Question écrite n° 02682 de M. Pascal Allizard (Calvados – Les Républicains)
publiée dans le JO Sénat du 28/12/2017 – page 4664
M. Pascal Allizard attire l’attention de M. le ministre d’État, ministre de l’intérieur, au sujet des dommages causés lors de manifestations. Il rappelle que chaque année un certain nombre de manifestations ont lieu dans des communes, notamment des préfectures et sous-préfectures, et sont l’occasion de dommages causés sur la voie publique.
Ces dégradations ont un coût parfois important pour les collectivités territoriales concernées (nettoyage, remise en état, réparations). Elles peuvent en obtenir réparation en mettant en cause la responsabilité de l’État du fait des préjudices causés par ces attroupements.
La responsabilité sans faute de l’État peut ainsi être mise en cause pour des dommages résultant des crimes et délits commis, à force ouverte ou par violence, par des attroupements ou rassemblements armés ou non armés, soit contre les personnes, soit contre les biens.
Néanmoins sa mise en œuvre est de plus en plus restrictive et revient souvent à faire supporter aux collectivités victimes l’intégralité du préjudice, sur la base d’une distinction aléatoire entre faits « spontanés » et faits « prémédités ».
Par conséquent, il souhaite savoir si le Gouvernement envisage de revoir les règles de la responsabilité sans faute de l’État prenant en compte des critères plus précis et objectifs que ceux définis de manière hétérogène par la jurisprudence, et dans un sens plus favorable aux victimes.
Transmise au Ministère de l’intérieur
Réponse du Ministère de l’intérieur
publiée dans le JO Sénat du 13/12/2018 – page 6451
Le régime de responsabilité à raison des dommages résultant d’attroupements et rassemblements est celui de la responsabilité sans faute de l’État, désormais codifié à l’article L. 211-10 du code de la sécurité intérieure : « L’État est civilement responsable des dégâts et dommages résultant des crimes et délits commis, à force ouverte ou par violence, par des attroupements ou rassemblements armés ou non armés, soit contre les personnes, soit contre les biens. Il peut exercer une action récursoire contre la commune lorsque la responsabilité de celle-ci se trouve engagée ». Ainsi, face aux risques sociaux que constituent les attroupements et rassemblements sur la voie publique – on rappellera que selon l’article 431-3 du code pénal, « constitue un attroupement tout rassemblement de personnes sur la voie publique ou dans un lieu public susceptible de troubler l’ordre public » – le législateur a souhaité une responsabilité collective assumée par l’État. La mise en œuvre de ce régime spécial est toutefois très encadrée et subordonnée à la réunion de quatre conditions cumulatives : l’existence d’un attroupement ou d’un rassemblement, c’est-à-dire un groupe agissant de manière collective et spontanée, la commission d’un crime ou d’un délit au sens pénal ; l’usage de la violence ou de la force ouverte ; un préjudice direct et certain. Parmi ces conditions, la plus délicate est celle de l’origine des dommages, qui ne doivent pas résulter d’une action préméditée mais spontanée, dans le feu de l’action. Ainsi, dès lors que ces dommages sont le fait de casseurs agissant en marge de la manifestation, ou résultent d’actions délibérées et organisées des manifestants, ils ne peuvent entrer dans le champ de ce régime de responsabilité. Étendre le régime de responsabilité sans faute à tous les dommages survenant lors d’un attroupement ou d’un rassemblement, y compris ceux ayant pour origine des groupes d’individus n’ayant aucune volonté de manifester mais ayant pour seul objectif de casser ou piller en marge de la manifestation, remettrait en cause les fondements mêmes des objectifs de ce régime de responsabilité qui vise la prise en charge par l’État d’un risque social bien identifié et pour lequel l’administration dispose en principe de moyens de police administrative pour l’empêcher ou le limiter. La jurisprudence a contribué à éclairer ce cadre légal en jugeant, de manière constante, qu’un acte perpétré « dans le cadre d’une action concertée et avec le concours de plusieurs personnes », ne pouvait pas être considéré comme ayant été commis par un attroupement ou un rassemblement (TC, 15 janvier 1990, Chamboulive et autre c/Commune de Vallecalle, n° 02607). Ainsi, un tel régime de sans faute pour attroupement ne peut s’appliquer que si le dommage trouve sa source dans « des agissements plus ou moins spontanés et inorganisés issus de mouvements de foule. Il ne concerne aucunement des actions comme celle de la présente espèce, froidement préméditées et soigneusement mises au point par un petit groupe de personnes, qui constituent en réalité des opérations de « commando », de même nature que