Allocution de Monsieur Hervé MORIN Ministre de la Défense A l’occasion des obsèques du général Marcel BIGEARD

Toul – 21 juin 2010

Chère Gaby, Chère Marie-France,

Permettez-moi de vous appeler par vos prénoms, avec la même affection que vous témoignent aujourd’hui les anciens « gars » de Bigeard. Car le lien très fort, l’immense complicité qui vous unit à votre mari tant aimé, à votre père tant chéri, est indissociable de la légende du général BIGEARD.

Sans vous, chère Gaby, qui l’auriez suivi et qui l’avez suivi jusqu’au bout du monde, il n’y aurait probablement pas eu de « Bruno ». Tous les militaires le savent : il n’y a pas de grand soldat sans une « boussole ». Tous savent ce qu’ils doivent à la tendresse d’une mère, à l’amour d’une femme, à l’attachement d’une fille. C’est vers l’être aimé que se tournent les pensées lorsque le poids de la musette se fait trop lourd, lorsque la marche devient mécanique, lorsque parfois le doute s’installe dans la fureur des combats et que l’épuisement gagne les muscles endoloris. Ils savent que dans la chaleur du foyer familial, des pensées et des prières les accompagnent.

Vous me disiez vendredi dernier, alors que je me recueillais devant votre mari, si serein, si apaisé : « quel vide ! », « quel vide ! ». Ce sentiment, à Toul, nous le partageons tous cet après-midi.

Mais aujourd’hui, sur cette terre de Lorraine où vous vous étiez connus enfants, sur cette terre qu’il portait en lui, ici, au milieu de ses proches et de ses compagnons, le souvenir de son regard lumineux, de son rire clair et de son enthousiasme communicatif emplit ce vide d’une présence que rien – rien – ne saurait effacer.

Mon général,

Vendredi dernier – c’était un 18 juin -, vous avez effectué votre dernier saut. Etait-ce une ultime volonté de vous confondre avec l’histoire ? Etait-ce le dernier clin d’œil d’un éternel rebelle ? Le 18 juin, alors que nous commémorions le 70e anniversaire de l’Appel du général de GAULLE à Londres, cet autre grand rebelle qui a redonné à la France son honneur, vous avez rejoint vos « camarades parachutistes », « solitaires parachutistes », « orgueilleux parachutistes » tombés sur les hauteurs de Tu Lê, au milieu des collines de Dien Bien Phu ou dans les sables de Timimoun.

Comment à cet instant ne pas évoquer la mémoire du brigadier chef COCOL, parachutiste comme vous, mort pour la France ce même 18 juin dans les montagnes afghanes, si loin de sa Guadeloupe natale ? Je serai demain à Kaboul et je sais que vous serez à mes côtés au moment où je lui rendrai hommage.

J’ai encore en mémoire notre longue conversation, chez vous, à Toul, dans votre bureau aux murs couverts de livres. C’était en marge d’une visite au 516e régiment du train.

Je me souviens de votre amour pour la France, pour votre France. Cette France en laquelle vous « croyiez » tant et pour laquelle vous étiez prêt à « oser » tous les coups, les coups de main comme les coups de gueule. Ce pays que vous aviez défendu, vous, l’employé de banque, en rejoignant les Forces françaises combattantes et que vous n’avez cessé d’apostropher, criant votre vérité avec intransigeance pour l’appeler au sursaut.

Je me souviens de votre confiance en la jeunesse, en son élan, son enthousiasme et sa vigueur.

Ces qualités qui font la force de nos armées, vous les aviez éprouvées sur le terrain, avec vos compagnons, ces FLAMEN, ces SENTENAC et ces VALETTE qui vous avaient suivi des cuvettes indochinoises aux djebels algériens.

Ces qualités, vous saviez qu’il faut les cultiver, les entretenir, les transmettre. Vous étiez de ces hommes qui jusqu’à la fin de leurs jours, conservent toujours brûlant le feu sacré dans leur cœur et continuent à avancer sur cette piste sans fin. Même au soir de votre vie, même quand la charge des ans s’est faite pesante sur vos épaules, à travers les dizaines, les centaines de lettres auxquelles vous répondiez chaque semaine, vous avez continué à faire courir ce feu d’une génération à l’autre, comme un flambeau qui passe de main en main et que le vent de la course attise encore. Vous saviez que si la jeunesse de France a des défauts, elle est invincible tant que cette course ne se ralentit pas.

Mon général, vous vous êtes éteint, mais la flamme reste vive. La flamme d’un homme droit, libre et vrai. La flamme d’un homme déterminé, simple volontaire de deuxième classe qui, à force de ténacité et de travail, franchit un à un les échelons de la hiérarchie militaire pour s’élever jusqu’au grade de général de corps d’armée. Vous n’aviez pas fait de longues études. Vous n’aviez pas fait Saint-Cyr. Votre plus beau diplôme, votre plus beau titre de gloire, c’était la reconnaissance de nos soldats. C’était la reconnaissance de la France.

