Par Jean-Pierre Thibaudat | Journaliste
On ne referme pas « La Couleur de la guerre » d’Arkadi Babtchenko sans un sentiment d’effroi. La guerre, on y est. Jusqu’au cou. La guerre en Tchétchénie vue, vécue et subie par un soldat russe. Comme on ne l’a jamais lue.
Arkadi Babtchenko en est revenu. Vivant ? Mort-vivant plutôt. C’était un gamin de 18 ans parti faire son service militaire (deux ans).
On lui vante les charmes du Caucase, un pays plein de pommes. Il y va. Le 12 août 1996, avec d’autres, il marche sur la piste où un hélicoptère doit les emmener à Grozny. L’armée russe y est alors en très mauvaise posture. Un homme les rejoint en courant, une lettre à la main : « Babtchenko… Tiens, ton père est mort ». Il rentre à Moscou pour les obsèques.
« Mon père n’a donné la vie deux fois. Il serait mort vingt minutes plus tard, je serais mort une demi-heure plus tard : à Khantata, au moment de l’atterrissage, l’hélicoptère a été abattu. »
« A 19 ans à peine, nous sommes déjà morts »
Ce récit est l’un des derniers du livre qui ne s’encombre pas de chronologie. Babtchenko a participé aux deux guerres en Tchétchénie. La première comme conscrit. La seconde comme volontaire.
Pourquoi y est-il retourné ? Cette question hante cet homme, aujourd’hui journaliste à « Novaya Gazeta », le seul grand quotidien indépendant russe, où travaillait Anna Polikovskaïa avant d’être assassinée.
Une des réponses est dans ces récits : Babtchenko est revenu en Tchétchénie parce qu’il n’en était jamais parti. Parce qu’il y est mort :
« A 19 ans à peine, nous sommes déjà morts. Comment continuer à vivre ? Après ces cercueils, comment coucher avec des femmes, boire de la bière, jouir de la vie ?
Nous sommes pires que des centenaires décrépits. Eux au moins ont peur de la mort, alors que nous, nous n’avons plus peur de rien. Nous ne voulons rien. Nous sommes des vieillards, car être vieux, c’est vivre du passé, n’est-ce pas ? Or il ne nous reste que le passé.
La guerre a été l’acte le plus important de notre existence, et nous l’avons accompli. La meilleure partie de notre existence, sa partie la plus lumineuse, a été la guerre. Il n’y aura désormais rien de meilleur.
Et sa partie la plus noire, la plus sordide a aussi été la guerre. Il n’y aura rien de pire non plus. J’ai vécu ma vie. »
« Le langage des poings », « parce que de toute façon vous crèverez tous »
Celui qui tient ces propos c’est Artiome, que l’on retrouve dans plusieurs récits. Un frère, une double d’Arkadi Babtchenko qui parle en son nom, en particulier quand il nous décrit la vie des soldats à la caserne. Tout le monde le bat, chacun bat celui qui lui est inférieur.
« Personne ici ne parle un langage humain, tout le monde s’exprime avec les poings. Parce que c’est plus simple, parce que c’est plus rapide et plus clair. Parce que de toute façon vous crèverez tous les uns après les autres, sales chiens. »
Il n’y a aucune révélation dans ce livre, mais jamais cela n’a été décrit avec autant de force et d’acuité. Babtchenko n’est pas seulement un soldat qui témoigne, c’est d’abord un écrivain qui raconte, avec un souffle qui rappelle les écrits de guerre d’Isaac Babel.
La hiérarchie de l’armée russe, aussi corrompue que le Kremlin
L’armée russe est là un miroir de la société russe et sa hiérarchie est aussi corrompue que le pouvoir en place à Moscou. Le vol règne. Le soldat vend ses rangers contre de la nourriture et ses armes contre de la drogue et ainsi de suite :
« Les commandants de régiment pillent notre bouffe par caisses entières, elle est là, notre daube, sur leur table, ils sont en train de la manger en sirotant leur vodka, sans aucun scrupule. Les commandants de régiment pillent tout par véhicules entiers.
Quant aux généraux, ils pillent carrément les véhicules. On connaît des cas où des blindés flambants neufs tout juste sortis de l’usine ont été vendus aux « Tchèques ». »
Un monde de soldats morts-vivants et d’officiers brutaux
Les « Tchèques » ce sont les combattants Tchétchènes. Un ennemi étrangement invisible dans ces récits, mais qui rôde partout, surtout la nuit. Et qu’on devine dans les noms des villages, si peu russes ( tel « Alkhan-Iourt », titre de tout l’ouvrage en russe, que l’éditeur français aurait du conserver plutôt que de re-titrer sottement « La Couleur de la guerre »).
Un monde de soldats morts-vivants et d’officiers ivres et brutaux où les seules femmes qui passent durablement sont les mères de soldats à la recherche du corps de leur fils.
Une vie de chien où le festin du jour de l’an consiste à boire le lait concentré trouvé dans la poche de soldats dont un sniper vient d’abréger la vie.
« Nous nous réchauffons avec nos corps, mais chacun est livré à lui-même »
Un monde froid et humide, où même l’amitié est un leurre :
« En ce moment, nous …… Lire la suite sur le site Rue89 en cliquant [ICI]
► La Couleur de la guerre par Arkadi Babtchenko – récits traduits du russe par Véronique Patte – éd. Gallimard – 426p. -26€.
Source: Site Rue89