COMPTE RENDU DE LA COMMISSION DES AFFAIRES ETRANGERES, DE LA DEFENSE ET DES FORCES ARMEES du 8 avril 2015
La réunion reprend à 11 heures 0
M. Jean-Pierre Raffarin, président. – Mes chers collègues, j’accueille en votre nom le général Jean-Pierre Bosser, chef d’état-major de l’armée de terre, afin qu’il nous présente le projet de nouveau modèle pour cette armée qu’il vient de soumettre au ministre de la défense.
Mon Général, nous apprécions que vous veniez nous informer de ce projet. Vous connaissez notre sensibilité à la présence des forces armées sur nos territoires. Tout ce qui touche aux structures de défense nous importe beaucoup, et ce modèle nous intéresse particulièrement. Nous sommes très sensibles aux mouvements d’organisation stratégique, comme l’opération Sentinelle, par exemple, et aux conséquences de décisions de cette nature en termes d’organisation. Nous voudrions donc connaître les grands paramètres du nouveau modèle de l’armée de terre. En quoi change-t-il l’organisation existante ? Quel va être son impact sur les effectifs ?
Nous mesurons toute la complexité que revêt la mise en place d’un tel modèle. Il est sans doute difficile d’atteindre tous les objectifs à la fois, et certains arbitrages peuvent se révéler douloureux…
Général Jean-Pierre Bosser. – Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs les Sénateurs, merci de m’accueillir une nouvelle fois.
Je voudrais tout d’abord avoir une pensée pour le Sénateur Jean Germain, qui nous a quittés dans des conditions tragiques, et dont je voudrais souligner l’attachement à la défense. Il était notamment membre du jury du prix « La plume et l’épée », remis chaque année par la direction des ressources humaines de l’armée de terre, à Tours. Jean Germain y était très attaché. Ce prix récompense chaque année un civil et un militaire pour une oeuvre écrite autour d’un sujet ayant trait à la défense.
Ainsi que vous l’avez souligné, Monsieur le Président, beaucoup de choses sont intervenues depuis l’automne dans le paysage de la défense. La dégradation de la situation sécuritaire de notre pays et dans certaines régions du monde justifie de réexaminer notre posture de défense. On peut dire que l’actualisation de la loi de programmation militaire constitue un exercice lourd de sens.
L’armée de terre, dans les épreuves que la France a traversées en janvier dernier, a totalement fait bloc avec la Nation, ainsi que vous avez pu le mesurer. C’est visible dans les rues de Paris. L’armée de terre a aussi immédiatement fait front en déployant 10 500 soldats en trois jours pour protéger nos concitoyens. Elle continue à le faire avec 6 400 soldats déployés sur les 7 000 engagés.
Je les rencontre presque chaque semaine à Paris et en province, et je pense pouvoir vous dire qu’ils mesurent l’importance de cette mission, qu’ils remplissent avec fierté. Leur adhésion reste intacte après trois mois et permet d’ancrer encore davantage le lien qui unit déjà la Nation à son armée de terre.
Ce début d’année, que l’on qualifiera de période risquée, a fait émerger trois besoins parmi la population, besoins que ressentent nos soldats au contact de celle-ci : un besoin de protection du territoire national, un besoin de sauvegarde de nos concitoyens et un besoin de cohésion nationale. L’armée de terre se trouve directement impliquée dans ces trois actions, puisque son milieu naturel est le territoire national.
Nous avons ainsi redécouvert la prégnance du « continuum » entre l’intérieur et l’extérieur, que les services de renseignements connaissent depuis longtemps et que l’affaire Mohamed Merah a révélé voilà plus de deux ans. Ce continuum sécurité-défense n’a jamais revêtu une importance aussi grande et il se concrétise, sur le terrain, par la volonté du Président de la République de maintenir l’opération Sentinelle à son niveau actuel et de la prolonger autant de temps que nécessaire, avec la possibilité de passer de 7 000 à 10 000 hommes.
L’armée de terre est donc entrée dans une nouvelle séquence avec un niveau d’engagement extrêmement élevé : 12 000 hommes déployés en dehors du territoire national, 7 000 à 10 000 sur le territoire national dans la durée ; il s’agit d’un taux d’emploi bien au-delà des contrats fixés par le Livre blanc de 2013. Vous comprendrez que l’actualisation de la loi de programmation militaire soit fondamentale pour l’armée de terre, puisque son enjeu consiste à retrouver un équilibre entre les missions et les moyens.
Le retour à l’équilibre passe par la hausse des effectifs de la force opérationnelle terrestre. Le ministre de la défense en a acté le principe devant vous, en séance publique, jeudi dernier. Les évolutions du contexte stratégique incitent à cette actualisation, qui ne bouleversera pas pour autant le cadre général défini dans le dernier Livre blanc. Elles en modifient simplement les grands équilibres. Aussi, conserver le spectre complet des capacités stratégiques, par exemple, me parait essentiel.
À l’automne dernier, je vous avais déjà fait part de ma volonté de rapprocher l’armée de terre du territoire national. Les événements de janvier dernier ont montré, hélas, que les réflexions qui étaient les miennes au moment de ma prise de fonction étaient fondées. C’est cette analyse qui a guidé mon état-major dans l’élaboration du nouveau modèle, dénommé « Au contact ! ». Avec ce modèle, l’armée de terre affiche sa volonté d’être au contact avec ses amis, ses alliés, ses partenaires, mais aussi au contact de ses ennemis. Le contact s’entend aussi du chef avec ses soldats, du mécanicien avec ses matériels. Ce slogan place bien le soldat de l’armée de terre au coeur des missions qui sont les siennes. J’ai présenté ce modèle au ministre de la défense le 2 avril dernier. Il en a approuvé les grandes lignes. « Au contact » est non seulement en phase avec le contexte actuel, mais sa souplesse garantit son adaptabilité aux besoins sécuritaires de demain. C’est pourquoi il s’intègre bien dans l’actualisation de la loi de programmation militaire.
Tels sont les axes principaux d’un propos que j’articulerai en trois parties. La première sera consacrée aux enseignements de l’opération Sentinelle. La deuxième me permettra de vous livrer mon analyse sur les conséquences de l’évolution du contexte stratégique et sur l’actualisation de la programmation. La troisième partie exposera dans les grandes lignes le modèle futur de l’armée de terre.
