Le droit et le calepin de notes – les limites du discrétionnaire dans le pouvoir de noter

LE POUVOIR DE NOTER : QU’EN PENSAIENT NOS ANCIENS ?

le premier semestre de chaque année est consacré en grande partie à la notation. Le site de l’ADEFDROMIL se fait régulièrement l’écho de l’évolution des règles dans cette matière. En 2002, différentes instructions concernant l’armée de terre ont été publiées au Bulletin officiel des armées n°41 du 7 octobre. Il s’agit en particulier des instructions suivantes :

N°1180/DEF/PMAT/EG/B relative à la notation des volontaires de l’armée de terre du 16 septembre 2002 ;
N°1190/DEF/PMAT/EG/B relative à la notation des engagés volontaires de l’armée de terre du 16 septembre 2002
N°1210/DEF/PMAT/EG/B relative à la notation des sous-officiers de l’armée de terre du 18 septembre 2002.

Quelle que soit la catégorie de personnel à noter, les objectifs de la notation demeurent identiques :

rendre compte de la valeur professionnelle ;
permettre la sélection des plus aptes au grade supérieur ;
conduire à l’affectation dans chaque poste des plus qualifiés pour les occuper.

Pour remplir son office, la notation doit être :

complète et précise ;
objective, de manière à rendre compte exactement, sans sévérité ni indulgence excessive, des mérites et des aptitudes, mais aussi des déficiences et des limites de chacun ;
relative, afin de permettre la comparaison, ce qui exige qu’une gradation soit respectée dans l’éloge comme dans la critique.

Répondant à ces critères, la notation annuelle est donc à la fois un facteur de progrès pour les notés et un outil de gestion entre les mains du commandement, soucieux de mener en permanence une politique de valorisation de son personnel sur le fondement de l’appréciation des mérites de chacun. Elle est également l’occasion pour le subordonné, de s’expliquer avec son supérieur hiérarchique sur sa manière de servir et sur le déroulement de sa carrière.

Le rôle de la notation devrait s’en tenir là.

Hélas, il arrive aussi parfois que la notation serve à régler « les comptes » entre le notateur et le noté…

L’ADEFDROMIL a retrouvé dans un livre publié en 1938 à Hanoï ce que pensaient nos grands anciens de la notation. L’extrait publié montre que certains des souhaits exprimés à l’époque (notamment en ce qui concerne la communication des notes) ont été réalisés il y a seulement quelques années. Le reste est toujours d’actualité et chaque notateur ferait bien de s’inspirer de la sagesse de nos anciens.

Le droit et le calepin de notes – les
limites du discrétionnaire dans le pouvoir de noter

imprimerie G. TAUPIN 1938 Hanoï

« Les autorités hiérarchiques et les autorités légalement qualifiées à cet effet, et par lesquelles ces supérieurs et autorités donnent sommairement leur appréciation sur le travail, la valeur professionnelle et la conduite générale de leurs subordonnés, formulent leurs propositions  d’avancement ou en motivent le refus, afin d’éclairer l’autorité supérieure sur les mérites de chacun, et fixer sa valeur professionnelle dans le temps. »

REFLEXIONS ET SUGGESTIONS

Des idées qui ont conduit à cette définition,
on peut déduire les conséquences suivantes :

I

Les notes sont une occasion pour le chef de passer mentalement en revue le travail, le caractère, la conduite générale des fonctionnaires sous ses ordres pendant une période déterminée et de consigner brièvement en quelques lignes l’impression qui en résulte.

Mais ici le chef ne doit pas oublier qu’indépendamment du pouvoir de noter, il est investi du pouvoir hiérarchique et qu’il a, non seulement le droit, mais encore le devoir de rendre compte en haut lieu, et au jour le jour, des agissements par trop répréhensibles du personnel placé sous son autorité.

Il en résulte que des imputations très graves, par exemple des actes d’insubordination ou indiscipline nettement caractérisés, telles que refus catégorique d’obéissance, de malversations, d’indélicatesse, de graves manquements à l’honneur, etc. ne devraient pas être portées pour la première fois dans des notes individuelles et qu’en tout cas on ne devrait pouvoir faire état de faits matériels que s’ils étaient nettement établis.

De pareils faits doivent d’abord faire l’objet d’un rapport détaillé à l’autorité supérieure et cette dernière ne devrait pas accepter les notes qui les mentionnent pour la première fois sans demander des explications à leur auteur.

Le bien du service y gagnerait car, la plupart du temps, les notes relatent pour la première fois des faits relativement lointains et graves, procèdent beaucoup plus de sentiments de rancune que du désir de satisfaire au « bien du service » : du moment qu’il n’en a pas été rendu compte en temps utile, c’est qu’ils ne présentaient pas, lors de leur actualité, de caractère de gravité motivant un rapport à l’autorité supérieure. Leur gravité ne s ‘est pas accrue rétrospectivement, mais, neuf fois sur dix, entre temps, les relations personnelles entre le chef et son subordonné se seront tendues et les faits en questions seront relatés tendancieusement dans les notes, plus ou moins fidèlement, dans le but essentiel de nuire et non d’informer.

