Commission de la défense nationale et des forces armées
Présidence de M. Jean-Jacques Bridey, président
— Audition de M. Arnaud Danjean, président du comité de rédaction de la revue stratégique, du général François Lecointre, chef d’état-major des armées, de M. Joël Barre, délégué général pour l’armement, de M. Jean-Paul Bodin, secrétaire général pour l’administration, et de M. Philippe Errera, directeur général des relations internationales et de la stratégie du ministère des Armées, secrétaire général du comité de rédaction de la revue stratégique
La séance est ouverte à dix-sept heures.
M. le président Jean-Jacques Bridey. Mes chers collègues, nous recevons aujourd’hui M. Arnaud Danjean, président du comité de rédaction de la revue stratégique de défense et de sécurité nationale. Il est accompagné du général François Lecointre, chef d’état-major des armées, de M. Joël Barre, délégué général pour l’armement, de M. Jean-Paul Bodin, secrétaire général pour l’administration du ministère des Armées, et de M. Philippe Errera, directeur général des relations internationales et de la stratégie du ministère des Armées.
Tous, ils ont participé aux travaux de cette revue stratégique, dont les résultats ont été présentés vendredi 13 octobre au président de la République.
Je me félicite de ce travail. Le comité a déjà rencontré des parlementaires pour un débat fourni, et j’espère que notre dialogue a pu contribuer à vos réflexions.
M. Arnaud Danjean, président du comité de rédaction de la revue stratégique de défense et de sécurité nationale. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs les députés, il est légitime que nous rendions compte de nos travaux, adoptés mercredi en conseil de défense et présentés vendredi au président de la République, au Parlement. Nous venons du Sénat ; nous voici devant vous.
Le format de cette audition est peu habituel ; il reflète la collégialité de nos travaux. Le comité de rédaction comprenait dix-huit personnes, et le rapport a bénéficié des apports de chacun. Je les en remercie tous. J’ai eu la satisfaction de constater qu’il existait entre nous une grande liberté de parole ; il y a eu beaucoup de convergences, mais aussi des débats.
Le rapport que nous vous présentons est, je l’espère, relativement complet, même si vous trouverez sûrement des failles, et émettrez des critiques ou des réserves. En tout cas, il a été rédigé avec une grande honnêteté intellectuelle ; tous les membres du comité de rédaction étaient particulièrement compétents, et mon rôle de président a surtout été d’animer les débats et de conduire des entretiens et des auditions, en France comme à l’étranger.
Nous avons travaillé dans un temps très contraint : trois mois, dont les mois d’été. Malgré cela, nous avons pu entendre – ou lire – près de 130 personnes.
Je ne vais pas reprendre devant vous l’intégralité des 321 paragraphes de notre rapport, mais dégager quelques idées-forces.
Nous commençons par décrire le monde dans lequel nos armées devront évoluer, c’est-à-dire la toile de fond sur laquelle s’inscrivent les événements tragiques que nous connaissons, les menaces, les conflits, les tensions. Ce monde que nous décrivons est celui d’un système international durablement instable et incertain.
Ce système international, bâti à la fin de la deuxième guerre mondiale et révisé à la fin de la guerre froide, est aujourd’hui dégradé, affaibli, contourné. Nous allons très rapidement vers un monde nouveau, et cette transition est facteur, en elle-même, d’imprévisibilité.
Le système multilatéral est d’abord fragilisé, à des degrés divers, et selon des modalités différentes, par les États qui en ont été les acteurs principaux : le Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations unies (ONU) ainsi perçu par la Russie comme étant injuste et non conforme à ses intérêts ; par les États-Unis qui le trouvent trop contraignant ; par la Chine qui l’estime obsolète.
Ce système multilatéral est également remis en cause par d’autres États, puissances régionales – n’entendez dans ce terme aucune connotation péjorative – de deuxième ou troisième rang, et qui veulent « s’inviter à la table des grands ». Cette opposition au système international concerne d’ailleurs aussi des organisations qui ne sont pas des États, à l’instar de Daech – dont l’une des premières actions d’éclat, hautement symbolique, a été l’effacement de la frontière irako-syrienne.
Cet affaiblissement du multilatéralisme trouve d’ailleurs une illustration récente dans l’attitude des États-Unis vis-à-vis de l’accord sur le nucléaire avec l’Iran.
Dans ce monde, la manière forte, l’intimidation, l’affirmation militaire décomplexée sont de plus en plus fréquentes et les amortisseurs de crise affaiblis ; les règles du jeu sont plus confuses, et les rapports de force s’expriment souvent de façon brutale, comme méthode de résolution des conflits ou de fixation des termes du dialogue, ce qui est assez nouveau. Les risques en sont accrus.
Ce monde incertain est aussi durablement instable.
Nous connaissons d’abord des menaces sur notre propre sol. Nous sommes très touchés par la menace terroriste djihadiste, incontestablement la plus immédiate, qu’il faut considérer à la fois avec lucidité et détermination, et dont il ne faut surtout pas mésestimer la capacité à durer. Daech échoue militairement en Irak et en Syrie, mais ce phénomène va muter, se reconfigurer et s’étendre à d’autres régions du monde, notamment en Afrique de l’Ouest, mais aussi jusqu’en Asie du Sud-Est. Les modes opératoires vont de l’action militaire très sophistiquée à des attaques menées par des terroristes « inspirés », des individus au mode d’action plus rustique, mais dont je souligne qu’ils agissent en réalité rarement seuls : ils ont des complices pour se procurer des armes, ils ont des complices dans la radicalisation…
Cette menace doit être considérée comme extrêmement sérieuse ; elle ne doit pas faire oublier les menaces terroristes dans d’autres régions du monde, comme le Levant ou la bande sahélo-saharienne, où nous sommes précisément engagés militairement.
Au-delà, l’instabilité est massive et sans doute inédite par le grand nombre de crises que nous connaissons : aux abords immédiats de l’Europe, il y a encore des conflits gelés dans l’ancien espace soviétique ; mais il y a aussi le conflit en Ukraine et que les forces engagées de part et d’autre ainsi que l’ampleur des dommages ne peuvent pas nous permettre de considérer comme gelé.
À ces facteurs objectifs, et face auxquels nos forces sont déployées, s’en ajoutent d’autres, plus divers, que sont, par exemple, les risques de catastrophes naturelles et de pandémies ; l’ampleur et la simultanéité de ces événements peuvent contraindre rudement nos ressources, y compris militaires. L’exemple le plus frappant est intervenu pendant la rédaction du rapport : je pense bien sûr aux ouragans qui ont dévasté les Antilles. Ce sont là des facteurs multiplicateurs de l’intensité des crises.
La deuxième partie du rapport est plus prospective, et permet d’envisager les futures évolutions de la conflictualité et l’avènement d’un environnement sécuritaire plus dur et plus ambigu.
Nous constatons en effet une militarisation accrue de la quasi-totalité des acteurs. Il n’est que de citer la montée en puissance de la Chine, notamment sur le plan naval. Mais la plupart des États dont je disais qu’ils souhaitent s’affirmer sur la scène internationale, au besoin en s’affranchissant du système multilatéral et de ses règles, se réarment de façon massive, et se dotent de capacités inédites. Certains États, y compris proches de nous, ont ainsi acquis des systèmes de « déni d’accès », aérien ou maritime. Cela peut représenter pour nos propres forces une contrainte nouvelle. Et les États ne sont pas seuls concernés : les miliciens houthis sont, par exemple, aujourd’hui capables de déployer des armes balistiques vers l’Arabie saoudite, ou de viser des navires qui circulent dans le golfe Arabo-Persique.
Ce phénomène est très préoccupant, en raison de ses conséquences sur le niveau d’équipement nécessaire à nos propres forces, tant au niveau industriel que technologique ou capacitaire : nos adversaires sont aguerris et ont des capacités matérielles bien réelles, qui seront à l’avenir de plus en plus sophistiquées ; ce ne sont pas des va-nu-pieds sur des pick-up.