L’opération Sentinelle, déclenchée de façon brutale et inopinée début janvier, au cours du week-end, a permis de déployer 10 000 hommes sur le territoire national. Quatre constats en ont été tirés. Le premier concerne la réactivité de l’armée de terre. Elle en avait déjà fait la démonstration en opérations extérieures, avec Serval, au Mali : elle le fait maintenant sur le territoire national. Le déploiement de Sentinelle a permis la protection de 720 sites et a mobilisé plus de 170 unités « Proterre », soit cinq fois plus que ce qui est attendu en 48 heures dans le contrat opérationnel. L’excellent déroulement de cette phase de l’opération reflète la maîtrise acquise ces vingt dernières années en matière d’intervention et de projection de forces. Nous avons des hommes rompus aux conditions exigeantes des déploiements dans l’urgence et une organisation qui est structurée et commandée pour y répondre. Je tiens d’ailleurs à préciser que certains de nos militaires d’active et de réserve, qui étaient en week-end et qui n’étaient pas d’astreinte, ont rejoint spontanément leur formation.
Le second constat a trait à la robustesse et à la continuité de la chaîne de commandement. L’armée de terre et les armées sont organisées sur le territoire national à partir d’un maillage du territoire, qui a servi d’ossature pour déployer le dispositif. C’est la raison pour laquelle j’accorde dans le modèle « Au contact !» une telle importance à l’empreinte territoriale de l’armée de terre. L’organisation territoriale interarmées de défense, dont certains se demandaient si elle était encore pertinente, a fait la démonstration de sa nécessité. L’opération Sentinelle a aussi permis de confirmer qu’il manquait à l’armée de terre, dans son modèle, une structure de commandement, reliée à l’état-major des armées et au circuit interministériel, pour préparer et piloter le déploiement de nos unités. Le futur modèle crée cette structure, qui sera le commandement du territoire national.
Troisième constat : un tel déploiement n’aurait pu avoir lieu sans un soutien interarmées extrêmement réactif. Cet événement a, en quelque sorte, permis de tester la nouvelle organisation des soutiens du ministère. Je tiens à saluer ici l’action du service du commissariat des armées et de la direction interarmées des réseaux d’infrastructure et des systèmes d’information, qui ont montré dans l’urgence leur aptitude à soutenir le rythme de déploiement des forces. Je retiens au passage deux facteurs de succès importants. Le premier, c’est la nécessaire militarité des soutiens interarmées. Le second, c’est la conservation d’emprises militaires, comme à Satory et à Saint-Germain-en-Laye, qui s’avère indispensable pour accueillir, équiper et héberger les détachements militaires de plus de 5 000 hommes engagés en Ile-de-France. Enfin, ne négligeons pas l’expérience dont dispose l’état-major de zone de défense pour l’Ile-de-France en matière d’accueil, d’équipement, de transport et d’intendance de détachements militaires en région parisienne.
Le quatrième et dernier constat porte sur l’excellent comportement de nos soldats. De ce point de vue, l’incident de Nice, qui aurait pu être fatal à l’un des nôtres, constitue un bon exemple de ce que nous enseignons à nos soldats en matière de formation et de comportement individuel. Ce cas me permet de mettre en avant quatre qualités fondamentales. La première concerne l’autonomie et l’esprit de décision du chef, en l’occurrence un sergent de 34 ans. La seconde porte sur le courage physique et le sens de l’engagement qui ont été nécessaires pour maîtriser l’assaillant, au corps à corps, en dépit des multiples blessures subies par chacun des soldats. La troisième est la maîtrise de la force et le discernement dont le trinôme a fait preuve en choisissant délibérément de ne pas riposter par le feu, et de s’exposer au danger pour protéger la population alentour. La quatrième aptitude concerne l’éthique du soldat et le code comportemental, qui a conduit le trinôme à protéger l’agresseur des passants devenus menaçants.
Avec l’opération Sentinelle, l’armée de terre montre qu’elle est à la fois spécialisée quand elle intervient dans les opérations extérieures, et polyvalente quand elle protège sur le territoire national. C’est une armée homogène, qui couvre l’ensemble du spectre opérationnel, qu’il s’agisse de l’intervention, de la protection ou de la prévention. En somme son ennemi étant le même à Gao et à Paris, ses soldats sont les mêmes à Gao et à Paris. L’armée de terre marchait jusqu’à maintenant sur deux pieds : l’intervention d’une part et la préparation opérationnelle et la remise en condition d’autre part. Depuis janvier dernier, la protection s’est ajoutée à l’intervention, avec 12 000 soldats à l’extérieur et 10 000 soldats à l’intérieur. Pour répondre à ce nouveau « tempo » opérationnel, l’armée de terre a été amenée à diminuer la préparation opérationnelle et à réduire les exercices internationaux ainsi que les permissions de février, tout comme elle le fera pour celles de Pâques. Comme je vous l’avais indiqué lors de ma première audition par votre commission, nous devons être vigilants à ne pas éroder à l’excès le capital opérationnel. Le prolongement de l’opération Sentinelle sans renfort d’effectifs constitue, à ce titre, un risque réel et un défi immense.
Je voudrais rappeler que l’armée de terre consacre en « temps normal » des moyens importants au territoire national : brigade des sapeurs-pompiers de Paris, unités d’instruction et d’intervention de la sécurité civile (UIISC), régiment de Saumur (qui est expert dans le domaine de la défense nucléaire, radiologique, biologique et chimique), plongeurs… Je veux aussi évoquer les capacités duales, comme la cynotechnie, les hélicoptères, les moyens de franchissement et les drones tactiques qui sont, ou pourraient être, fort judicieusement mobilisés. La création d’un pilier consacré au territoire national au sein du projet « Au contact !» ne m’a initialement pas valu un grand succès d’estime au sein de l’institution, ni même à l’extérieur, compte tenu de l’étendue des champs éthiques, juridiques et conceptuels que ce chantier ouvre. L’actualité nous a malheureusement rattrapés, et l’armée de terre veut être force de proposition pour la protection du territoire et de nos concitoyens, pour construire l’avenir. Chacun est conscient du fait que lecontinuum paix-crise que nous avons bien maîtrisé durant de nombreuses années en assurant au loin la défense de l’avant est en train d’évoluer, pour se rapprocher du territoire avec des actions proches de situations de guerre. Sans être irréversible, ce mouvement est à présent bien engagé… Ce constat appelle un impératif : maintenir au niveau nécessaire les moyens dont nous avons besoin pour conduire à la fois des opérations extérieures dont l’intensité va croissante, comme nous le voyons bien dans la bande sahélo-saharienne et les opérations intérieures.