Je me souviens de votre panache :

  Le panache de l’action, du risque et de l’aventure, qui vous avaient conduit des rizières d’Indochine aux montagnes de Kabylie.

  Le panache du para-colo, loup maigre « souple, félin et manœuvrier », « belle gueule », taillée à la serpe et tannée par le soleil.

  Le panache du meneur d’hommes, enfin. Celui vers qui les regards se tournent dans les moments difficiles. Celui que l’on suit où qu’il nous conduise, fût-ce jusqu’à la mort. Celui qui enseigne l’oubli personnel, la foi dans l’exemple et la volonté rayonnante de vaincre.

Il n’est pour s’en convaincre que d’écouter ce portrait que dresse de vous l’écrivain Erwan BERGOT. Nous sommes à Dien Bien Phu, au cœur de l’enfer. « Un seul homme, dit-il, parmi les jeunes chefs de bataillon para est capable de tout risquer ; Marcel BIGEARD, 34 ans, ancien adjudant des corps francs. Un ascète qui a le culte de l’effort physique. Un chef de bande, aussi, qui peut tout demander à ses hommes parce qu’il est prêt à tout leur donner ».

Oui, mon général, pour tous ceux qui ont servi à vos côtés, il suffisait de dire « j’étais avec BIGEARD » pour qu’on leur réponde : « voilà un brave ».

Oui, mon général, vous symbolisiez l’armée française, son professionnalisme, son exigence pour la mission, mais aussi son esprit de solidarité et de fraternité, et son immense générosité, celle qui se cache, enfouie comme un trésor, sous la rigueur apparente du militaire.

Mais de notre échange dans la villa, j’avais aussi retenu comme marque d’encouragement cette belle phrase : pour « être et durer », il faut être « souple comme le cuir et trempé comme l’acier ». Une phrase qui s’applique tant au soldat qu’à l’homme politique.

Car si nos compatriotes vous aimaient tant, si vous étiez si populaire dans le moindre village de France, ce n’est pas seulement parce que vous étiez un rebelle. Ce n’est pas seulement parce que vous incarniez l’esprit français, cet esprit libre, rétif et indomptable, cette volonté tenace de forcer le destin. Ce n’est pas seulement à cause de votre nom, que vous utilisiez souvent en parlant de vous à la troisième personne et qui sonnait tellement la France.

C’est aussi parce que « de la brousse à la jungle », sur ce nouveau théâtre d’opérations que fut pour vous le monde politique, vous avez toujours porté un même message : l’ambition pour son pays, mais aussi ce qui manque si souvent, la reconnaissance des autres.

Dans la brousse, vous vous étiez imposé comme un pionnier. A la tête de vos parachutistes, vous aviez porté à la perfection l’art de conjuguer la performance du matériel et la mobilité des hommes.

Vos convictions, vous les avez mises au service des armées françaises, à l’appel du Président GISCARD d’ESTAING. Dans un monde en perpétuel mouvement, en proie à des influences de plus en plus complexes, dans une société bouleversée par l’après 1968, le Président GISCARD d’ESTAING avait reconnu en vous l’homme de la situation pour porter avec Yvon BOURGES la priorité qu’il avait donnée à la Défense sous son septennat. Il avait reconnu en vous l’homme capable de porter le message d’une modernisation de nos armées sans précédent sous la Ve République. Surtout, il avait reconnu en vous l’homme capable de porter le message de la reconnaissance des femmes et des hommes qui les composent, à un moment où la communauté militaire s’interrogeait. Cette mission, vous l’avez poursuivie inlassablement, au Secrétariat d’Etat à la défense, et ensuite en tant que président de la commission de la défense de l’Assemblé nationale.

Mon général,

Vous qui êtes maintenant « de l’autre côté de la crête », plus qu’un mythe, plus qu’une légende, c’est un enseignement que vous laissez. C’est l’exemplarité du chef que vous léguez en héritage à tous les jeunes soldats, sous-officiers et officiers de France. Cet héritage que Michel MENU résume par ces stances :

Si tu ralentis, ils s’arrêtent. Si tu faiblis, ils flanchent. Si tu t’assieds, ils se couchent. Si tu doutes, ils désespèrent. Si tu critiques, ils démolissent. Si tu marches devant, ils te dépasseront. Si tu donnes la main, ils donneront leur peau. Si tu pries, alors ils seront des saints.

Demain matin, sur cette terre rude d’Afghanistan, je rappellerai votre message à nos soldats, qui savent comme vous que l’exigence ne se discute pas, que nos valeurs se portent au plus loin de notre terre de France.

 

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