Ce monde plus dur, c’est aussi un monde où l’on constate une prolifération, conventionnelle mais aussi nucléaire. La crise nord-coréenne montre combien la prolifération nucléaire continuera de bouleverser les équilibres en place. L’Asie est d’ailleurs une zone qui doit nous préoccuper : elle concentre un nombre de crises potentielles sans doute inégalé, avec beaucoup d’acteurs importants, mais sans architecture de sécurité qui pourrait amortir les chocs. Toute erreur dans la lecture des actes des uns ou des autres peut conduire à une escalade.
Ce durcissement se lit aussi dans de nouveaux domaines.
C’est le cas du cyberespace, espace d’opportunité, mais aussi de vulnérabilité. Les acteurs y sont de plus en plus nombreux, parfois privés voire individuels ; l’absence de normes et de cadre juridique multiplie les problèmes. Nous devons donc nous interroger sur les moyens à mettre en œuvre.
C’est également le cas de l’espace, qui connaît une véritable arsenalisation. Les acteurs privés, très nombreux, mais aussi la miniaturisation accroissent la compétition et la rendent plus complexe. Nous ne pouvons pas nous en désintéresser ; cela va demander des investissements très importants.
Nous vivons donc dans un monde plus dur, mais aussi plus ambigu. C’est particulièrement le cas dans le cyberespace : il y est toujours très difficile de distinguer les intimidations des agressions, les manœuvres des individus de celles des États. Les catégories classiques du conflit et des tensions internationales s’estompent. L’extrême difficulté de déterminer l’origine des attaques constitue pour nos forces armées, et pour la communauté du renseignement, un défi majeur : il est impossible de développer une défense appropriée, voire une dissuasion et des répliques offensives, si vous ne pouvez pas identifier qui vous attaque. Il y a eu une prise de conscience tardive, mais des efforts importants ont été consentis et nous disposons maintenant de structures actives. Je ne saurais insister suffisamment sur les dimensions technologiques et industrielles des investissements à réaliser en ce domaine.
Cette plus grande ambiguïté est également visible dans des domaines plus classiquement connus : ainsi, les manœuvres, les « tests » conduits par certaines puissances sont difficiles à interpréter, ce qui est dangereux. Nous avons tous en tête l’action des bombardiers stratégiques russes à nos frontières, comme des sous-marins russes près de nos côtes. On peut considérer ces actes comme des exercices routiniers ; il y a néanmoins un risque de malentendu, d’incompréhension, et donc d’escalade.
Cette nouvelle ambiguïté touche aussi la doctrine nucléaire. Pendant longtemps, les règles du jeu étaient à peu près partagées par tous et nous avions affaire à des acteurs considérés comme rationnels. Aujourd’hui, la posture, déclaratoire, de certains États dotés laisse entendre que le seuil d’emploi de l’arme nucléaire pourrait être abaissé. Où en est alors le concept de dissuasion nucléaire ? Ces difficultés de lecture du comportement des acteurs ne sont pas sans conséquence pour nos propres postures et nos propres engagements.
Voilà un état des lieux bien sombre. Il nous amène à plaider de façon déterminée pour le renforcement de notre autonomie stratégique. La France ne pourra pas faire face seule à ces menaces, et surtout à des crises simultanées, c’est une évidence ; mais, même en forgeant des coalitions, même en établissant des partenariats, nous devrons garder notre liberté de choix et d’appréciation.
Un modèle d’armée complet et équilibré est à notre sens indispensable. Aucune impasse n’est possible ; la situation internationale ne nous permet évidemment pas de baisser la garde. Toute perte capacitaire ou opérationnelle pourrait avoir des conséquences graves, et serait en outre difficile à réparer par la suite : certaines capacités abandonnées par le Royaume-Uni dans les années 2000 lui font aujourd’hui cruellement défaut. Nous devons éviter une telle situation.
La France doit, sans arrogance, sans suffisance, mais sans complexe, assumer sa singularité stratégique. Il ne s’agit pas là d’un « cocorico » suffisant : il faut constater que nous sommes aujourd’hui – ou serons, après le Brexit – le seul pays européen à la fois membre de l’Union européenne et de l’OTAN, membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU, puissance nucléaire, possédant un modèle d’armée complet et agissant. Ce ne sont pas là des paroles creuses ; ce sont des faits.
Notre singularité est connue, reconnue et appréciée de nos partenaires, mais aussi nécessaire à la défense de nos intérêts et à l’établissement de partenariats robustes. Nous ne « ferons pas envie » aux autres si nous réduisons nos ambitions et nos capacités.
Aujourd’hui, le monde est très incertain, et les alliances le sont également – il suffit de se référer aux déclarations du président américain, aux ambiguïtés du régime turc ou des Britanniques engagés dans le Brexit. Ces incertitudes, ces doutes font de la France une sorte de pôle de stabilité. J’ai constaté lors de mes nombreux entretiens à l’étranger que cette dimension relativement nouvelle était reconnue par de nombreux partenaires en Europe et hors d’Europe. Je pense par exemple aux Australiens, aux Japonais, mais aussi à de nombreux Européens qui considèrent la France comme un pays stable sur le plan de sa doctrine et de sa capacité de défense. Dans le moment particulier que nous vivons, notamment sur le plan européen, je pense que nous avons là une carte importante à jouer, mais cela suppose que nous assumions des ambitions et des capacités complètes.
Nous estimons que notre ambition d’autonomie stratégique est totalement compatible et qu’elle s’articule parfaitement avec une ambition européenne. Cette dernière est d’abord synonyme de volontarisme politique. Je travaille sur ces sujets depuis longtemps, j’étais un modeste praticien et, comme certains d’entre vous l’ont fait, je siège au Parlement européen : je ne crois absolument pas aux incantations pour bâtir la défense européenne. Il faut une volonté politique très forte, mais aussi beaucoup de lucidité et de pragmatisme.
Nous sommes parvenus à un bon équilibre dans nos conclusions sur ce sujet. La lucidité, c’est reconnaître que nous ne progresserons pas réellement en matière de défense européenne en quelques semaines, en quelques mois, ni même sans doute en quelques années. Le pragmatisme, c’est reconnaître que nous ne trouverons certainement pas dans le cadre institutionnel actuel les solutions aux défis qui nous sont lancés. Cela ne signifie pas que ce cadre ne nous permet pas d’avancer : le traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, par exemple, contient des dispositions extrêmement utiles, encore jamais mises en œuvre, qui commencent à s’appliquer, comme la coopération structurée permanente. Pour autant, il ne faut pas se leurrer, ce sera long et, même avec beaucoup de volontarisme politique, nous rencontrerons de nombreux obstacles. Il faut donc donner toute leur place à des partenariats bilatéraux.
Je pense à celui qui nous lie au Royaume-Uni. Nous avons des convergences évidentes et nos cultures stratégiques sont très proches – d’une proximité inégalée en Europe. Quelles que soient l’issue et les modalités du Brexit, il nous semble indispensable de conserver une relation forte en matière de défense. Nous estimons également qu’il nous faut travailler davantage avec l’Allemagne. Les divergences restent fortes entre nos deux pays : nos appareils institutionnels politico-militaires sont très différents. Il ne s’agit pas de nier ces différences ni de croire que, dès demain, l’Allemagne sera une France bis en matière d’engagement militaire, mais de voir dans quels domaines nous pouvons avancer ensemble, y compris en matière industrielle. Il est indispensable d’emprunter cette voie si nous voulons progresser au niveau européen et fédérer d’autres acteurs.
Nous ne devons pas négliger les partenariats extra-européens, comme celui noué avec l’Australie sur le plan industriel, opérationnel et stratégique, dans une zone, le Pacifique sud, où la France a des intérêts évidents.
Cette liste n’est pas exhaustive. Ces partenariats gagneront en solidité et en dynamisme dès lors que nous affirmerons nos ambitions et que nous serons fidèles à nos engagements.
La revue stratégique n’avait pas à décrire les contrats opérationnels : le dimensionnement de nos forces fera l’objet de la loi de programmation milliaire (LPM), actuellement en préparation, dont vous débattrez en 2018. Nous en sommes donc restés à la définition d’aptitudes et de rappels des fonctions stratégiques au cœur de notre politique de défense.