C’est tout l’enjeu de l’actualisation de la loi de programmation militaire, qui doit rechercher un nouveau point d’équilibre entre le contrat opérationnel, redimensionné par l’engagement durable sur le territoire national, et les moyens nécessaires pour disposer d’une force terrestre en nombre suffisant, bien préparée et correctement équipée. En effet, compte tenu des effectifs actuels, tenir les contrats opérationnels, en incluant Sentinelle dans la durée, imprime un taux de rotation des unités trop important pour pouvoir s’entraîner et se remettre en condition de façon acceptable. Entre janvier et juin 2015, 40 000 soldats auront été engagés dans l’opération Sentinelle, auxquels il faut ajouter ceux qui se trouvent déployés hors de métropole. À cette cadence, et sans renforcement des effectifs, nos unités finiront par alterner les opérations extérieures et les opérations intérieures avec trop peu de temps entre les deux pour pouvoir se régénérer. En matière d’efficacité opérationnelle, ce rythme a un coût qu’il est possible d’absorber temporairement, grâce à la maturité de l’armée de terre et à l’expérience de ses soldats. Mais il n’est pas réaliste dans le long terme sans risquer de voir nos effectifs fondre rapidement. Pour équilibrer cette activité, redonner la capacité de se préparer au plan opérationnel et permettre à nos soldats de se remettre en condition, nous avons évalué le volume de la force opérationnelle terrestre à 77 000 hommes, afin de pouvoir tenir dans la durée. Aujourd’hui, la force opérationnelle terrestre en compte 66 000. La déclinaison de cette hypothèse en termes d’organisation, de recrutement et d’équipements est en cours avec l’état-major des armées et le cabinet du ministre de la défense. Cette nouvelle trajectoire d’effectifs ne remet pas en cause l’optimisation et la modernisation que l’armée de terre conduit dans le cadre du projet des armées « Cap 2020 » : comme le modèle futur de l’armée de terre le prévoit, elle s’y intègre.
Le modèle « Au contact !» constitue une nouvelle offre stratégique, en phase avec le contexte sécuritaire actuel, et adapté aux enjeux que dessinent, d’une part, l’augmentation de la menace sur le territoire national et, d’autre part, l’accroissement des incertitudes géopolitiques, grâce au maintien d’une capacité d’action en cas d’urgence. Ce modèle prend en compte les menaces de la force, celles émanant du djihad radical, au sud, ou celles d’États ayant des difficultés sur le plan intérieur. On peut y ajouter le continuum intérieur-extérieur. L’armée de terre va donc probablement devoir élargir son champ d’action habituel en mettant l’accent sur le volet « protection » de son contrat, en plus de sa contribution aux interventions et à la prévention. C’est un premier constat.
Second constat : l’armée de terre était auparavant organisée sur un modèle hérité des années 1975, très vertical. Les grandes unités y étaient autonomes. Or les opérations ne se déroulent plus ainsi aujourd’hui. Comme on l’a vu avec la libération des otages au Mali ce week-end, on combine dorénavant les forces de l’armée de l’air et de l’armée de terre, le renseignement, l’aéromobilité, les forces spéciales. L’écart entre l’organisation classique et celle qui est à présent la nôtre en opération n’est pas supportable, tant dans la préparation opérationnelle que dans la « vie courante ». L’objectif de ce nouveau modèle consiste donc à se rapprocher de l’organisation dont on a besoin sur le terrain. Avec ce modèle, l’armée de terre fait le choix audacieux d’une nouvelle organisation, plus souple, donc plus conforme aux futurs enjeux de défense. Elle exploite aussi les atouts opérationnels dont elle hérite : sa maturité, la polyvalence de ses hommes et la différenciation de ses capacités.
Cette nouvelle organisation repose sur trois grands piliers : les ressources humaines, ouvertes sur le recrutement, le monde du travail, la reconversion ; la maintenance du matériel, ouverte sur le monde de l’industrie, et sur les autres armées ; enfin la force opérationnelle, cette dernière étant elle-même décomposée en plusieurs éléments, dont le commandement du territoire national. Il est impérieux qu’un seul et même chef soit désigné à la tête de ce commandement, pour faire des propositions sur un certain nombre de problématiques abandonnées depuis la chute du mur de Berlin en matière d’actions sur le territoire national. Cette mission sera attribuée dès l’été.
Un autre commandement sera consacré aux forces spéciales. L’armée de terre est « actionnaire majoritaire » des forces spéciales, à hauteur de 80 %. Il nous a donc semblé cohérent de les regrouper au sein d’un seul pilier, pour en faciliter l’employabilité interarmées.
Un troisième axe majeur est consacré à l’aéromobilité. Il s’agit d’une création. Mon ambition est de recréer une brigade d’aérocombat, capable de faire manoeuvrer des unités de contact. L’armée de terre disposant de 95 % des hélicoptères de combat, il m’a paru judicieux de concentrer, sous les ordres d’un chef unique, la sécurité des vols, la navigabilité, le maintien en condition des hélicoptères, les écoles de formation de pilotes, et l’outil consacré à la troisième dimension que constitue la brigade d’aérocombat. À sa tête, un état-major sera capable de mener des opérations de troisième dimension : raids en profondeur, flanc-garde ou opérations à caractère interarmes, comme l’utilisation d’hélicoptères de manoeuvre pour transporter une force, saisir un pont, récupérer des otages, exfiltrer des personnes…
Un pilier central : celui de la force opérationnelle terrestre que vous connaissez, qui sera organisé autour du système Scorpion. C’est Scorpion qui déterminera l’organisation et non l’organisation qui s’adaptera à Scorpion. Cette force de combat Scorpion sera scindée en deux divisions, composées chacune de trois brigades interarmes. Il s’agira de deux brigades de haute intensité, équipées du char Leclerc rénové, de deux brigades médianes, équipées des blindés Jaguar et Griffon, qui constituent le coeur de Scorpion, et de deux brigades légères que sont les brigades parachutistes et d’infanterie de montagne. Ceci permettra de mener des actions de haute intensité et des actions « ultralégères ».
Un commandement de la formation et de l’entraînement y sera adossé. Il fédère les écoles d’armes en charge de la formation opérationnelle des cadres et les rapproche du « premier employeur » que sont les unités opérationnelles. Enfin, quatre commandements spécialisés sont créés : le commandement du renseignement renforcé, celui des systèmes de commandement renforcés par la cyberdéfense, celui de la logistique et celui de la maintenance. On peut d’ailleurs penser qu’à l’avenir, le renseignement et les systèmes d’information pourraient être regroupés, ainsi que la maintenance et la logistique, l’approvisionnement et la réparation constituant deux actes assez complémentaires.