II

L’Administration active, qui tient la main à l’exécution des lois d’amnistie (1) se devrait de signaler à tous les fonctionnaires qu’ils n’ont pas le droit de rappeler dans les notes qu’ils donnent à leurs agents, les peines prononcées et effacées par l’amnistie.

Les supérieurs hiérarchiques qui notent leur personnel doivent s’abstenir de rechercher dans les notes antérieures les griefs qui ont pu être faits à leurs agents pour les rappeler à nouveau.

Les notes anciennes sont toujours là et suffisent. Les chefs ne doivent avoir en vue dans leurs notes que le temps de service réellement effectué sous leurs ordres.

Lorsque quelqu’un a fauté et qu’il a été puni, l’on doit considérer qu’il a payé sa faute et ne pas lui ressasser indéfiniment les mêmes reproches.

Rappeler les anciens reproches déjà mentionnés dans les notes antérieures, rappeler les peines encourues, même non amnistiées, et qui de ce fait figurent à leur place dans la chemise des sanctions disciplinaires du dossier personnel, constitue un procédé inélégant, inutile, puisque n’ajoutant rien à ce qui est, et inspiré de sentiments bas et mauvais. En droit commun, un tel procédé tombe sous la sanction de la loi pénale : dans la vie courante, on n’a pas le droit de reprocher à quelqu’un les condamnations qu’il a encourues ; de même, le chef devrait s’abstenir de le faire dans les notes de ses subordonnés.

III

Les notes doivent être écrites en français et ne pas contenir d’expressions ni de mots injurieux ou blessants.

Rien qu’en relatant les tournures et expressions humoristiques employées dans les notes, on écrirait un petit traité comique qui aurait certainement du succès.

Il est courant, notamment chez les militaires, de rechercher l’effet spirituel, quand on note son personnel. Cet effet, s’il est facile, n’est pas toujours de très bon goût. Il m’a été rapporté par exemple – et cela ne se passait pas chez des militaires, – qu’un chef à qui le physique d’un de ses agents devait certainement déplaire , l’avait ainsi noté, sans se soucier de l’élémentaire respect dû à la personne humaine : « aussi laid au  moral qu’au physique ».

Les mots d’argot ou, dans la Colonie, les mots indigènes francisés ne sont pas rares dans les notes personnelles.

Par exemple, j’ai connu en Indochine un Administrateur qui en les notant, qualifiait ses adjoints de « terriblement susu » : « susu », le premier des mots que l’on apprend en arrivant au Laos – (c’est d’ailleurs pour cette raison que le fonctionnaire en question le connaissait, et ce terme, bien que constituant à lui seul tout son vocabulaire de la langue du pays, devait cependant lui permettre de faire preuve d’érudition) – signifie, étymologiquement : tout droit ; par extension, : celui qui va tout droit devant soi sans prendre la peine de l’initiative d’un détour ; puis, celui qui ne bouge pas, qui reste tranquille et, par suite calme, inactif, indolent, oisif ; les Européens lui ont attribué – à tort d’ailleurs – la signification de paresseux (2).

Les notes doivent être écrites en français parce qu’elles sont choses sérieuses, conditionnant la carrière, et subsistant indéfiniment dans les dossiers. Dix ou vingt ans après qu’elles ont été données, elles doivent pouvoir être consultées utilement par des Français de France ; elles doivent être compréhensibles pour tout le monde. Elles ont pour objet de « fixer la valeur professionnelle des fonctionnaires » et non de faire rire les gens.

Il est inélégant de se servir du pouvoir de noter pour se moquer de ses collaborateurs et cela, l’Administration devrait l’interdire de façon absolue.

IV

Un moyen qui serait de nature à réduire ces pratiques déplorables serait d’enlever aux notes leur caractère secret. Si le chef était tenu de communiquer aux agents l’appréciation qu’il porte sur leur compte, bien souvent il n’aurait pas le front d’écrire des vilenies révoltantes ou des inexactitudes flagrantes.

A tous points de vue, il serait souhaitable que les notes soient connues de ceux qu’elles concernent.

L’on ne voit pas ce que peut avoir de secret à l’égard de ses subordonnés l’opinion que le chef a de leurs mérites, de leurs qualités et défauts.

Outre celui qui vient d’être mentionné, la communication des notes à ceux qu’elles concernent présenterait d’autres avantages : pour les agents consciencieux et méritants, elles seraient un réconfort en leur permettant de constater que leur chef a su apprécier leur travail et leur conduite ; à ceux qui, animés du désir de bien faire n’aurait pas toujours réussi, elles apprendraient les défauts ou les imperfections que leur chef a constatés chez eux et leur permettraient ainsi de mettre tout en oeuvre pour s’en corriger et tâcher de mieux faire.

Aux agents nonchalants et peu consciencieux, elles donneraient une leçon, une sorte d’avertissement, et l’occasion de réfléchir sur les effets de leur paresse ou absence de bonne volonté.

Enlever aux notes leur caractère secret et les rendre obligatoirement communicables dès leur établissement à ceux qu’elles concernent, est la première des réformes à accomplir.