Il ne nous a pas semblé pertinent de remettre en question les cinq fonctions stratégiques listées par le Livre blanc de 2013. Connaissance et anticipation, dissuasion, prévention, protection, intervention dessinent une architecture qui reste pertinente et valide pour le fonctionnement de nos armées. Nous avons insisté sur le bon équilibre entre ces fonctions. Il va sans dire que la fonction dissuasion reste la clé de voûte de notre politique de défense, mais nous n’avions pas à nous pencher, en tant que telle, sur cette fonction dont l’importance a été réaffirmée par le président de la République.
Nous avons en revanche délibérément insisté sur la fonction de prévention dans deux dimensions différentes. La première concerne nos prépositionnements outre-mer et à l’étranger, qui ont peut-être été les parents pauvres de certains exercices précédents malgré nos intérêts économiques et maritimes. Une seconde dimension concerne l’amont des zones de crise, car il reste préférable d’éviter l’intervention militaire – cela signifie que l’on a résorbé les crises par d’autres moyens.
J’ai été frappé de constater que les responsables militaires, parfaitement conscients des limites de l’action nos forces face à la complexité des crises actuelles, ont été les premiers à porter ce besoin de renforcer la fonction de prévention. L’approche globale qui articule la diplomatie, le militaire et la politique de développement, est indispensable pour faire face à la complexité et à la simultanéité des crises. Lorsque nous avons à intervenir, nous nous engageons pour plus d’une décennie sur un théâtre dont nous ne maîtrisons pas toute la complexité – nous le constatons aujourd’hui dans la bande sahélo-saharienne où notre engagement restera fort, mais où il est impératif d’opérer un accompagnement dans d’autres dimensions que l’action militaire. Ce choix dénote une nouvelle fois la grande lucidité de notre communauté militaire.
J’en viens à la nécessité de disposer d’une base industrielle et technologique de défense forte sans laquelle nous ne pouvons pas avoir d’ambitions en matière de défense. Des coopérations sont nécessaires selon plusieurs modalités. Il faut toujours bien mesurer, avant d’amorcer une coopération, ce qu’elle peut rapporter et coûter, mais ne pas s’interdire de réfléchir à cette solution. Il existe des modèles européens plus ou moins intégrés qui sont des succès, comme MBDA, entreprise totalement européenne qui préserve aussi totalement les intérêts français. Il n’y a pas d’un côté la coopération qui mettrait en péril notre souveraineté et, de l’autre, le maintien absolu d’une industrie souveraine qui nous renforcerait. Cette vision est assurément fausse. De nombreuses modalités de coopération sont possibles.
Nous concluons notre travail par une liste d’aptitudes opérationnelles qu’il convient de préserver et de renforcer. Nous avons eu en permanence le souci de maintenir un équilibre entre ce qui relève de l’ambition et ce qui est du ressort de la soutenabilité des efforts demandés à nos forces armées. Nous sommes conscients qu’il ne s’agit pas simplement de vouloir et de demander plus. Il faut aussi avoir une lecture réaliste de ce que peuvent faire nos forces armées qui sont extrêmement sollicitées. Je crois que cet équilibre apparaît dans nos recommandations.
M. Jean-Michel Jacques. Pour faire avancer la défense européenne telle que le président de la République l’appelle de ses vœux, nous devons favoriser une culture stratégique partagée, par exemple en facilitant des échanges entre les militaires européens. Avez-vous identifié des domaines dans lesquels l’intégration de la défense européenne pourrait être rapide, opérationnelle, complémentaire des besoins nationaux et conforme aux besoins européens ? Je pense à la mutualisation de formations militaires, à certaines innovations techniques ou à des infrastructures. Nous pourrions par exemple imaginer la création de centres d’excellence communs dans les différents domaines militaires, l’augmentation de la masse critique de certaines bases françaises ou européennes à l’étranger, ou la création d’une force d’intervention pour répondre aux risques de pandémie et de catastrophes naturelles.
M. Laurent Furst. Vous évoquez peu le risque bactériologique et le risque chimique. Nous avons malheureusement vu en Syrie que deux des belligérants ont utilisé des armes de ce type. Nous savons que des pays comme la Corée du Nord mènent des recherches en la matière. Ne s’agit-il pas d’une question importante à traiter dans les années à venir tant pour la sécurité du combattant sur le champ de bataille que pour celle des populations, loin du champ de bataille ? À ce titre, toute la population française est concernée.
M. Joaquim Pueyo. Vous avez répété que la France ne pourrait pas face à toutes les menaces, ce qui motive votre souhait de renforcer l’Europe de la défense. À plusieurs reprises, lors de conférences interparlementaires, Mme Federica Mogherini, Haute Représentante de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, a parlé d’une stratégie autonome de l’Union européenne. Qu’en pensez-vous ? À mon sens, cette stratégie autonome et la stratégie française doivent être harmonieuses.
Ne devrions-nous pas avancer beaucoup plus vite en matière de cyberdéfense et de recherche ? Le traité de Lisbonne prévoit des coopérations structurées permanentes qui pourraient le permettre.
M. Yannick Favennec Becot. Les opérations militaires s’étendent toujours davantage aux espaces aériens et extra-atmosphériques, ce qui change leur nature et doit être pris en compte dans notre revue stratégique. La guerre aérienne ou spatiale constitue en effet la matrice d’un changement d’essence des conflits armés et consiste, en particulier, en une recherche de la paralysie stratégique des conflits dans le champ militaire mais aussi politique, économique ou informationnel, comme l’illustre le cas de la Corée du Nord. Pouvez-vous nous indiquer comment le comité que vous avez présidé envisage le cadre stratégique d’élaboration de la prochaine loi de programmation militaire en matière aérienne et aérospatiale afin de permettre à la France d’être totalement opérationnelle pour affronter des conflits d’un nouveau genre ?
M. Arnaud Danjean. Monsieur Furst, cher Laurent, la prolifération biologique et chimique est bien traitée dans la revue stratégique : vous trouverez par exemple à la page 39 des éléments qui recoupent votre analyse presque mot pour mot. Nous aurions pu y consacrer plus que deux points sur trois cent vingt et un, mais, croyez-moi, nous aurions fini à sept cents points ! J’insiste sur le fait que tout ce qui est cité dans notre travail, ne serait-ce qu’une fois, est important et a fait l’objet d’une attention particulière. De plus, les risques bactériologiques et chimiques sont mentionnés à plusieurs reprises au cours de notre travail. Nous revenons par exemple sur nos capacités à protéger à la fois les armées et la population contre les agressions nucléaires, radiologiques, biologiques et chimiques (NRBC). Nous sommes pleinement conscients de la menace en la matière, et le fait qu’elle ne fasse l’objet que de quelques points spécifiques ne signifie pas que nous la négligions, bien au contraire.
Monsieur Jacques, à titre personnel, je pense qu’il ne faut pas se faire d’illusions. Nous sommes loin de réalisations concrètes en matière de défense européenne. De fait, ce qui a déjà vu le jour, comme le commandement européen du transport aérien – EATC pour European Air Transport Command– n’est pas intégré à l’Union en tant que telle et relève de coopérations volontaires entre quelques États membres sur un segment limité. Il faut être ambitieux et réaliste à la fois.
Vous évoquez la création d’une force d’intervention pour répondre aux risques de pandémie et de catastrophes naturelles. Permettez-moi de rappeler que ce projet a été proposé à l’origine par Michel Barnier, en 2006 ! Cet été, j’ai constaté que plusieurs collègues évoquaient cette idée à juste titre au moment des feux de forêt en Provence : ils avaient bien raison, mais l’idée ne date pas d’hier. Il faut être conscient que si ce projet n’a pas abouti précédemment, c’est sans doute qu’il a rencontré des obstacles qui ne disparaîtront pas du jour au lendemain.