Enfin, le futur modèle intègre les moyens visant à contribuer, avec nos savoir-faire, au renforcement de la cohésion nationale. C’est le sens de l’expérimentation du service militaire volontaire qui sera conduite en 2015.
M. Jacques Gautier. – Merci pour la présentation de ce nouveau modèle, qui s’adapte à la réalité des menaces que vous avez décrites.
Vous n’avez toutefois pas abordé le sujet de la réduction des effectifs. La réduction prévue par la loi de programmation militaire portait sur 24 000 hommes. À la suite des arbitrages du Président de la République, il semble que 11 000 à 18 000 vont demeurer, dont une forte proportion pour l’armée de terre. Vous avez laissé entendre que vous ne souhaitiez pas supprimer de régiment. Vous ne voulez pas non plus employer le terme d’échenillage, et préférez parler de réduction de certaines unités périphériques, les régiments n’étant plus que des réservoirs de force. Vous en avez d’ailleurs tiré les conséquences dans votre présentation. Pouvez-vous nous en dire un mot ?
Autre sujet : l’opération Sentinelle : celle-ci devrait être pérennisée à hauteur de 7.000 hommes, contre 10 500 actuellement. Nous saluons cette décision, car on ne pouvait tenir dans la durée au même niveau d’effectifs. Certaines missions en opération extérieure (OPEX) ont été prolongées d’un mois, des permissions ont été supprimées… Par ailleurs, il s’agissait initialement de gardes statiques ; vous êtes heureusement passé en phase dynamique, en prenant en compte les moments où ces gardes ne s’imposent pas.
Ressentez-vous malgré tout une fatigue des militaires sur ces missions intérieures ? Depuis quelques jours, l’équivalent de trois compagnies de CRS, qui n’ont pourtant pas les mêmes obligations que les vôtres, se sont mis collectivement en arrêt maladie. Qu’en est-il de vos troupes ? Leur engagement sur le sol national constitue-t-il une véritable mobilisation ? Rentrer d’OPEX pour surveiller des gares par exemple, est-ce motivant ?
Général Jean-Pierre Bosser. – Ce sont deux questions extrêmement lourdes.
Lorsque j’ai été désigné à la tête de l’armée de terre, nous étions dans une dynamique qui visait la compression des effectifs plutôt que la montée en puissance. Quand j’ai initié mon modèle, j’ai imaginé, autour d’un seuil critique que j’évaluais alors à 100 000 hommes, une zone permettant de redescendre ou de remonter objectivement le format de l’armée de terre. Cette démarche présente l’avantage de définir un horizon du besoin opérationnel, qui établit un modèle de référence opérationnel, et un horizon des ressources, qui fixe quant à lui la maquette de l’armée de terre. Six à huit mois après, nous assistons à une volonté de remonter en puissance qui donne toute sa pertinence à cette approche. Grâce à elle, nous pouvons aujourd’hui proposer au ministre de la défense des choix éclairés en termes de capacités. La décision du Président de la République de suspendre des déflations d’effectifs est motivée par la nouvelle situation sécuritaire. Notre responsabilité collective consiste donc à lui proposer des solutions qui répondent aux défis qui sont devant nous et pas à ceux d’hier. L’effort de défense supplémentaire que notre pays s’apprête à faire en renonçant à une partie des économies qui étaient programmées n’a pas vocation à reproduire le passé, mais bien à préparer l’avenir. Et une partie de cet avenir se joue actuellement avec l’opération Sentinelle. J’y suis très attentif. Faire comme s’il ne s’était rien passé constituerait une erreur fondamentale. Ce n’est en tout cas pas la direction que je prends.
Vous avez évoqué la suppression de régiments. J’ai la volonté de maintenir le nombre des régiments pour conserver une présence militaire dans les territoires. Cette volonté m’a mis en contradiction avec certains, qui voulaient réduire la surface de l’armée de terre sur le territoire national pour des raisons d’économie en termes de soutien. J’ai souhaité au contraire maintenir ce maillage territorial, qui me semble capital en matière de sécurité et de capacité de réaction en cas de crise.
Il existe désormais beaucoup de « déserts militaires » et nous savons bien que le maillage territorial est important pour le lien armée-Nation, mais aussi pour la sécurité des Français. On parle des villes, mais assez peu des campagnes, et jamais des frontières. Or on ne sait jamais de quoi demain sera fait !
Pas plus que par le passé, je n’ai aujourd’hui l’intention de supprimer des régiments, alors que l’on va me rendre des effectifs – en tous cas, je l’espère. En revanche, il ne vous a pas échappé que, dans mon modèle à deux divisions et six brigades, une brigade sera transformée en brigade d’aérocombat. Je vais donc répartir les régiments de cette septième brigade dans d’autres brigades. Ma volonté est de rééquilibrer les effectifs des brigades pour les densifier. Il existe en effet des brigades dont les effectifs varient parfois du simple au double, ce qui pose des problèmes de préparation opérationnelle.
Un mot à propos de l’opération Sentinelle. Je suis intervenu, en novembre dernier, dans le cadre du cours d’état-major où se trouvent tous les capitaines qui viennent de finir leur temps de commandement. J’y ai évoqué le territoire national. Je n’ai pas ressenti un élan enthousiaste de cette jeune génération, qui n’a connu que les théâtres d’opérations extérieures. Je les ai prévenus qu’il fallait qu’ils s’attendent à passer une partie de leur futur parcours en alternance entre opérations extérieures et opérations intérieures…. Ce sujet est un sujet de fond, qui reste d’actualité. Celle-ci nous a montré que parler du territoire national pouvait avoir du sens.
Je ne note aucun signe de faiblesse s’agissant du déploiement de l’armée de terre au titre de l’opération Sentinelle. Je pense que l’adhésion est réelle. Les jeunes de vingt ans sont fiers d’effectuer cette mission. Nous demeurons cependant très vigilants. Le 11 janvier, nous avons en effet mis en place, sur le terrain, un dispositif très exigeant pour nos hommes, parfois présents 24 heures sur 24, sept jours sur sept, dans des conditions météorologiques assez rudes. Nous avons employé les forces armées comme des forces de sécurité intérieure, sur un mode de garde statique. Tout le monde l’a compris, dans le contexte de l’époque ; personne n’a discuté cette situation.