Fort heureusement, je me plais à le reconnaître, l’on constate dans l’Administration métropolitaine, une tendance à s’engager dans cette voie ; ainsi le décret tout récent du 17 août 1938, paru au Journal Officiel de la République française du 20 août (p.9906), réglementant le statut du personnel administratif des établissements pénitentiaires et des maisons d’éducation surveillée, contient de très intéressantes innovations : il prévoit en son article 8, que « le classement, pour les inscriptions sur le tableau d’avancement, est établi au vu du dossier du fonctionnaire et d’une notice spéciale de proposition résumant ses états de service. Cette notice comporte l’avis motivé du chef de service… Le tableau d’avancement comporte une liste provisoire qui est portée à la connaissance des intéressés. Tout fonctionnaire a le droit de réclamer dans un délai de dix jours contre sa non-inscription ou l’inscription d’un de ses collègues. Les réclamations sont adressées sous pli fermé au Président de la Commission du tableau d’avancement. La Commission délibère sur chacune d’elles, elle établit ensuite la liste définitive de présentation qui est adressée au Ministre ».

V

L’Administration se devrait de poser et d’indiquer avec précision les principes et directives à suivre par ceux qui donnent des notes à leur prochain. On est frappé de la pauvreté des textes à ce sujet. Je n’ai pas trouvé, du moins en ce qui concerne l’Indochine, de circulaires ou instructions traitant de cette question.

Un examen de conscience est nécessaire avant de porter sur ses collaborateurs une appréciation dont peut dépendre leur carrière, leur avenir. Toute animosité personnelle devrait alors disparaître et les vrais mobiles se faire jour. Je sais combien ce résultat doit être difficile à atteindre, raison de plus pour le prescrire, pour le recommander et le rappeler avec insistance.

J’ai visé dans le corps de cet ouvrage une circulaire du 28 mai 1931 du Gouverneur Général de l’Indochine prescrivant de motiver les notes ne proposant pas pour l’avancement les fonctionnaires proposables et nous venons de voir au chapitre qui précède que le décret du 17 août 1938 sur le statut du personnel administratif des établissements pénitentiaires de la Métropole prévoit que les notices spéciales de proposition comportent l’avis motivé du chef de service. C’est un premier pas d’accompli, mais il ne faut pas s’arrêter là : toutes les notes devraient être motivées de façon précise, claire, nette et propre.

C’est en effet dans les motifs qu’apparaissent les manquements à la règle de morale. Il est des actes révoltants, odieux, quoique parfaitement conformes à la légalité ; « si l’on ne consultait que l’esprit des lois, on n’aurait qu’une piètre idée de la moralité. »

Nulle part la perfidie et l’hypocrisie humaine ne peuvent se donner libre cours mieux que dans les notes individuelles. Sans pousser jusqu’au machiavélisme, avec un peu d’habileté dans leur rédaction, il est aisé, sans trop s’engager soi-même et voire en feignant de s’intéresser à leur sort, de porter un préjudice considérable aux intérêts matériels et moraux de ses collaborateurs (3).

C’est contre ces pratiques qu’il convient de s’élever. Les notes devraient exprimer clairement la pensée de leur auteur. Tout équivoque, tout sous-entendu devraient être exclus. Si elles étaient toutes obligatoirement précédées des motifs clairs et sincères qui les ont inspirées, on n’aurait rien à craindre de la nature discrétionnaire du pouvoir de noter, car la règle de morale serait alors très rarement enfreinte et si par hasard elle l’était, il serait toujours possible de le faire constater et sanctionner par la Justice. Dans son Précis de Droit administratif, 1927, cité à maintes reprises dans le corps de cet ouvrage, M. HAURIOU a écrit : « la légalité, dont les règles générales sont rigides, ne saurait pénétrer dans la région des mobiles sans tuer la spontanéité du pouvoir discrétionnaire ; au contraire, la moralité administrative, descendant avec le juge dans les cas particuliers, peut pénétrer dans cette région sans tuer cette spontanéité ».

Interprété par le Conseil d’Etat, le Droit public français, en dépit du paradoxe, concilie parfaitement ces données a priori inconciliables : le pouvoir discrétionnaire du chef et sa subordination aux règles de la légalité et de la moralité administrative.

C’est sa gloire, en même temps que la source de son progrès.

(1) Voir, pour ne citer que les exemples les plus récents, la circulaire (n°659/S) ministérielle du 9 mars 1938 sur l’application de la loi d’amnistie du 12 juillet 1937 aux colonies autres que les Antilles, la Réunion et la Guyane, suivie du circulaire du Gouverneur Général de l’Indochine du 3 mai 1938, n°188-P

(2) Les Laotiens, peuples heureux, passent pour être « susu » et ce substantif connaît dans leurs pays une faveur, une vogue toute particulière ; ce qui explique qu’il soit le premier à entrer dans le vocabulaire des français débarquant au Laos.

(3) Cas par exemple du fonctionnaire qui, dans ses notes, rappelle que tel de ses agents s’est valeureusement conduit pendant la guerre, mais regrette que les années passées au front aient ralenti et diminué ses facultés intellectuelles.

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