Vous avez cité la possibilité que des pays européens puissent se greffer sur nos bases à l’étranger et outre-mer. Je vous avoue que lors de nos premières discussions au sein du comité nous doutions de la volonté de nos partenaires en la matière. Nous avons eu la surprise de constater que plusieurs d’entre eux étaient partants.
Cette ébauche d’évolution est particulièrement intéressante car elle montre que certains Européens sont désormais prêts à prendre davantage de risques et à adopter une lecture stratégique commune avec nous sur certains intérêts qui peuvent dépasser l’Europe. Sachant que la France pourra difficilement revitaliser seule une politique de prépositionnement, compte tenu des contraintes humaines et matérielles, la présence d’alliés européens à nos côtés est prometteuse.
M. Jean-Michel Jacques. On pense à Djibouti !
M. Arnaud Danjean. En effet, et il suffit de songer à ce que font les Chinois, les Japonais, les Américains, et à ce que veulent faire les Russes.
J’ai entendu ce que vous disiez sur la formation et les centres d’excellence. Ce n’est sans doute pas ce qui est le plus complexe à mettre en place, mais ce n’est pas non plus ce qui changera le visage de la défense européenne.
Monsieur Pueyo, l’autonomie stratégique européenne est un concept nouveau pour le Conseil, mais il est utilisé dans les résolutions du Parlement depuis 2009. Sans naïveté aucune, nous considérons que des convergences stratégiques verront le jour. Les États membres ont de plus en plus conscience qu’ils ont des intérêts communs, et que la priorisation de leurs intérêts n’est pas totalement incompatible. Pour faire simple, certains pays voient la menace à l’Est alors que nous la voyons davantage au Sud. Je pense que ce n’est pas irréconciliable. Nous avons suffisamment de moyens lorsque nous travaillons ensemble pour pouvoir articuler une réponse qui permette de concilier ces deux approches. La France agit d’ailleurs dans cette optique : grâce à notre dispositif conjoint avec les Britanniques en Estonie, nos collègues baltes peuvent aujourd’hui considérer que leurs préoccupations sont prises en compte par des partenaires qui pourraient concentrer leur attention sur d’autres secteurs. Cela leur permet de s’intéresser à leur tour, à nos propres préoccupations : les Estoniens sont ainsi les premiers à avoir répondu présent quand nous avions du mal à trouver des alliés pour notre mission en Centrafrique. La France s’est toujours définie comme une puissance globale, mais c’est beaucoup moins le cas de nombre de nos partenaires européens, et il est significatif qu’un État de la taille de l’Estonie ait des points de convergence stratégiques avec la France. De plus, il n’est pas négligeable de compter une voix supplémentaire au Conseil européen favorable aux actions à mener pour la sécurité en Afrique – ce qui est d’autant plus appréciable qu’il s’agit de celle d’un pays dont les préoccupations sont essentiellement tournées vers l’Est.
Nous avons beaucoup de pédagogie à faire auprès de nos partenaires en matière de culture stratégique, tout en veillant à ne pas nous montrer arrogants. Les Français sont parfois perçus comme tels et adeptes de discours incantatoires, ce qui crée davantage de suspicion que d’adhésion. Il faut profiter du moment particulier que nous traversons pour inverser cette équation.
Général François Lecointre, chef d’état-major des armées. La coopération européenne est tirée par les projets opérationnels : pour qu’elle avance, il faut faire du concret. S’agissant des centres d’excellence, on peut citer l’école franco-allemande Tigre. Hier, je me trouvais à Orléans pour accueillir l’A400M avec les Allemands – nous partageons la formation des mécaniciens et l’entretien des avions. Nous explorons plusieurs pistes et j’ai confiance dans l’avenir, à condition que nous continuions de nous montrer pragmatiques.
Après le passage de l’ouragan Irma, dans le cadre de l’opération Albatros, nous sommes intervenus aux Antilles en mettant en œuvre un accord passé avec les Britanniques qui a permis de communaliser le transport stratégique afin d’agir à la fois sur les territoires britanniques, néerlandais et français.
Nous avons été interrogés sur le « cadre stratégique d’élaboration de la prochaine loi de programmation militaire en matière aérienne et aérospatiale ». La question est très complexe. Parmi les aptitudes militaires que nous avons décidé de renforcer à la fin de la revue stratégique, nous avons retenu le renseignement et le commandement en opération, mais aussi l’entrée en premier, qui passent évidemment par l’aérien et l’aérospatiale.
M. Joël Barre, délégué général pour l’armement. Ces dernières années, de très gros efforts ont été consentis en matière de cybersécurité. Cinq cents personnes travaillent déjà, par exemple, au centre DGA Maîtrise de l’information de la direction générale de l’armement à Bruz, aux environs de Rennes, pour développer les outils qui seront mis à la disposition des opérationnels pour des actions dans le domaine cyber. L’effort dans ce secteur repose d’abord sur les ressources humaines que constituent les ingénieurs et leur matière grise.
L’Union européenne a commencé à financer le soutien à l’industrie et la recherche sur le budget communautaire. Les Français doivent saisir cette occasion pour promouvoir des actions de recherche et développement technologique. La Commission s’apprête ainsi à nous dire qu’elle peut cofinancer, à hauteur de 20 %, des programmes faisant l’objet d’une coopération européenne. Nous travaillons d’ores et déjà avec les Allemands et d’autres partenaires européens pour proposer des projets et ainsi permettre à ce fonds de démarrer dès l’année 2019.
M. Arnaud Danjean. Je rejoins ce que vient de souligner Joël Barre : un effort inédit est en train d’être fait par la Commission. Il faut saisir toutes les opportunités, en accompagnant le mouvement voire en l’amplifiant.
On doit aussi réaliser un effort particulier pour le financement des opérations européennes, où il y a encore un manque – et je sors là du cadre de la revue stratégique. On pourrait avoir beaucoup plus de solidarité européenne et de participants aux opérations si l’on avait un financement adapté. Un pays tel que le Portugal, par exemple, qui partage avec nous un certain nombre d’intérêts et de vues, notamment en ce qui concerne le continent africain, et qui a des savoir-faire au niveau opérationnel, nous dit clairement qu’il aimerait bien participer davantage, mais que les déploiements coûtent beaucoup trop cher. La question des financements, que la France a souvent mise en avant, à juste titre, ne doit pas être présentée à nos partenaires seulement sous l’angle de l’allégement de notre fardeau financier : il faut souligner que cela permettrait à d’autres pays de participer. Je pense en particulier aux puissances européennes moyennes qui ont des capacités, du savoir-faire et souvent une volonté politique, mais pas les moyens nécessaires. Il conviendrait dès lors de réviser le mécanisme de financement « Athena » afin de permettre à ces puissances européennes de prendre part à des opérations.
Comme l’a dit le chef d’état-major des armées et si vous me permettez un anglicisme, tout cela doit être operation driven : c’est par les opérations que l’on arrivera à donner corps à une politique européenne de défense. Sinon, nos concitoyens n’y adhéreront pas du tout.
Mme Françoise Dumas. La deuxième partie de la revue stratégique, consacrée aux nouvelles formes de guerre et de conflictualité, évoque l’espace exo-atmosphérique. En novembre 2015, les États-Unis ont adopté une loi facilitant la promotion commerciale des ressources extraites des astéroïdes et d’autres corps célestes. Le Luxembourg a été le premier pays européen à faire aussi un pas dans cette direction, en février 2016, avec un projet de loi permettant de soutenir l’exploitation de certaines ressources minières spatiales via un cadre juridique pour les entreprises qui se lanceraient dans l’aventure. Ces initiatives semblent entrer en contradiction avec le traité de 1967 sur l’espace, qui constitue la base du droit en la matière : toute appropriation nationale y est exclue. La France, qui ne dispose pas d’une réglementation spécifique, soutient l’idée d’un régime international pour l’exploitation des ressources naturelles de la Lune et d’autres corps célestes, à établir par voie de conférence diplomatique afin d’éviter tout conflit à venir. Cette position est-elle toujours d’actualité et va-t-elle dans le sens de nos intérêts ?