Il est vrai qu’aujourd’hui les militaires sont favorables à la mise en place de dispositifs plus dynamiques, car la garde statique de points sensibles, si elle peut dissuader, perd de son efficacité avec le temps et réduit l’adhésion à la mission. Une plus grande mobilité permettrait de mieux rentabiliser les atouts spécifiques des forces terrestres. Le fond du sujet est là, et l’armée de terre réfléchit actuellement à la façon de faire évoluer son action, aux côtés des forces de sécurités intérieures, pour tirer le meilleur parti de ses aptitudes spécifiques et de son expérience opérationnelle. On pourrait ainsi réfléchir à l’emploi sur réquisition de capacités de type équipes cynophiles, modules NRBC ou drones ? ou à l’utilisation des savoir-faire relatifs à la surveillance d’une zone. Il est essentiel de dépasser des procédés qui pourraient s’avérer comme une nouvelle « ligne Maginot » et proposer une « offre de service » intelligente, conforme à la spécificité d’une force militaire.
M. Daniel Reiner. – Est-ce déjà mis en oeuvre ?
Général Jean-Pierre Bosser. – En partie, mais les choses sont parfois difficiles à obtenir.
Par ailleurs, avec l’opération Sentinelle, chacun s’est rendu compte que nos effectifs étaient très comptés. Depuis de nombreuses années, nous avons du mal à remplir les missions du fait de la diminution des effectifs. Avec celle-ci, et en additionnant les missions intérieures et extérieures, il n’y a plus de « rab », pour employer un mot typique du milieu de la défense ! Aujourd’hui, je ne dispose plus que de 79 régiments, contre 95 en 2008 et 210 en 1977. L’adéquation entre les missions et les moyens a franchi les limites.
Il nous faut donc être vigilants, travailler sur l’adaptation des dispositifs, en liaison avec les préfets, et transformer le cycle de projection au sein des forces terrestres. Avec deux divisions et six brigades, chaque division suivra probablement de façon alternative le cycle « territoire national » (TN), puis le cycle « opérations extérieures » (OPEX). Nous espérons pouvoir disposer d’effectifs, remonter en puissance et retrouver des marges de manoeuvre.
Il est sûr que si l’opération Sentinelle perdure, ce ne peut pas être sous la forme d’un plan Vigipirate renforcé. 7 000 hommes déployés dans la durée nécessitent d’adopter un autre mode de fonctionnement et de soutien, avec des installations dignes de nos soldats. Nos hommes comprennent parfaitement que, l’urgence primant, l’installation des tous premiers mois d’une opération, ici comme à l’extérieur, soit spartiate, ils sont entraînés pour ça. En revanche, à partir du moment où l’urgence fait place à la permanence, ils méritent des conditions décentes pour se reposer, s’alimenter et se détendre. Probablement faudra-t-il recréer des bases autour de Paris. Les sites existent : Satory, Vincennes, etc. Ces bases doivent pouvoir regrouper 1 000 hommes, afin qu’ils puissent mener une vie normale durant quatre à six semaines. Il serait paradoxal qu’ils soient mieux installés à Gao qu’à Paris !
M. Jacques Gautier. – Ce sont souvent les communes qui les ont nourris et logés.
Général Jean-Pierre Bosser. – Je leur en suis d’ailleurs très reconnaissant. Ils ont été fort bien accueillis, mais cela peut-il durer ? La mise à disposition des restaurants administratifs, des chambres proposées par les pompiers, la gendarmerie ou les mairies, peut-elle continuer ?
M. Jean-Pierre Raffarin, président. – Il y a eu consensus, mais on peut imaginer des périodes plus complexes.
La parole est aux commissaires.
M. Jean-Marie Bockel. – N’est-ce pas le moment de repenser la place de la réserve opérationnelle dans notre dispositif de défense ? Quelle est sa part dans l’opération Sentinelle ? Ne peut-on imaginer sa montée en puissance, compte tenu de tous les problèmes de budget et de personnel qui sont rencontrés ? L’emploi de cette réserve a certes un coût, mais peut aussi présenter un certain intérêt, surtout si l’on s’inscrit dans la durée, en lien avec la gendarmerie nationale et sa propre réserve, qui est assez largement développée. On peut d’ailleurs dire que c’est un modèle.
Par ailleurs, le repositionnement de nos forces en Afrique, tel qu’il a été présenté par le ministre de la défense, a sa cohérence. Mais qu’en est-il de sa mise en place ? Quelles seront les conséquences pour les unités mères ?
Enfin, quel est aujourd’hui l’état des matériels dont dispose l’armée de terre ? Qu’en est-il de la capacité de mise en condition opérationnelle ? Vous avez cité l’exemple de la future brigade aéroportée : on voit bien que vous composez avec des matériels à bout de souffle. Du reste, lorsque les troupes sont engagées sur le terrain, les formations sont interrompues. C’est un enjeu important : pourriez-vous nous en dire un peu plus ?
M. Jeanny Lorgeoux. – Aujourd’hui, que signifie être militaire ? Est-ce être un rempart de la Nation, un soldat de la République, un croisé de la liberté ? Qu’est-ce que cela représente pour un jeune homme de 20 ans ou de 25 ans qui entre dans l’armée ?
M. Joël Guerriau. – Tout d’abord, un grand bravo aux forces spéciales pour leur superbe réussite dans l’Adrar des Ifoghas !
Je voudrais prolonger la question de Jacques Gautier sur le moral des troupes : la compression et la déflation des effectifs ont forcément contrarié certains plans de carrière. Qu’en est-il aujourd’hui ?
Par ailleurs, les problèmes du logiciel Louvois sont-ils totalement réglés ?
Général Jean-Pierre Bosser. – Lorsque j’ai imaginé le pilier du territoire national, j’avais déjà pensé accorder un intérêt tout particulier à la réserve, ainsi qu’une place au service militaire civique ou volontaire, dans le sillage de ce que l’armée de terre fait dans le cadre du service militaire adapté (SMA) pour l’outre-mer. Je comptais travailler ces sujets à froid. L’actualité m’a malheureusement rattrapé.
La réserve, on le sait, a fait l’objet d’une réflexion particulière à chaque Livre blanc sur la défense. Sa difficulté majeure, en France, provient d’un problème culturel : tous les réservistes que je croise hésitent à dire à leur employeur qu’ils sont réservistes. Pour caricaturer, on dit parfois qu’un réserviste est un chômeur en puissance ! C’est un problème de citoyenneté.
