Récemment, nous avons eu le plaisir de prendre connaissance de la « Lettre du Cabinet du Chef d’Etat-Major de l’armée de Terre n°3 » de septembre 2017 et de l’édito du Général d’Armée Jean-Pierre BOSSER.
Si nous sommes conscientes que le métier de l’Arme emporte de réelles spécificités, être militaire nous semblant fortement lié à une vocation, à un engagement à servir, au besoin par les armes et pouvant aller jusqu’au sacrifie suprême, nous considérons également que cette spécificité ne peut justifier une scission de la société militaire avec la société civile et de fait, une dérogation aux normes juridiques.
En tant que professionnels du droit nous n’avons pu que nous émouvoir des termes de la dernière « Lettre du Cabinet du Chef d’Etat-Major de l’armée de Terre » et comment dire … il serait un comble pour un avocat d’en perdre le verbe et de ne pas partager notre réaction quant à cette dernière publication.
Revenons avant tout sur le contexte qui a justifié une réaction de la haute sphère de la hiérarchie militaire en matière disciplinaire.
A l’aube du XXème siècle et à la suite de « l’affaire des fiches », le Législateur a consacré un droit fondamental pour tous les agents de l’Etat.
Ainsi, à travers l’article 65 de la Loi du 22 avril 1905 portant fixation du budget des dépenses et des recettes de l’exercice 1905, il a été inscrit que :
« Tous les fonctionnaires civils et militaires, tous les employés et ouvriers de toutes administrations publiques ont droit à la communication personnelle et confidentielle de toutes les notes, feuilles signalétiques et tous autres documents composant leur dossier, soit avant d’être l’objet d’une mesure disciplinaire ou d’un déplacement d’office, soit avant d’être retardé dans leur avancement à l’ancienneté ».
Cette obligation a également été codifiée au dernier alinéa de l’article R 4137-15 du Code de la Défense qui énonce :
« (…) Avant d’être reçu par l’autorité militaire de premier niveau dont il relève, le militaire a connaissance de l’ensemble des pièces et documents au vu desquels il est envisagé de le sanctionner. »
Dès lors, tout militaire faisant l’objet d’une sanction a le droit de recevoir une communication intégrale et préalable de l’ensemble des éléments du dossier et/ou tous autres éléments pouvant justifier la demande de sanction avant d’être l’objet de la mesure disciplinaire pouvant intervenir.
Le décor juridique étant posé, venons-en aux faits en cause.
Au cours de la période estivale, les juges du fond tout comme la Haute Assemblée, ont contraint le Ministère des Armées à réviser sa copie en matière disciplinaire.
Pour exemple, s’agissant de personnels officiers de l’armée de terre, le Juge des Référés du Conseil d’Etat, à travers une ordonnance du 12 juillet 2017 (requête n°411665) a rappelé ce principe général du droit en des termes non équivoques.
Il en a été de même s’agissant de la Juridiction administrative de Besançon qui a annulé six décisions portant sanction d’un Blâme du Ministre, sanctions infligées à des militaires de la Gendarmerie Nationale. (Tribunal administratif de Besançon, 5 septembre 2017, requêtes n°1601349, 1601348, 1601350, 1601352, 1601353, 1601351)
Estimant avoir perdu une bataille et non la guerre, le Cabinet du Chef d’Etat-Major de l’Armée de Terre a entrepris de remettre de l’ordre auprès des autorités militaires investies du pouvoir disciplinaire.
Voici un aperçu des assertions partagées au titre de la « Lettre » de septembre 2017 :
« La judiciarisation croissante de notre société ne nous épargne pas et, régulièrement, des décisions disciplinaires sont contestées devant le juge administratif. Afin de les sécuriser, il me paraît essentiel de tirer des enseignements des affaires récentes dans lesquelles la juridiction administrative a rendu, pour des motifs de forme et non de fond, des jugements allant à l’encontre des décisions de la chaine de commandement. ».
Il apparaît que le Chef d’Etat-Major de l’Armée de Terre estime que seule la judiciarisation de la société serait à l’origine de la contestation des décisions de sanctions par les militaires.
Or, par une telle appréciation, il est dénié à l’ensemble des personnels l’exercice d’un droit reconnu à travers les arrêts Hardouin et Marie (17 février 1995, Recueil Lebon).
Dans le même temps, il semblerait que l’analyse portée de ces jugements et décisions administratives soit réductrice.
Le droit administratif est notamment régi par le « principe de l’économie des moyens » qui n’impose pas au juge administratif d’examiner la totalité des moyens soulevés par les parties à partir du moment où l’examen d’un moyen de légalité suffit à écarter ou à confirmer l’argumentaire sans qu’il soit besoin d’examiner les autres moyens de la requête.
Ainsi, tout avocat s’abstenant de soulever un motif d’illégalité externe (forme) le ferait en portant nécessairement atteinte à l’intérêt de son client et serait susceptible d’engager sa responsabilité mais au demeurant, soulever un motif d’illégalité externe (de forme) ne signifie pas ne pas être bien fondé au fond.
Il est ainsi juridiquement faux de prétendre que ces décisions de justice n’ont été possibles qu’en raison d’un motif de « forme », les magistrats s’étant abstenus de trancher au fond en vertu de la règle de l’économie des moyens.
Ainsi, recommencer ab initio la procédure disciplinaire ne signifie nullement qu’elle n’encourra pas la critique devant la Juridiction administrative et que la sanction est bien fondée et justifiée.
Précisément, c’est la question qui posera le sort des 6 requérants précités qui doivent aujourd’hui subir la mise en œuvre d’une nouvelle procédure disciplinaire, la Direction Générale de la Gendarmerie Nationale n’ayant manifestement pas apprécié la censure de la juridiction administrative.
Par ailleurs, la lettre du cabinet du Chef d’Etat-Major de l’Armée de Terre se termine par des recommandations générales mais pour le moins surprenantes :
« Enfin, au-delà du parquet et des juridictions classiques, je vous engage à nouer et entretenir des liens avec les juges administratifs dont vous dépendez localement – et tout particulièrement ceux des cours administratives d’appel – afin de les sensibiliser à la spécificité du métier militaire et à l’exigence d’exemplarité en tout temps et en tout lieu qu’impose le fait de porter les armes de la Nation. ».
Bien plus qu’une entreprise de sensibilisation, ce propos a toute les apparences d’une tentative d’influence, au demeurant devant être exercée sur les magistrats des Cours administratives d’appel qui ne peut nous laisser sans réaction.
Force est de constater que lorsque la Justice gronde, l’autorité militaire tremble et réagit.
© MDMH – Publié le 11 octobre 2017