Mme Laurence Trastour-Isnart. Je voudrais d’abord vous remercier pour le remarquable travail que vous nous avez présenté. Alors que nous nous trouvons face à un contexte sécuritaire dégradé, du fait des menaces multiples et des nouvelles formes de conflictualité que connaît notre continent, l’effort de l’Union européenne pour sa défense me semble assez dispersé. Au-delà de notre singularité stratégique, que nous devons bien entendu préserver, voire renforcer, l’évolution des rapports de force dans les prochaines décennies ne paraît pas des plus favorables aux Européens. Pourriez-vous revenir plus en détail sur les moyens que vous préconisez pour une meilleure convergence des intérêts de sécurité en Europe ?
M. Pieyre-Alexandre Anglade. Merci beaucoup pour cette présentation extrêmement claire et précise. Vous avez dépeint un tableau assez réaliste du monde actuel.
Vous avez évoqué des obstacles institutionnels qui nous empêchent d’aller plus loin dans la construction d’une Europe de la défense. Quels sont-ils selon vous, et comment faire sauter les verrous ?
M. Damien Abad. À mon tour de féliciter Arnaud Danjean pour cet excellent travail. Je soutiens ce qu’il a dit sur l’Europe de la défense : afin de ne pas en rester au stade de la frustration, nous avons besoin d’une conception pragmatique et de réponses opérationnelles concrètes.
Ma première question concerne la modernisation de la dissuasion nucléaire : s’agit-il d’une priorité pour cette revue stratégique et pour la future loi de programmation militaire, dans ses composantes océanique et aéroportée ? La crédibilité de la dissuasion repose notamment sur sa partie industrielle et sur les sous-traitants. Qu’en est-il ? Des mesures sont-elles prévues en la matière ?
S’agissant de notre autonomie stratégique, vous avez dit qu’il faut préserver un modèle d’armée complet : est-ce conditionné à l’objectif de 2 % du PIB consacré aux crédits de la défense ? Sans cela, n’y aurait-il pas une remise en cause de ce modèle ?
M. Joël Barre. En ce qui concerne l’exploitation des ressources extra-atmosphériques, des initiatives ont en effet été prises aux États-Unis et au Luxembourg, alors que la France ne s’est pas beaucoup intéressée à la question, du moins à ma connaissance. Je pense néanmoins qu’il s’agit d’une affaire de très longue haleine : il ne faut pas surestimer les capacités des industriels, en France ou dans d’autres pays, à exploiter de telles ressources. La question de savoir ce que nous devons faire se pose, mais cela ne me paraît pas être un sujet de court terme.
Pour ce qui est de notre stratégie dans le domaine spatial, le président Danjean a évoqué tout à l’heure les risques d’arsenalisation de l’espace – et le rapport en fait état. Sur ce point, nous avons des progrès à réaliser. La première des priorités pourrait être de pouvoir identifier tout agresseur qui porterait atteinte à l’un de nos satellites, en orbite basse ou géostationnaire. C’est ce que l’on appelle la surveillance de l’espace. Les actions déjà engagées en France dans ce domaine doivent être prolongées et les coopérations qui existent peuvent aussi constituer un bon exemple sur le plan européen. Je recommanderais que l’on avance en la matière.
En ce qui concerne la modernisation de la dissuasion, je voudrais vous rassurer, Monsieur le député. Nous avons effectivement à présenter, au titre de la préparation de la loi de programmation militaire, des actions en matière de recherche, de technologie et de développement industriel qui contribueront à la modernisation des deux composantes, océanique et aéroportée. Je ne peux pas vous dire comment les travaux vont se conclure, mais ils sont en cours.
Général François Lecointre. L’objectif des 2 % est bien celui fixé par le président de la République. Compte tenu de l’éreintement subi lors des deux précédentes lois de programmation, la ressource qu’il est prévu d’affecter au budget des armées permettra de restaurer des capacités aujourd’hui malmenées ou connaissant des ruptures temporaires, dans certains cas, et aussi d’en renouveler un certain nombre, selon un modèle ambitieux voulu par le président de la République. Il est certain que si l’on n’atteint pas cet objectif de 2 %, il sera difficile de faire les deux. Quoi qu’il arrive, il y aura toujours la nécessité de renouveler l’outil.
M. le président. Il faut aussi faire croître le PIB…
Général François Lecointre. La dépense militaire fait toujours croître le PIB (Sourires).
M. Arnaud Danjean. En ce qui concerne l’espace, la question de l’exploitation des ressources n’entrait pas vraiment dans le champ de la revue stratégique, placée sous l’autorité de la ministre des Armées et conduite pour son ministère. Ce sujet relève davantage des traités internationaux et donc du ministère des Affaires étrangères, mais je rejoins ce qu’a dit Joël Barre. La question de l’espace exo-atmosphérique est largement évoquée dans le rapport.
Vous m’avez demandé en quoi le cadre institutionnel européen peut être bloquant ou handicapant tel qu’il existe aujourd’hui.
Premier exemple, les États membres ne mettent pas en œuvre le traité de Lisbonne. On pourrait d’ores et déjà obtenir beaucoup en se contentant de l’appliquer, mais on ne le fait pas. L’article 44 du traité sur l’Union européenne permet d’être extrêmement flexible pour les opérations, puisque, pour résumer, le Conseil peut donner un feu vert aux États souhaitant agir et « bénir » des initiatives prises par seulement quelques-uns d’entre eux. Mais tout le monde feint de l’ignorer, afin de ne surtout pas avoir à introduire trop de flexibilité dans un modèle que l’on veut « inclusif ». C’est la formule magique : il faut que tout le monde soit à bord, mais cela ne peut pas marcher si c’est le cas. J’espère que l’on en arrivera à des formules modulaires et non pas inclusives.
Au risque de marquer un but contre mon propre camp – je m’exprime en amoureux du football et il y en a d’éminents dans cette salle –, le Parlement européen peut malheureusement être un autre facteur bloquant, pour des raisons que l’on peut d’ailleurs comprendre assez bien : à l’origine, il n’avait pas de compétence en matière de défense, a fortiori sur le plan législatif, puisque l’on était dans un domaine intergouvernemental. Or il existe aujourd’hui un certain nombre d’initiatives qui donnent un pouvoir aux institutions européennes en matière de financement, comme l’a rappelé Joël Barre, voire sur un plan un peu plus opérationnel. Par ricochet, le Parlement européen doit se prononcer.
Je suis ainsi le rapporteur d’un texte un peu prosaïquement appelé Train and Equip, qui concerne la capacité à financer, sur des budgets européens, des équipements non létaux à destination de pays où des opérations européennes sont déployées. La mission EUTM Mali qui contribue à la formation d’une armée en pleine reconstruction forme ainsi des soldats, mais ne peut pas les équiper, que soit en armes ou en matériel non létal. Nous plaidons pour que l’on soit en mesure de financer, par exemple, des capacités médicales militaires en faveur de l’armée malienne. Après huit mois de débats au Parlement européen, le texte n’est toujours pas adopté car de nombreux groupes politiques s’y opposent. Ils ne veulent pas que de l’argent communautaire aille à de telles dépenses – il est question de cent millions d’euros sur trois ans… Je pars demain matin à Bruxelles pour discuter du texte en trilogue pendant trois heures : la Commission veut avancer et le Conseil aussi, mais je suis bloqué par mes collègues du Parlement. Vous verrez aussi ce qui se passera avec l’initiative de la Commission en matière de recherche et de capacités. Le projet sera complètement décortiqué et je ne suis pas sûr qu’il passe en l’état.
C’est aussi une question de culture. Le Parlement européen n’a pas l’habitude de traiter de ces questions. La défense fait l’objet d’une sous-commission – je l’ai présidée et je sais de quoi je parle : c’est totalement annexe, y compris dans la programmation des débats.
Il va falloir que les partis politiques français y pensent lorsqu’ils constitueront leurs listes pour les élections européennes de 2019, si la défense leur tient tant à cœur. Il faut que nous ayons à Bruxelles des gens qui savent de quoi ils parlent quand ils abordent ces questions. Aujourd’hui, nous devons être une dizaine à connaître ces sujets au Parlement européen.