Il existe plusieurs types de réserves. Beaucoup de jeunes réservistes se sont portés volontaires au lendemain des attentats ; ils ont tous regretté que le cadre soit juridiquement trop étroit. Aujourd’hui, le code de la défense stipule qu’un réserviste qui accomplit son engagement dans la réserve opérationnelle pendant son temps de travail doit prévenir l’employeur de son absence un mois au moins avant le début de celle-ci. On comprend bien que cela pose un problème de réactivité en cas de crise. Un délai de 15 jours paraitrait aujourd’hui plus adapté. En outre, lorsque les activités accomplies pendant le temps de travail dépassent cinq jours par année civile, le réserviste doit obtenir l’accord de son employeur. Afin d’améliorer la disponibilité des réservistes, il faut s’interroger sur ce délai.
Nous disposons d’une réserve bien administrée, mais en revanche très mal organisée. Les gendarmes, dans ce domaine, sont excellents. Nous allons travailler sur ce sujet, voire imaginer des unités de réserve dans les zones où il n’existe plus aucun régiment.
Je me suis rendu à Lille pour visiter l’état-major interarmées de zone de défense et de sécurité : celui-ci compte la moitié de réservistes ! Ils n’ont pas besoin de cartes : ils connaissent le terrain par coeur !
Nous avons là un potentiel humain d’une immense qualité dont on ne tire pas le meilleur parti. Aujourd’hui, on compte environ 15 700 réservistes. L’objectif est de passer à 22 000 et de pouvoir engager en permanence 1 000 réservistes sur le territoire national, dans la durée.
M. Jean-Marie Bockel. – C’est une partie de la réponse à la question de Jeanny Lorgeoux.
Général Jean-Pierre Bosser. – En effet.
Un mot sur le dispositif en Afrique. Face à une menace transnationale, nous avons eu l’intelligence de construire un dispositif transnational. Cette méthode s’est révélée être la bonne. Dispositif d’action transnationale, zone d’action transnationale constituent des procédés très ambitieux diplomatiquement, mais aussi tactiquement. Il s’agit d’un espace très vaste, qui représente quasiment l’Europe. Il convient en outre de parler avec cinq pays africains en même temps et de les amener à dialoguer entre eux. Je pense que c’est une très belle réussite.
Cela permet aussi d’appuyer les forces africaines dans leurs pays. Certaines armées sont montées en puissance, comme au Mali. Ce dispositif militaire, qui donne aujourd’hui entièrement satisfaction, mérite donc d’être cité en exemple. Pendant de nombreuses années, nous nous sommes demandé comment allaient évoluer les relations militaires entre la France et ses partenaire en Afrique ; je crois qu’on en a là un bel exemple !
Vous avez évoqué l’usure des matériels. Nous avons effectué un important travail de régénération au retour de l’Afghanistan. Ce travail n’est pas terminé. Un véhicule de l’avant blindé (VAB) fait, en France 1 000 kilomètres par an ; il faisait 1 000 kilomètres par mois en Afghanistan ; il en fait 1 000 par semaine au Mali. Cela donne un ordre de grandeur de l’usure des matériels.
Je tempérerai la vision négative que l’on peut avoir de l’état de nos matériels en opération. Grâce à l’action de mes prédécesseurs, nos soldats ont le meilleur des équipements ; et si nous devons nous en priver en métropole – car il est vrai qu’on n’a pas besoin d’hélicoptères Cougar dans le cadre de l’opération Sentinelle – c’est parce que leur place est en opération extérieure.
Que signifie être militaire aujourd’hui ? C’est une question difficile. Pour y répondre, je vais laisser parler mes jeunes soldats : ils me disent que les Français n’accepteraient pas d’être mieux protégés à Gao qu’à Paris ! Ce raccourci résume l’évolution récente imposée au militaire d’aujourd’hui. Mais, dans le fond, il s’agit toujours de défendre ce que nous avons de plus cher, au plus loin et au plus près.
Nos soldats se sont engagés pour servir la France et protéger les Français. Ils estiment assez naturellement que, si la menace se situe à Paris, il n’est pas anormal pour eux de s’y trouver. Un soldat reste bien entendu un soldat au sens où nous l’entendons depuis vingt ans. Il assure aussi la défense des Français en combattant au loin au Mali, comme il l’a fait pendant plusieurs années en Afghanistan. Il faut donc rester en mesure de remplir toute la palette des missions, de la protection à la coercition par la manoeuvre interarmes. Le soldat doit être capable de tout faire pour assurer notre défense.
Une armée de terre à deux vitesses n’est pas souhaitable, et je pense que nos soldats ne souhaitent pas non plus être des soldats à deux vitesses.
Quant aux plans de carrière contrariés par les effets des réductions d’effectifs, je voudrais dire que l’armée de terre, comme les autres, a dû dans ce domaine déployer tous ses efforts pour accompagner humainement les trop nombreux départs. Avec un certain succès, d’ailleurs, car nous réussissons à susciter des départ volontaires et à les encourager par des mesures incitatives, nous refusant à les contraindre. Je suis attaché à maintenir cette politique d’accompagnement, qu’il nous faudra poursuivre en raison des objectifs de dépyramidage et de contingentement par grades qui nous imposent de réduire les effectifs dans les hauts de pyramide.
S’agissant de la remontée des effectifs de la force opérationnelle terrestre, nous n’avons pas aujourd’hui une vision assez claire de ses effets. Plusieurs annonces successives ont eu lieu, mais le Président de la République n’a pas encore décidé. Nous sentons toutefois que c’est une tendance qui s’affirme. Elle s’appliquera dans les régiments en portant sur le recrutement initial des engagés volontaires, des sous-officiers et des officiers pour élargir la base.
La question est forcément bénéfique pour le moral. Les militaires disposent d’un nouveau modèle et savent que le scénario est plutôt celui d’une remontée en puissance que d’une compression. Ils savent que nous sommes attachés au régiment : 75 % de l’horizon des soldats est constitué par le régiment. Ils sont donc rassurés.
En revanche, ceux qui pensaient partir s’interrogent. Va-t-on encore les y autoriser l’année prochaine ? L’effet induit a lieu à contretemps…
Pour ce qui est de Louvois, celui-ci est à peu près maîtrisé même si ses effets négatifs perdurent. Je ne vous cache pas que le logiciel continue à bugger, mais on l’a entouré d’une interface homme-machine efficace.
