatre équipes et non de trois, confirmant la nécessité de mobiliser 3.000 à 4.000 policiers supplémentaires pour le mettre en œuvre. Pour la Cour, si la réforme des cycles horaires engagée en 2014 a permis de les mettre en conformité avec le droit européen, elle expose la police nationale « à des risques budgétaires importants qui n’ont pas été anticipés faute d’une étude d’impact préalable »[9]. Si on cumule les effets de la vacation forte et de la transposition, l’impact en termes d’effectifs pourrait atteindre, selon la commission des finances du Sénat le chiffre de 5.516 ETP perdus[10].
Devant ce risque avéré de dérapage, la direction de la police a commandé un audit pour évaluer les effets de la « vacation forte » sur l’année 2018 dans les circonscriptions où elle a été mise en œuvre.
Dans la gendarmerie nationale, si les choses sont sensiblement différentes en raison du statut militaire dont relèvent les gendarmes, la mise en conformité avec la réglementation européenne a également un impact opérationnel.
Les gendarmes étant des militaires, la réglementation sur le temps de travail dans la fonction publique ne s’applique pas à eux. Le statut général des militaires prévoit en effet un principe de disponibilité en tout temps et en tous lieux incompatible avec l’idée d’un plafonnement du nombre d’heures travaillées.
Le service n’est donc pas construit en cycles et n’intègre pas non plus de coefficient multiplicateur en cas de travail de nuit ou le week-end. Il est toutefois encadré par des règles permettant de concilier les impératifs de service avec l’octroi de plages de repos. Depuis 2011, l’organisation du service était ainsi prévue par l’instruction n° 1.000 relative au temps d’activité dans la gendarmerie, instruction qui comprenait de nombreuses dispositions dérogatoires à la directive européenne sur le temps de travail.
Or, sous la pression d’un recours contentieux, la gendarmerie a abrogé en 2016 cette instruction 1.000, et l’a remplacée par une instruction provisoire, qui a modifié les règles applicables au repos physiologique journalier, intégrant ainsi partiellement un des articles de la directive (celui relatif aux 11 heures consécutives de repos journalier).
Si cette nouvelle instruction ne règle pas la question de la transposition de la directive, dont elle n’intègre qu’un des aspects, laissant donc perdurer une vulnérabilité juridique importante, les mécanismes qu’elle introduit présente en revanche un risque important de dérapage concernant le potentiel opérationnel de la gendarmerie.
En effet, la nouvelle instruction introduit …
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