M. Philippe Errera, directeur général des relations internationales et de la stratégie du ministère des Armées. En ce qui concerne l’Europe de la défense, il y a une nouveauté, qui apparaît d’ailleurs en tant que telle dans ce que les propos de nos autorités politiques et dans la revue stratégique. Pour la première fois, nous affirmons explicitement que l’Europe de la défense ne se résume pas à l’Union européenne. L’Union européenne est, bien entendu, au cœur de l’Europe de la défense, et nous assistons à des avancées significatives dans ce cadre, notamment l’activation de certaines dispositions du TUE telles que celles concernant les coopérations structurées permanentes et à des propositions extrêmement importantes comme le Fonds européen de défense. Mais l’Europe de la défense est également renforcée par des partenariats bilatéraux, ou dans des cadres ad hoc, comme l’initiative européenne d’intervention que le président de la République a proposée pour renforcer les possibilités de travailler avec des partenaires ayant la capacité militaire et la volonté politique d’agir. Cela nous aidera collectivement, dans le cadre de l’Union ou de l’OTAN.
M. Jacques Marilossian. Merci à tous pour cette revue stratégique et votre remarquable travail. Il nous revient d’en faire la pédagogie auprès des Français : il faudra probablement expliquer à nos concitoyens pourquoi nous devons augmenter le budget de la défense de 50 % à l’horizon 2025.
Rapporteur du budget de la marine nationale, j’ai cherché des signes forts la concernant dans le document. Il faut attendre le paragraphe 245 pour qu’elle apparaisse, à propos de la force de dissuasion, qui « suppose le renouvellement des deux composantes et le soutien à la pérennisation de nos têtes nucléaires », puis le paragraphe 303, aux termes duquel « le maintien de la supériorité aéromaritime implique de préparer le renouvellement du groupe aéronaval ». Qu’en termes élégants ces choses-là sont dites…
Le temps de la marine est un temps long. J’ai fait un certain nombre d’auditions et je me suis rendu à Toulon vendredi dernier, puis à Brest hier : il me semble qu’il y a un fort risque de collision programmatique et budgétaire dans les quinze prochaines années entre les futurs sous-marins nucléaires lanceurs d’engin (SNLE), de troisième génération, et un futur ou des futurs porte-avions. À la lumière de vos travaux, cette inquiétude sur le défi budgétaire vous paraît-elle fondée ?
M. le président. Vous allez au-delà de la revue stratégique…
Mme Émilie Guerel. Ma question porte sur l’opération Barkhane, lancée le 1er août 2014 : elle est souvent qualifiée de décevante au regard des ambitions qui lui étaient assignées et du budget alloué chaque année, mais elle a permis la mise en œuvre au sein de la zone sahélo-saharienne d’un niveau de coordination salutaire, associant plusieurs types de forces, spéciales et conventionnelles, issues de différents pays.
Comme le souligne la revue stratégique, « un investissement international soutenu au sein de la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali (MINUSMA), comme des actions de l’Union européenne, est plus que jamais nécessaire ». Selon vous, quelles doivent être les objectifs pour la MINUSMA et pour nos partenaires européens, sachant que leur investissement ne doit pas compromettre le rôle de l’État, pour des raisons d’efficacité politique, et en même temps doit favoriser l’adhésion des populations locales ?
M. Charles de la Verpillière. J’apprécie l’approche très pragmatique et très réaliste qui nous a été présentée en matière de politique de défense européenne. Il ne faut pas rêver, mais suivre une politique des petits pas et des réalisations concrètes.
Je voudrais vous interroger sur un facteur d’instabilité stratégique qui est l’évolution possible, voire probable, de certains pays du Maghreb au sens large du terme – Mauritanie, Maroc, Algérie, Tunisie et Libye. Comment voyez-vous l’évolution de la région comme potentiel facteur d’instabilité ?
M. Louis Aliot. Dans le contexte actuel, qui est celui d’une France exposée à une menace également interne, y compris venant de ses propres ressortissants, je m’interroge sur un certain nombre d’alliances incertaines. Je pense en particulier à l’évolution que l’on pourrait qualifier d’un peu difficile de la Turquie, mais aussi à autres alliés, dont il se dit qu’ils auraient été à l’origine de financements pour des groupes terroristes, comme Daech, par exemple via le pétrole. La revue stratégique ne se prononce pas vraiment sur ce sujet, ni sur celui plus général du financement du terrorisme à l’échelle internationale. Quels sont les moyens existants ou ceux qu’il faudrait mettre en place ?
M. Arnaud Danjean. Il est normal que la marine nationale, comme toutes les armes, soit évoquée à la fin du rapport : par construction, les prescriptions pour nos armées viennent en conclusion, mais nous parlons du maritime tout au long du rapport, sous l’angle des flux, de l’Atlantique Nord, de l’océan Indien, ou encore de la Méditerranée et de sa militarisation accrue. On ne néglige donc pas la marine. J’ai moi-même un modeste passé au sein de la marine nationale et l’amiral Prazuck siégeait au sein du comité. Par ailleurs, il n’aura échappé à personne que le chef d’état-major particulier du président de la République est lui-même un marin.
Nous n’avons négligé personne, en veillant cependant à ne pas transformer l’exercice en une sorte de « liste pour le Père Noël ». C’était un souci personnel, et je crois que tout le monde était bien conscient de l’écueil. Nous n’avions pas à trancher, mais je ne pense pas que la marine soit sacrifiée ou qu’il y ait des conflits de programmes qui ne permettraient pas de remplir les objectifs tels qu’ils sont fixés. Vous avez évoqué pour votre part plusieurs porte-avions, mais il ne nous revenait pas de nous prononcer sur ce sujet.
Une revue de l’opération Barkhane sera présentée au président de la République. Je ne me prononcerai donc pas non plus sur ce sujet. Il est certain que l’adaptation du dispositif est nécessaire, en permanence, car les enjeux évoluent. La menace n’est plus exactement la même qu’au début de l’intervention Serval, en 2013, et la géographie se transforme : le centre du Mali est aujourd’hui bien plus exposé, certains pays frontaliers sont aussi confrontés à la menace et des initiatives régionales ont été lancées. Il faut constamment adapter le dispositif pour qu’il soit optimal. Toutes nos réflexions se sont inscrites dans le cadre que j’ai évoqué tout à l’heure, à savoir une logique d’approche globale, qui est un impératif. Les armées sont les premières à souligner que l’action militaire seule ne viendra pas à bout des problématiques que Barkhane doit affronter pour la stabilisation de la région. Nous devons mener simultanément des actions sur beaucoup de sujets, avec les Européens, les partenaires africains et la MINUSMA.
La question du sud de la Méditerranée et du Maghreb est extrêmement sensible et il s’agit d’une priorité pour la France. Il y a là des États dotés ou non de capacités militaires fortes et susceptibles de connaître des évolutions très problématiques, ce dont nous sommes parfaitement conscients. Certains pays sont plus sensibles que d’autres car les interactions avec nous seraient inévitables,
Tout ce rapport est imprégné de l’idée que la géographie devient très relative dans le monde d’aujourd’hui – et plus encore dans celui de demain. Les distances se rétrécissent et il faut prendre en compte l’exo-atmosphère, les flux maritimes, la dimension « cyber » et les câbles. Mais cela n’annule pas le facteur géographique : ce qui se passe au Sud de la Méditerranée nous concerne ainsi au premier chef. C’est une préoccupation à laquelle nous avons porté une attention particulière, en l’articulant avec des réflexions plus globales.
Cela m’amène à la question de M. Aliot. Nous ne mésestimons pas les facteurs de fragilité de la cohésion nationale, même si cela ne concerne ni uniquement, ni en premier lieu le ministère des Armées, mais plutôt le ministère de l’Intérieur. La réponse est interministérielle et c’est un aspect qui a été très prégnant dans nos débats, compte tenu de ce que la France a subi.