ces actions criminelles de droit commun couramment désignées sous le nom de « hold up » (Concl. L. Charbonnier, sur TC, 15 janvier 1990, Chamboulive et autre c/Commune de Vallecalle, n° 02607, Rev. Fr. Droit adm. 7 (4), juillet-août 1991 p. 551). Dans le droit fil de cette jurisprudence, il a ensuite été jugé que ne présentent pas le caractère d’un attroupement : « un attentat perpétré par un groupe organisé en commando » (Conseil d’État, 12 novembre 1997, n° 150224) ; l’interception d’un camion transportant de la viande par un groupe d’une soixantaine de personnes, et le déversement du chargement du camion sur un parking, arrosé de carburant et rendu impropre à la consommation, « eu égard notamment au caractère prémédité de ces actions » (Conseil d’État, 26 mars 2004, Sté BV Exportslachterij Apeldoorn ESA, n° 248623). Toutefois, récemment, le Conseil d’État a infléchi sa jurisprudence, en appliquant ce régime de responsabilité à des dégradations dont les auteurs avaient utilisé des moyens de communication ainsi que des cocktails Molotov et des battes de base-ball et avaient formé des groupes mobiles, conférant ainsi à leur action un caractère organisé, « dès lors qu’il ressortait des pièces du dossier qui lui était soumis que cet incendie avait été provoqué par des personnes qui étaient au nombre de celles qui s’étaient spontanément rassemblées, peu de temps auparavant, pour manifester leur émotion après le décès des deux adolescents » (Conseil d’État, 30 décembre 2016, Société Covea risks, n° 386536, mentionné dans les tables du recueil Lebon). Plus récemment encore, dans l’affaire de la commune de Saint-Lô qui fait l’objet de la présente question, la Haute juridiction a constaté que les dégradations sur la voie publique commises à l’occasion d’une manifestation présentaient un caractère organisé et prémédité mais qu’elles avaient été commises dans le cadre d’une manifestation sur la voie publique convoquée par plusieurs organisations syndicales à laquelle avaient participé plusieurs centaines d’agriculteurs. Elle a jugé que dans la mesure où les dégradations n’ont pas été commises « par un groupe qui se serait constitué et organisé à seule fin de commettre des délits », la responsabilité de l’État pour attroupement était engagée (Conseil d’État, 7 décembre 2017, Commune de Saint-Lô, n° 400801 ; Conseil d’État, 3 octobre 2018, Commune de Saint-Lô, n° 416352). Ainsi, dans le dernier état de la jurisprudence, le caractère prémédité et organisé des dégradations ne suffit donc plus à écarter à lui seul l’engagement de la responsabilité de l’État sur le fondement de l’article L. 211-10 du code de la sécurité intérieure. Dans le cas d’une manifestation qui s’accompagne de violences ou de dégradations, c’est le lien avec la manifestation qui est déterminant – ce lien n’étant rompu que lorsque leurs auteurs ne se sont organisés que pour commettre ces délits. En revanche, lorsque les dégradations, même lorsqu’elles résultent d’un acte organisé, s’inscrivent dans le prolongement de la manifestation, elles entrent dans le champ du régime des attroupements prévu à l’article L. 211-10 précité. L’évolution de ce régime de responsabilité, désormais plus favorable aux collectivités, suppose une appréciation in concreto des situations, sous le contrôle du juge administratif, pour apprécier si les dommages ont été commis en lien avec la manifestation, ou en marge de celle-ci. Il n’est toutefois pas souhaitable d’étendre davantage ce régime de responsabilité sans faute à l’ensemble des dommage survenant dans le cadre d’attroupements ou rassemblements, y compris ceux ayant pour auteur des groupes d’individus n’ayant aucune volonté de manifester mais ayant pour seul objectif de casser ou piller en marge de la manifestation, sauf à remettre en cause les fondements mêmes des objectifs de ce régime, qui vise la prise en charge par l’État d’un risque social bien identifié. On rappellera d’ailleurs que, lorsque ce régime de responsabilité sans faute ne trouve pas à s’appliquer, eu égard aux circonstances dans lesquelles les dégradations ont été commises, les communes sont fondées à rechercher la responsabilité de l’État sur d’autres terrains, pour faute, résultant d’un défaut d’organisation des services (effectifs insuffisants) ou de sa carence ou de sa tardiveté à intervenir pour empêcher ou arrêter les casseurs, ou sans faute, pour rupture d’égalité devant les charges publiques, lorsque l’autorité de police a délibérément choisi de s’abstenir d’intervenir, pour éviter la survenance de désordres supérieurs. Par ailleurs, il est également loisible aux communes, victimes de dégradation, de rechercher la responsabilité civile ou pénale de leurs auteurs, lorsque ceux-ci ont pu être identifiés.
Source: JO Sénat du 13/12/2018 – page 6451