M. Jeanny Lorgeoux. – Il est rassurant que l’homme soit considéré comme supérieur à la machine !
Général Jean-Pierre Bosser. – C’est le cas, je le confirme ! Nos hommes n’ont aujourd’hui plus peur d’avoir une solde à zéro. C’est peut-être dit brutalement, mais c’est la réalité. Ils savent qu’un double comptage est réalisé à la main ; en dessous d’un certain plancher et au-delà de 10 000 euros, somme tout à fait anormale pour un militaire, un mécanisme se met en place pour éviter les moins perçus ou les trop-perçus.
De toute façon, on n’améliorera pas Louvois. Cependant, on met les bouchées doubles pour que son successeur, qui est très attendu, voie le jour le plus tôt possible.
M. Robert del Picchia. – Qu’en est-il de la récupération des sommes versées indûment ?
Général Jean-Pierre Bosser. – Le nombre de dysfonctionnements, dont les trop-perçus font partie, est extrêmement élevé. L’armée de terre s’est lancée dans une démarche vertueuse consistant à rétablir nos hommes et les finances publiques dans leurs bons droits. Nous avons achevé une première campagne de régularisation portant sur 56 000 administrés touchés par des trop-versés. Une deuxième campagne est en cours pour 120 000 cas, incluant des moins-versés. Le vrai problème vient du fait que nos personnels n’ont pas forcément les moyens d’identifier les erreurs de solde, dont la plupart sont insidieuses. Ils ne sont pas toujours en train de gérer leur compte, et sont parfois partis en opération. Ce sont alors les conjoints qui s’occupent des comptes et font les déclarations de revenus. Or, quand il faut déclarer des trop-perçus qui les font sortir des minima sociaux auxquels ils avaient droit, cela leur pose un problème administratif énorme. Ils préféreraient presque ne rien percevoir plutôt que de percevoir trop d’argent.
C’est encore pire lorsqu’ils enchaînent, comme en ce moment, les opérations. Imaginez le travail du ministère des finances pour reconstituer financièrement le parcours de l’intéressé ! Les officiers remontent alors leurs manches, et emmènent le militaire à l’hôtel des impôts pour y mener eux-mêmes les discussions.
M. Robert del Picchia. – Les dysfonctionnements de Louvois ont aussi créé des difficultés à ceux qui doivent s’endetter pour acheter un bien immobilier !
Général Jean-Pierre Bosser. – Il existe en effet tout un tas de problèmes dont celui de la suppression d’aides et de subventions sociales.
M. Jeanny Lorgeoux. – Combien représente la masse des trop-perçus ?
M. Robert del Picchia. – 200 millions d’euros !
Général Jean-Pierre Bosser. – C’est un peu moins que cela. On a toutefois instauré un véritable dialogue entre le trésor public et les régiments dans les garnisons. Les choses se passent plutôt bien. Le système est donc stabilisé, mais c’est comme un grand brûlé : on a l’impression qu’il est cicatrisé, et si on lui souffle dessus, il hurle !
M. Joël Guerriau. – Combien de personnes ce palliatif de Louvois mobilise-t-il ?
Général Jean-Pierre Bosser. – Comme je vous le disais, c’est toute la chaîne de commandement qui est mobilisée, plus les spécialistes des ressources humaines de nos régiments qui sont intégrés dans les compagnies, auxquels j’ajoute ceux des groupements de soutien de base de défense et le personnel servant au Centre expert des ressources humaines et de la solde (CERHS) de Nancy, qui atteint aujourd’hui un effectif de 730 personnes dont 240 contractuels, plus 55 consultants privés dont la mission s’achève cette année. En somme, le CERHS cumule les effectifs des centres territoriaux d’administration et de la comptabilité (CTAC) d’antan pour assurer le service de la solde et la correction des effets du dysfonctionnement de Louvois.
M. Daniel Reiner. – Au centre de paiement de Nancy, on a recruté 300 civils intérimaires depuis deux ans et demi.
Mme Gisèle Jourda. – Dans la présentation du modèle que vous proposez pour l’armée de terre, vous avez mis l’accent sur le pilier national, dont on sait l’importance depuis les événements de Paris, début janvier. Vous avez également exprimé votre attachement au maillage territorial ; en tant que Carcassonnaise, et ayant un régiment dans mon département, je ne peux qu’y être sensible.
Vous avez cependant peu parlé de la gendarmerie. Mon département compte beaucoup de zones de gendarmerie. Comment envisagez-vous les liens avec celles-ci ?
M. Jacques Gautier. – Je voudrais revenir un instant sur la déflation des effectifs et sur la remontée en puissance des forces. Vous avez chiffré des économies liées à la suppression de postes et au dépyramidage des grades initialement programmés. Vous avez donc dû prévoir de nouvelles dépenses pour financer les 11 000 hommes dont vous proposez le maintien. Avez-vous une idée précise du montant que cela représente ?
M. Jean-Pierre Raffarin, président. – Comment allez-vous coordonner l’annonce du nouveau modèle que vous avez élaboré pour l’armée de terre avec les décisions qui vont être prises au titre de l’actualisation de la loi de programmation militaire ?
Général Jean-Pierre Bosser. – Le maintien des régiments de Carcassonne et de Brive reflète les besoins d’infanterie. Je ne l’ai pas cité quand j’ai évoqué les opérations extérieures, mais la notion de combat au contact de l’adversaire est au coeur de nos engagements. Ce besoin d’infanterie comme des autres capacités qui est mis en avant dans le futur modèle est prégnant, et on va avoir besoin de cet outil dans les années qui viennent.
Vous avez évoqué la relation entre les militaires et les gendarmes. Concernant l’opération Sentinelle, la question ne se pose pas dans la mesure où on est surtout en zone de police. Nous n’avons donc pas de relations directes avec les gendarmes dans le cadre de cette opération ; mais les problématiques sont exactement les mêmes.
M. Daniel Reiner. – Les gendarmes mobiles ne remplissent-ils pas des missions urbaines ?
Général Jean-Pierre Bosser. – Très peu dans les zones où nous sommes déployés.
En revanche, lorsque j’ai construit mon modèle, j’ai rencontré le Général Favier pour lui dire qu’il serait intéressant de pouvoir travailler en commun sur une défense opérationnelle du territoire rénovée, et imaginer une complémentarité entre la gendarmerie et l’armée de terre au travers des moyens dont nous disposons – drones, chiens, démineurs, plongeurs… Cela n’a pas encore été formalisé. Le sujet est en cours d’étude.