S’agissant des pays auxquels vous avez fait allusion, je me méfie des formulations trop simples. Il y a dans le golfe Arabo-Persique des États dont les sociétés sont plus complexes que leur image habituelle. Parmi les acteurs finançant le terrorisme, je doute que l’on parvienne à trouver des traces étatiques. On trouvera peut-être des acteurs privés liés à des États, mais je ne m’engagerai pas dans ce débat. C’est un sujet de fond très complexe et il faudrait beaucoup plus de temps pour en explorer toutes les facettes. Nous n’avons pas abordé la problématique du financement du terrorisme car elle ne relève pas du ministère des Armées en tant que tel, même si elle entre dans les attributions de la communauté du renseignement extérieur. Les accords internationaux dans ce domaine sont traités par le ministère de l’Économie et des finances et par celui des Affaires étrangères.
Il faut considérer les pays du golfe Arabo-Persique au cas par cas, d’autant qu’ils sont traversés par des tendances tout à fait différentes. Il faut se défier des raccourcis un peu faciles. En Arabie Saoudite, les luttes de pouvoir en cours ne rendent pas la situation univoque. Autre exemple, les Émirats arabes unis sont un pays musulman sunnite tout à fait intéressant en matière de défense, et qui partage une grande partie de nos objectifs. Les situations sont très différenciées.
Nous avons tenu à être très explicites sur le prosélytisme islamiste radical que l’on observe en Afrique de l’Ouest. Il est très largement sponsorisé par des acteurs venant de la région que vous avez mentionnée. Sont-ils étatiques ou non ? C’est une autre question, sur laquelle nous n’avons pas toujours des informations adéquates, mais nous ne sommes ni naïfs ni aveugles. Le rapport mentionne cette menace comme un sujet sur lequel il faudra être très vigilant à l’avenir.
Tout cela nous conforte dans l’idée que la fonction du renseignement est tout à fait vitale pour notre pays. Des efforts ont été réalisés à la suite des Livres blancs de 2008 et de 2013, qui avaient déjà identifié le besoin. La communauté du renseignement doit continuer ses efforts d’adaptation sur le plan des moyens techniques et humains. La lutte antiterroriste est prioritaire, pour des raisons évidentes, mais les responsables du renseignement français ont aussi exprimé un besoin de ressources supplémentaires pour d’autres sujets, notamment afin de développer une connaissance plus intime des pays dont nous venons de parler. On croit être familier de ceux du sud de la Méditerranée, mais on ne les connaît pas si bien que ça. Les évolutions du régime algérien après M. Bouteflika donnent lieu à toutes les conjectures. Nos capacités de renseignement ne doivent pas se focaliser exclusivement sur l’antiterrorisme, mais aussi se consacrer à la lecture des pays voisins et de leurs évolutions. Il faut continuer à fournir un effort particulier dans ce domaine.
Général François Lecointre. Je remercie M. Marilossian de se préoccuper du temps long de la marine : il est vrai qu’il faut un temps assez bref pour construire une armée de terre ou une armée de l’air… (Sourires.) Je m’étonne au passage que d’autres députés ne portent pas les sujets de ces armées.
M. le président. Tous les rapporteurs budgétaires ne se sont pas encore exprimés sur le ton de la boutade.
Général François Lecointre. Le chef d’état-major des armées que je suis, à la fois « terrien » et fils de marin – c’est dire si je cumule les défauts –, veille évidemment à l’équilibre interarmées. Plus sérieusement, nous nous sommes interdit, dans cette revue stratégique, d’aborder la construction de la LPM et les équilibres capacitaires que comportera cette loi. Des préconisations passent par les aptitudes ; nous avons voulu illustrer certaines de ces aptitudes pour les rendre lisibles. Ne vous en faites pas, la marine n’est pas oubliée.
Comme le président de la République nous l’a demandé, à la ministre et à moi-même, nous allons à présent rédiger un document qui sera à la charnière entre la revue stratégique et de la LPM, et qui, à partir du constat de l’état des armées et de l’ambition que le président nous confirmera, établira, d’une part, un modèle capacitaire des armées, avec des priorités, et, d’autre part, un cadencement et un équilibre entre la nécessaire restauration de ces capacités et les ambitions nouvelles dont nous voulons nous doter. Nous y associerons les trois grands subordonnés de la ministre et M. Danjean lui-même. Mais la revue stratégique n’était pas le lieu de ces équilibrages.
En ce qui concerne l’opération Barkhane, une revue est en cours sur les opérations, notamment dans le Sahel, dont nous présenterons bientôt les conclusions au président de la République. Cette revue est conduite en interministériel par le ministère des Armées et le ministère des Affaires étrangères. L’orientation générale est que rien ne se fera sans les Maliens. La France ne peut agir au Sahel sans ses partenaires internationaux, l’Union européenne, engagée dans des opérations comme la mission de formation EUTM au Mali, et l’ONU, et surtout sans la population malienne, clé de toutes les solutions.
M. Jean-Charles Larsonneur. Je parlerai sans préjugés puisque mon rapport porte sur l’équipement et non sur l’une ou l’autre des armées.
La possibilité d’un cloud européen me semble très importante pour notre économie stratégique et pour la défense de l’Europe. Comme vous l’avez souligné dans la revue, la Russie investit massivement dans les data centers, dans une stratégie de maîtrise des données et de sécurité informationnelle. De nombreux acteurs de la communauté de défense ont formulé le souhait de voir se développer un cloud européen car nous sommes dans une situation de dépendance de fait vis-à-vis des Américains pour nos données et nos bureaux d’études. Quel est votre sentiment sur cette possibilité de développer un cloud européen, pourquoi pas avec des instruments du type Fonds européen de la défense ?
M. Thomas Gassilloud. Nous sommes pleinement conscients que l’armée de terre, pour laquelle je suis rapporteur pour avis, se construit également sur le temps long : on pourrait citer le programme Scorpion, possible nouvelle ossature de cette armée.
Alors qu’il était autrefois l’inspirateur de presque toutes les grandes révolutions technologiques, du travail du bronze jusqu’au lancement de l’internet, le monde militaire n’a plus l’exclusivité de l’innovation majeure. La revue stratégique fait part d’inquiétudes du fait que des États de taille intermédiaire, voire des groupes, ou même des individus, peuvent désormais se doter de capacités technologiques avancées issues du domaine civil, ce qui tend à niveler les rapports de force militaires. Selon vous, au-delà de l’effort financier, quels sont les leviers à actionner, en matière d’innovation, pour que la France retrouve une avancée technologique sur le champ de bataille ? Je pense notamment à des modes de fonctionnement plus agiles pour devenir plus réactif dans l’intégration des évolutions technologiques.
M. Philippe Folliot. Vous avez rappelé que la France était le seul pays de l’Union européenne à être membre de l’OTAN, membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies, doté de l’arme nucléaire ainsi que d’une armée opérationnelle. Cela nous donne des droits, mais aussi des devoirs vis-à-vis de la communauté internationale. Vous avez parlé de durcissement, en parallèle avec un monde caractérisé par des frontières que l’on pourrait qualifier de molles : le distinguo entre intérieur et extérieur, guerre et paix, est aujourd’hui relativement flou. Enfin, vous avez dit que l’on ne pouvait faire d’impasses. La trajectoire budgétaire souhaitée par le président de la République, de plus 1,8 milliard d’euros dès le budget 2018, nous permettra-t-elle à votre avis d’éviter d’en faire ?
M. Olivier Becht. Cette excellente revue stratégique souligne que le maintien de la vitalité de l’écosystème industriel de défense est un enjeu de souveraineté mais aussi un moteur pour l’exportation de matériel militaire. En début d’année, le précédent ministre de la Défense avait jeté les bases de la reconstitution sur le territoire national d’une filière industrielle de production de munitions de petit calibre. Un consortium avait été créé, réunissant les trois entreprises nationales Thales, NobelSport et Manurhin. Avez-vous abordé la question de cette filière ? Vous semble-t-elle encore pertinente ou bien réfléchissez-vous davantage dans un cadre de coopération européenne ?
