Pour la première fois au Vietnam, de jeunes journalistes revisitent l’histoire de leur pays en publiant les souvenirs des vétérans de Dien Bien Phu, où a eu lieu le 7 mai 1954 la victoire décisive des Vietminh contre le colonisateur français. Au fil des récits, les mythes propagandistes se déconstruisent.
Après une guerre, l’histoire s’écrit généralement dans la perspective du vainqueur. Il en résulte une « vérité » tronquée où la voix des vaincus est occultée. Curieusement, au Vietnam, lors de la guerre contre l’occupant français, les vainqueurs sont longtemps restés silencieux.
La victoire décisive des Vietminh le 7 mai 1954 à Dien Bien Phu est pourtant la seule bataille « rangée et perdue par une armée européenne pendant toute l’histoire des décolonisations », selon l’historien Jean-Pierre Rioux, spécialiste de ces questions
Côté français, 16 000 hommes solidement équipés avaient été parachutés dans la région. Côté vietnamien, 55 000 « bôdoi » (combattants vietminh) bien moins armés, et surtout 260 000 civils, pieds nus pour la plupart.
Sans oublier l’utilisation déterminante de 21 000 bicyclettes pour l’acheminement des armes et des vivres.
Or, si les témoignages français sont nombreux sur la défaite, les quelques récits vietnamiens existants ont été soigneusement moulés dans le discours propagandiste. La version officielle des faits, destinée à nourrir la solidarité et la fierté patriotiques, a fait l’impasse sur les individus et leurs histoires personnelles.
Donner la parole aux témoins
Face à ces « trous de mémoire » dans l’histoire de leur pays, six journalistes vietnamiens, dont un ancien vétéran de Dien Bien Phu, se sont lancés, 55 ans après l’événement, dans une enquête auprès des derniers témoins de cette page historique.
Entre 2007 et 2009, ils ont parcouru le pays à la recherche de ces autres petites vérités sur une mythique bataille qui ouvrait la voie à la décolonisation dans les pays du tiers monde.
Ils ont ainsi recueilli les témoignages de 250 vétérans du nord au sud du Vietnam -parmi eux le célèbre général Giap, qui a mené les Vietminh- pour en faire un recueil inédit et poignant d’humanité.
Publié l’année passée au Vietnam, « Dien Bien Phu vu d’en face », préfacé par Jean-Pierre Rioux, paraît aujourd’hui en français.
Transporteurs de riz ou de munitions, artistes envoyés au front pour remonter le moral des troupes, journalistes, médecins, infirmiers, femmes et hommes, se livrent au côté des « bôdoi », ces « hommes verts » au casque rond tant redoutés par les soldats français.
Mais pour la première fois de leur vie, ils racontent non pas « les actes héroïques guidés par le Parti et qui ont mené à la victoire du peuple », des faits lus et relus dans les manuels scolaires et les journaux nationaux.
Cette fois-ci, ce sont les récits sur leurs peurs, leurs amours, leurs rêves, toutes ces pensées intimes qui leur passaient par la tête quand les armes et les explosions se déchaînaient, dans cette terrible cuvette de Dien Bien Phu.
Pour anéantir le camp retranché de l’Union française en Indochine, l’Armée populaire du Vietnam a mené trois phases d’offensives.
Les combattants de l’ombre
Au fil des pages, le mythe de « La Victoire finale des héros au patriotisme infaillible » s’efface derrière une mosaïque d’évocations simples de ces combattants de l’ombre. Ainsi, cette jeune danseuse qui s’est enrôlée pour pouvoir échapper au contrôle familial et parcourir le pays.
Ou ce citadin, un « petit bourgeois » pour ses compagnons d’armes paysans. Ces derniers, irrités par sa maladresse, acceptaient de faire les tâches manuelles à sa place. En échange, le « petit bourgeois » leur racontait « Les Misérables » de Victor Hugo.
Il y avait aussi, dans une tranchée alors que les armes pétaradaient, cette toute jeune infirmière pétrifiée de honte, parce qu’un soldat blessé lui demandait de l’aider à uriner.
C’est le hasard d’une rencontre qui a ouvert les yeux des auteurs, eux-mêmes enfants chéris du régime de Hanoï. Dang Duc Tuê raconte :
« Jusqu’en 2004, nous ne savions pas grand chose de Dien Bien Phu, tout était très abstrait. Pire, on ne se posait même pas de questions par rapport aux récits héroïques dont nous étions bercés ».
Ce journaliste talentueux, en partie formé en France, était invité le mois dernier au Congrès du journalisme d’investigation à Genève pour raconter l’aventure qu’a constitué cette enquête dans un pays encore très verrouillé politiquement.