Il s’agit de deux forces militaires. Il est donc assez facile de construire quelque chose ensemble. Je suis très optimiste quant au fait de retrouver le concept qui portait autrefois sur la défense opérationnelle du territoire. Celui-ci remontait à la guerre froide ; il est tombé en désuétude en même temps que le mur de Berlin, en 1991. Il y a là quelque chose à reconstruire.
La question des économies est une question sensible. Il y aura effectivement des déflations portées par le nouveau modèle. La création ou le surlignage d’un niveau divisionnaire va servir à dépyramider et à déconcentrer tous les états-majors intermédiaires qui se sont créés au fil du temps. Il y a aura donc trois niveaux, correspondant aux trois grades de généraux. Au-dessus des brigades et des divisions, les échelons de décision, de conception et de pilotage seront réduits, mis en cohérence et en synergie.
Aujourd’hui, nous étudions la balance des moins et des plus, dont on ne connaît pour l’instant ni le volume, ni le calendrier. Mon souci est clair : sans ces 11 000 hommes supplémentaires dans la force opérationnelle terrestre, je consomme mon capital opérationnel au quotidien. Mes hommes font Sentinelle, un peu d’instruction individuelle et collective, mais ne font plus de préparation opérationnelle au sens où on l’entend, c’est-à-dire dans le cadre d’opérations de haut niveau.
Nous sommes une armée professionnelle. Nos militaires qui ont fait Sangaris et Serval durant les trois dernières années ne vont pas devenir brutalement mauvais, mais leur durée de présence dans l’institution est comprise entre cinq et huit ans en moyenne. Si l’on ne fait rien, dans cinq ans, nous n’aurons plus l’armée Serval, mais l’armée Sentinelle. Il faut en être conscient : c’est un vrai choix de fond.
Pour être plus précis, j’ai besoin d’un sur-recrutement d’environ 5 000 hommes d’ici à la fin de l’année. Ce chiffre est mon objectif. L’été va arriver, et ce n’est pas en deux mois que l’on va pouvoir recruter 5 000 hommes, alors qu’on en recrute environ 10 0000 sur une année entière. C’est une pression importante en matière de recrutement.
Pour l’instant, j’attends de pouvoir lancer officiellement la campagne de recrutement, après que les annonces auront été faites. C’est un vrai défi. Je ne vous cache pas que j’utiliserai des leviers qui ont été jusqu’ici peu utilisés, mais imaginés au moment de l’armée professionnelle, comme par exemple le fait de déconcentrer le recrutement au niveau des régiments, en accordant aux chefs de corps un droit de recrutement de trente personnes. On va essayer de reconquérir de la ressource de cette manière, mais le temps est compté.
M. Daniel Reiner. – C’est au moment de l’actualisation de la loi de programmation militaire que l’on va y voir plus clair.
Général Jean-Pierre Bosser. – Un conseil de défense doit avoir lieu très bientôt. Je n’attendrai pas le 14 juillet pour mettre le recrutement en route. Pourquoi 5 000 ? Honnêtement, je pense que je ne suis pas capable de faire plus en 2015. Au-delà, ce ne serait pas raisonnable. Il ne faut pas sacrifier la qualité.
M. Daniel Reiner. – Allez-vous engager une campagne de recrutement ?
Général Jean-Pierre Bosser. – Comme chaque année, nous le ferons, mais en adaptant en 2015 nos objectifs au chiffre que je vous ai indiqué. L’année 2016 marquera les vingt ans de l’armée professionnelle. J’ai imaginé une grande communication autour de cet anniversaire qui a, je pense, beaucoup de sens, ces vingt ans ayant amené l’armée de terre à maturité.
J’ai l’intention de mettre en valeur les jeunes engagés qui ont eu un autre métier après l’armée. Certains sont aujourd’hui chefs d’entreprise. Mon idée est de réaliser des portraits et de communiquer autour de ceux-ci.
M. Jean-Pierre Raffarin, président. – Quand présenterez-vous publiquement votre nouveau modèle ?
Général Jean-Pierre Bosser. – Nous avons jusqu’à présent réussi à maintenir un certain niveau de confidentialité vis-à-vis des médias. Une présentation en sera faite le 28 mai à l’École polytechnique. Vous y êtes d’ailleurs conviés. Nous y dévoilerons un logo, un slogan, l’organisation et l’architecture.
J’espère que nous aurons alors réuni tout ce qui nous permettra, à l’été, de passer à la vitesse supérieure.
Mme Michelle Demessine. – Après avoir subi tant de bouleversements, l’armée de terre est-elle capable d’en supporter un à nouveau ? En combien de temps pensez-vous mener à bien la révolution que représente le modèle que vous proposez ?
Général Jean-Pierre Bosser. – Je rends hommage à mes prédécesseurs qui, dans le scénario de compression, ont su conserver la quasi-totalité des savoir-faire et des capacités, parfois en petit nombre, mais qui nous permettent de relancer aujourd’hui l’effort. Si l’on perd certains savoir-faire, c’est définitif.
Par exemple, la livraison par air, qui nous sert à ravitailler les forces en carburant, au fond du désert, les populations, etc., est un savoir-faire aussi particulier que la catapulte pour les marins.
On peut dire que nous n’avons quasiment rien perdu aujourd’hui. On peut donc ajuster les capacités en fonction des besoins. J’avais d’ailleurs prévu, dans l’ancien modèle, des mises en sommeil de ce qui nous sert le moins en opération.
La question aujourd’hui est de savoir comment un système qui, comme le nôtre, a utilisé la marche arrière pendant des années, peut culturellement enclencher, d’un seul coup, la marche avant. C’est un sujet sur lequel les officiers d’état-major travaillent. J’ai vécu la même chose à la direction de la protection et de la sécurité de la défense (DPSD), lorsque je l’ai réorganisée.
Comment faire pour convaincre nos jeunes cadres que l’on peut remonter en puissance, alors qu’ils n’y croyaient pas il y a encore quelques semaines ? Comment rebâtir intelligemment quelque chose de nouveau ? Il nous faudra un certain temps pour faire admettre aux jeunes officiers qu’il est aussi glorieux de défendre les Français à l’intérieur qu’à l’extérieur de notre territoire. Il y a là toute une pédagogie à mettre en oeuvre. Mais cela peut aller assez vite. L’armée de Serval pourrait être détruite en cinq ans ; je préfère pour ma part, en cinq ans, construire l’armée de demain !
La réunion est levée à 12 heures 10.
Source: Sénat