M. Fabien Gouttefarde. Une phrase m’a interpellé dans votre propos introductif : si j’ai bien compris, l’analyse commune au sein du comité ferait penser que certains États, notamment la Russie et le Pakistan, que vous avez cités, étaient en passe de diminuer le gradient d’usage de leur arme nucléaire. Sur quels éléments vous fondez-vous pour l’affirmer ?
M. Arnaud Danjean. Sur les déclarations de ces États.
Mme Anne-France Brunet. La revue stratégique de défense et de sécurité nationale met en exergue, dans ses conclusions, le risque lié à l’existence d’adversaires potentiels mieux armés sur tous les types de terrain, mettant en cause la supériorité opérationnelle et technologique des armées occidentales. Au regard des efforts budgétaires exigés et des limites dans l’utilisation des crédits, un rapide décrochage de notre recherche-développement en matière de très haute technologie n’est-il pas à craindre, ce qui ne nous permettrait plus d’être compétitifs au plan international, et dans quels délais devrions-nous commencer à nous en inquiéter ? Comment une mutualisation des efforts au plan européen pourrait-elle s’organiser pour prévenir ce décrochage ? Est-ce seulement possible ?
M. Joël Barre. En ce qui concerne, tout d’abord, les munitions de petit calibre, dans la revue stratégique nous avons essayé, sous forme d’un tableau qu’Arnaud Danjean a décrit comme complexe, de réaliser une typologie des coopérations potentielles selon les différents types de matériel et de systèmes d’armes, en les classant suivant quatre catégories : la souveraineté, qui signifie que nous devons être entièrement indépendants ; la coopération avec mutuelle dépendance ; la coopération avec maintien des compétences, réversible ; enfin, le recours au marché. Aujourd’hui, les munitions de petit calibre se rapportent plutôt à cette dernière catégorie. Il n’existe plus de fabricant en France depuis la fermeture de l’usine du GIAT, au Mans, en 1999, et l’approvisionnement des forces françaises s’effectue actuellement sur le marché mondial auprès de sociétés européennes, américaines, brésiliennes, sociétés parfaitement référencées qui ne posent aucune difficulté.
Nous sommes en train de conduire une analyse sur la reconstitution d’une filière nationale de munitions de petit calibre ; une association d’industriels, vous l’avez dit, a fait une proposition en ce sens. Cela pose plusieurs questions, notamment de nature juridique et d’intérêt économique.
S’agissant de la nécessité de chercher les technologies de rupture, qui se trouvent aujourd’hui plus dans le monde civil que dans le monde militaire, et d’un cloud européen, notre ministre a mis en place des chantiers dans les domaines du numérique et de l’innovation, qu’il nous faudra faire aboutir en parallèle avec la LPM, c’est-à-dire d’ici au deuxième trimestre 2018.
M. Arnaud Danjean. Nos forces ne demandent pas, en matière de munitions, tant du matériel 100 % français que des stocks. Des expériences récentes ont marqué un retour en force de cette notion de volume. Quel que soit l’endroit où l’on s’approvisionne, il faut disposer, pour une intervention, de stocks suffisants pour ne pas se trouver à court de munitions.
Dans les auditions que nous avons conduites, était très marquante la nécessité d’adapter nos process et de prévoir une réversibilité des courbes beaucoup plus courte. Même si nos programmes s’inscrivent dans le temps long, ce qui est inévitable compte tenu de leur complexité et de leur ampleur, pouvoir tester des choses et rectifier le tir très vite est un mode de développement qu’il va falloir mettre en place. C’est un travail de longue haleine.
J’en viens à la question du seuil de recours au nucléaire. Dans notre travail, nous ne nous appuyons que sur du factuel, nous ne faisons pas de procès d’intention. Quand nous disons que la Russie ou la Chine, voire les Américains, déconstruisent le système international, ce ne sont pas des jugements de valeur que nous portons sur les régimes de ces pays ou leurs dirigeants. Nous mentionnons l’abaissement du seuil nucléaire comme une source d’ambiguïté, car elle ressort des postures déclaratoires de certains pays, dont la Russie et le Pakistan, qui a lui-même fait des déclarations très ambigües sur les circonstances dans lesquelles il pourrait recourir à l’arme nucléaire. Nous constatons des fluctuations doctrinales préoccupantes.
M. Jean-Paul Bodin, secrétaire général pour l’administration. Il ne convient pas d’apprécier le budget 2018 seul. Ce qui compte, c’est ce qui sera dans la LPM, qui doit s’inscrire dans la loi de programmation des finances publiques. Soyez vigilants à ce qui sera voté dans cette loi, notamment à certains articles qui peuvent limiter le recours à des financements innovants.
M. Arnaud Danjean. Pour répondre à M. Folliot, il ne m’appartenait pas, en tant que président de ce comité, de juger de la pertinence de la trajectoire. Nous avons rédigé ce qui sera le socle de la LPM. Ce n’est pas une lâcheté de ma part d’éviter ce débat, mais cela n’entrait ni dans ma compétence de président du comité, ni dans mes fonctions de parlementaire européen. C’est à vous qu’il reviendra de discuter la pertinence de la LMP. Mon sentiment personnel est que les ambitions définies peuvent entrer dans la trajectoire budgétaire si cette dernière est confirmée, et elle semble devoir l’être, si j’en juge par les entretiens que j’ai eus avec le président de la République et ses engagements devant le comité lors de la remise de la revue.
Comme je l’ai fait valoir devant le président en conseil de défense, je ne suis pas insensible à une bonne articulation entre, d’une part, l’ambition légitime et nécessaire et, d’autre part, la soutenabilité des efforts demandés à des forces qui ont été très sollicitées ces dernières années et dont je comprends la demande de prise en compte de ces efforts, par des réajustements, avant d’envisager de nouvelles ambitions. Le chef d’état-major des armées a dit tout à l’heure que les deux étaient compatibles et je souscris pleinement à cette position, en espérant que cela fera l’objet d’un large consensus.
M. le président. La commission de la Défense s’attellera en tout cas à créer ce consensus et les conditions de la réussite de notre projet pour la sécurité de notre territoire et notre défense nationale.
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La séance est levée à dix-neuf heures.
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Membres présents ou excusés
Présents. – M. Damien Abad, M. Louis Aliot, M. François André, M. Pieyre-Alexandre Anglade, M. Jean-Philippe Ardouin, M. Florian Bachelier, M. Xavier Batut, M. Olivier Becht, M. Christophe Blanchet, Mme Aude Bono-Vandorme, M. Jean-Jacques Bridey, Mme Anne-France Brunet, Mme Carole Bureau-Bonnard, M. Philippe Chalumeau, M. Jean-Pierre Cubertafon, Mme Marianne Dubois, Mme Françoise Dumas, M. Jean-François Eliaou, M. Yannick Favennec Becot, M. Jean-Marie Fiévet, M. Philippe Folliot, M. Laurent Furst, M. Claude de Ganay, M. Thomas Gassilloud, M. Fabien Gouttefarde, Mme Émilie Guerel, M. Jean-Michel Jacques, M. Loïc Kervran, Mme Anissa Khedher, M. Jean-Christophe Lagarde, Mme Frédérique Lardet, M. Jean-Charles Larsonneur, M. Didier Le Gac, M. Jacques Marilossian, Mme Sereine Mauborgne, M. Philippe Michel-Kleisbauer, Mme Patricia Mirallès, Mme Natalia Pouzyreff, M. Joaquim Pueyo, M. Gwendal Rouillard, Mme Sabine Thillaye, Mme Laurence Trastour-Isnart, Mme Nicole Trisse, M. Stéphane Trompille, M. Patrice Verchère, M. Charles de la Verpillière
Excusés. – M. Bruno Nestor Azerot, M. Thibault Bazin, M. Luc Carvounas, M. André Chassaigne, M. Alexis Corbière, M. M’jid El Guerrab, M. Olivier Faure, M. Richard Ferrand, M. Jean-Jacques Ferrara, M. Marc Fesneau, Mme Séverine Gipson, M. Christian Jacob, M. Fabien Lainé