Tribune/ Arrêt de la Cour de Cassation du 1er juin 2016 : Obligation de sécurité de résultat et harcèlement moral : le revirement tant attendu, par Jean-François Rage, avocat Asocié, Pinsent Masons

 Cette tribune concerne plus particulièrement les militaires reconvertis dans le secteur privé.

 

Tribune

Paris, le 7 juin 2016

 

Obligation de sécurité de résultat et harcèlement moral : le revirement tant attendu Par Jean-François Rage – Avocat associé, cabinet Pinsent Masons France, et Maxime Hermes

Les arrêts « Amiante« ,  rendus par la deuxième chambre civile de la Cour de cassation le 28 février 2002[1] en matière de faute inexcusable, ont eu un impact déterminant sur la responsabilité de l’employeur en matière de protection de la santé et de la sécurité des salariés.

En effet, la chambre sociale a rapidement fait sienne cette toute nouvelle obligation de sécurité de résultat, en en tirant des conséquences particulièrement lourdes pour l’employeur, puisque le paradigme était celui d’une responsabilité systématique de cas de réalisation du risque.

En matière de lutte contre le harcèlement, une telle rigidité pouvait donner lieu à un sentiment d’impuissance du côté de l’employeur, nécessairement responsable, quand bien même toutes les diligences pour prévenir les actes de harcèlement au sein de la société auraient été accomplies.

En témoigne un arrêt du 3 février 2010[2] : « l’employeur, tenu d’une obligation de sécurité de résultat en matière de protection de la santé et de la sécurité des travailleurs, manque à cette obligation, lorsqu’un salarié est victime sur le lieu de travail d’agissements de harcèlement moral ou sexuel exercés par l’un ou l’autre de ses salariés, quand bien même il aurait pris des mesures en vue de faire cesser ces agissements« .

La seule défense possible pour l’employeur était donc de nier la réalité des faits de harcèlement.  Une telle solution induisait par ailleurs un risque certain d’instrumentalisation des conflits au travail par les salariés.

Un revirement était donc des plus souhaitables, et encouragé tant par la doctrine que par les praticiens.

Un premier arrêt, rendu en fin d’année dernière[3], allait déjà clairement en ce sens, puisque la Cour de cassation avait jugé, dans une affaire relative à des troubles subis par un salarié d’Air France postérieurement aux attentats du 11 septembre 2011, que :

« Attendu que ne méconnaît pas l’obligation légale lui imposant de prendre les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs, l’employeur qui justifie avoir pris toutes les mesures prévues par les articles L. 4121-1 et L. 4121-2 du code du travail ».

Ne restait qu’à en faire une application en matière de harcèlement moral. C’est maintenant chose faite, dans un arrêt du 1er juin 2016[4], reprenant l’attendu de principe ci-dessus, en l’adaptant à la question du harcèlement :

« Attendu que ne méconnaît pas l’obligation légale lui imposant de prendre les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs, notamment en matière de harcèlement moral, l’employeur qui justifie avoir pris toutes les mesures de prévention prévues par les articles L. 4121-1 et L. 4121-2 du code du travail et qui, informé de l’existence de faits susceptibles de constituer un harcèlement moral, a pris les mesures immédiates propres à le faire cesser.« 

La Cour de cassation opère ainsi un changement de paradigme, puisqu’il est désormais possible pour l’employeur en cas de harcèlement moral subi par un salarié, de s’exonérer de toute responsabilité en démontrant que toutes les mesures ont été prises pour prévenir ou pallier ce risque : d’une obligation de sécurité de résultat, on passe à une obligation de moyens renforcée.

Ce qui ne signifie pas qu’une telle justification sera aisée, et les arrêts à venir, faisant application de cette solution, seront très certainement analysés de prêt afin d’établir une grille d’analyse des mesures permettant à l’employeur son exonération.

A cet égard, et au-delà de la seule solution de principe ainsi dégagée, l’analyse des faits de l’espèce de l’arrêt du 1er juin 2016 se révèle particulièrement intéressante.

Un salarié s’était ouvert d’une situation de harcèlement  moral que son supérieur hiérarchique lui faisait subir (dénigrement, irrespect, déplacement de son bureau…).

Informée, la direction avait réagi très rapidement : entretiens avec le harceleur présumé, enquête interne et mise en place d’une médiation entre les deux salariés, procédure suivie sur plusieurs mois par la DRH, en association avec la médecine du travail et le CHSCT. Un modèle du genre, manifestement insuffisant pour le salarié qui avait estimé inutile la tenue d’une médiation et avait saisi le Conseil de prud’hommes d’Arras afin d’obtenir la résiliation judiciaire de son contrat de travail.

Il avait finalement été licencié quelques mois plus tard, à raison de son inaptitude.

Dans ce contexte, le Conseil de prud’hommes avait considéré que les faits de harcèlement moral étaient avérés et justifiaient une condamnation pécuniaire de l’employeur, mais qu’en revanche les faits ne justifiaient pas la résiliation judiciaire du contrat de travail.

La Cour d’appel de Douai était allée plus loin[5], louant tant la réaction de l’employeur que la procédure d’alerte mise en place dans le règlement intérieur en cas de harcèlement[6], et infirmant la condamnation à dommages et intérêts en réparation du préjudice subi par le salarié du fait du harcèlement moral.

Analyse insuffisante selon la Cour de cassation, qui censure cet arrêt au visa des articles L.4121-1 et L.4121-2 du Code du travail :

« En statuant ainsi, sans qu’il résulte de ses constatations que l’employeur avait pris toutes les mesures de prévention visées aux articles L. 4121-1 et L. 4121-2 du code du travail et, notamment, avait mis en œuvre des actions d’information et de formation propres à prévenir la survenance de faits de harcèlement moral, la cour d’appel a violé les textes susvisés » ;

La prévention reste le maître mot, c’est l’aspect central de l’obligation de sécurité. La réaction de l’employeur en cas de réalisation du risque est certes indispensable mais, aussi adaptée soit-elle,  ne saurait « compenser » une carence dans la prévention dudit risque.

La jurisprudence ainsi amorcée par cet arrêt, qui recadre le débat sur la prévention, essence même de l’obligation de sécurité de l’employeur, ne peut qu’être saluée.

A propos de Pinsent Masons :

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Contact presse :

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[1] Cass. Civ. 2°, 28 Févr. 2002, n°00-10.051

[2] Cass. Soc., 3 Févr.r 2010, n°08-44.019

[3] Cass. Soc., 25 Nov. 2015, n°14-24.444

[4] Cass. Soc., 1er juin 2016, n°14-19.702

[5] Les décisions successives dans cette affaire constituent un bon exemple du décalage entre l’ancienne jurisprudence sur l’obligation de sécurité de résultat et la sensibilité des juges du fond à la bonne foi éventuelle de l’employeur dans sa réaction en cas d’occurrence du risque.

[6] CA Douai, 20 Déc. 2013, n°12/03906

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