Son émérite consœur, Dao Thanh Huyen, qui a suivi le même cursus, renchérit :
« Nous avions hérité passivement de cette mémoire collective, écrite dans les manuels et répétée dans les médias : les Français et les Américains étaient les méchants envahisseurs, et nous, nous avions gagné toutes les guerres. Mais du pourquoi et du comment, nous n’en savions rien. »
« Le déclic qui a bouleversé notre regard »
En 2004, les deux journalistes dispensent une formation dans la région de Dien Bien Phu. Parmi leurs stagiaires, Oncle Mai (Bac Mai), à l’époque tout jeune agent de liaison, leur confie « ses » souvenirs de la bataille. Huyen confie :
« Il a été le déclic qui a bouleversé notre regard. A travers ses récits, des hommes et des femmes liés à cette guerre se sont mis à exister. »
Guidés par Bac Mai, devenu entre-temps l’un des co-auteurs du recueil, les deux journalistes vont de surprise en surprise. Quel n’est pas leur étonnement lorsqu’un historien militaire, invité comme expert à la formation, brise l’un des mythes fondateurs de la victoire de Dien Bien Phu :
« Savez-vous qu’il n’y a jamais eu de drapeau vietminh planté le 7 mai 1954 sur le bunker du général de Castries [il menait les troupes françaises au moment de la défaite, ndlr] ? »
Ils apprennent alors que cette image avait été montée après la guerre pour le documentaire du réalisateur soviétique Roman Karmen. Les photos prises lors du tournage ont été diffusées ensuite dans le monde entier. Se substituant à la réalité, cette scène est devenue LE symbole incontesté de la victoire vietminh, et des pays opprimés, contre le colonisateur.
« Le pays avait d’autant plus besoin de ces versions officielles que les guerres se sont enchaînées au Vietnam. Celle contre les Américains, puis contre les Chinois au nord et les Khmers rouges au sud. Il fallait donc entretenir le patriotisme.
Du coup, lorsque la paix est arrivée dans les années 1980, cette » vérité » biaisée était déjà bien ancrée, même chez les vétérans. »
Aujourd’hui, alors que la bataille de Dien Bien Phu a plus d’un demi-siècle, le Vietnam osera-t-il enfin se délester de sa grande histoire au profit des petites histoires de son peuple ? C’est en tout cas ce qu’espèrent les auteurs du recueil.
Tuê raconte :
« La démarche n’a pas été sans encombres. Nous avons essuyé pas mal de refus des vétérans. Certains sans explications, d’autres ont proclamé ne pas vouloir revisiter la version officielle des faits.
D’autres encore ne voulaient pas être « floués une fois de plus par des journalistes incapables d’entendre un autre son de cloche que celui du Parti ». »
Selon Tuê, si la version vietnamienne a pu être publiée, c’est grâce à un concours de circonstances favorables : festivités autour des 55 ans de Dien Bien Phu, préface d’un prestigieux historien du pays, et soutien au sein des Editions politiques nationales, l’éditeur officiel du Parti.
Comment les autorités fabriquent les héros
Pour Jean-Pierre Rioux, un tel livre contribue à sortir la bataille de Dien Bien Phu de l’histoire officielle du Vietnam. Et Mari Carmen Gonzalez, historienne spécialiste de la mémoire liée au franquisme, de constater :
« On peut y décrypter comment les autorités sélectionnent et fabriquent les héros alors qu’eux-mêmes ne se perçoivent pas comme tels. »
Comme lorsque ce soldat raconte :
« J’étais parmi les plus pauvres, et des gens de ma famille avaient été tués par des Français en 1949. C’est peut-être pour ces deux raisons que j’ai eu le titre de » héros « , alors que nous étions nombreux à œuvrer dans le tunnel… »
Un autre militaire :
« Je parle français. J’entends parfois des soldats adverses crier avant de mourir. Des frères d’armes illettrés me demandent : « Que dit-il ? » « Il appelle sa maman… »
Mourants, mercenaires ou colonialistes, ils sont comme nous, des jeunes hommes qui n’ont pas encore de femme et qui invoquent leur maman avant de s’éteindre. »
Pour Mari Carmen Rodriguez, une telle humanisation face à la souffrance de l’autre ne peut rimer avec un discours propagandiste.
Les auteurs insistent toutefois sur la nature journalistique et non historiographique de leur démarche. « Pour nous, il s’agissait avant tout de sauver ces souvenirs avant que les témoins ne disparaissent », précise Huyen.
Jean-Pierre Rioux confirme :
« Ces témoignages constituent un matériau fabuleux sur lequel travailler. C’est le début de la parole libérée. Mais …
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Dien Bien Phu vu d’en face, Paroles de Bô doi – éd. Nouveau monde – 2010 – 23€.
En partenariat avec La Tribune des droits humains