(Adoptée à l’unanimité moins une abstention)
La Commission nationale consultative des droits de l’homme exprime ses vives préoccupations au sujet du vote par la commission des lois de l’Assemblée nationale, le jeudi 5 mars, sans autre forme de débat public préalable, d’une proposition de loi visant « à étendre l’obligation de neutralité à certaines personnes ou structures privées accueillant des mineurs et à assurer le respect du principe de laïcité ». Cette proposition de loi devait être adoptée en séance publique le jeudi 12 mars. Le texte a heureusement fait l’objet d’un retrait de l’ordre du jour la veille au soir en raison d’un vif et immédiat mouvement de contestation émanant d’institutions de la République comme de nombreuses structures privées.
L’inscription à l’ordre du jour de l’Assemblée nationale étant reportée au 11 mai, l’inquiétude demeure. La proposition de loi Tourret, du nom de son rapporteur, a en effet pour objet d’interdire, sauf dans les établissements dits « de conviction », le port de tout signe d’appartenance religieuse dans les établissements accueillant des enfants de moins de six ans ne relevant pas du service public mais recevant des financements publics, formule extrêmement vague ne précisant ni leur nature ni leur quantum. La même interdiction frappe également les établissements privés, centres de vacances et de loisirs, accueillant des mineurs, qualifiés par le code de l’action sociale et des familles de mineurs protégés, autrement dit les mineurs jusqu’à 18 ans. Il est donc totalement erroné de dire et/ou d’écrire que cette proposition de loi ne concerne que les crèches et les haltes-garderies. Ce texte est contraire au principe de laïcité au sens de la loi de 1905 en refusant des subventions à des activités autres que cultuelles.
L’adoption de cette proposition risque de voir resurgir une guerre sur le sens à donner au principe de laïcité par une proposition de loi, d’une part, discriminatoire et, d’autre part, inutile.
Ce texte est par ailleurs contraire à Convention européenne des droits de l’homme, à la Constitution, à l’esprit et à la lettre de la loi du 9 décembre 1905 sur la séparation des églises et de l’Etat et à l’arrêt de l’assemblée plénière de la Cour de cassation du 25 juin 2014 dans l’affaire Baby-Loup. En outre, une telle proposition de loi est contraire aux recommandations concordantes de la CNCDH dans un avis du 26 septembre 2013, de l’Observatoire de la laïcité dans un avis du 15 octobre 2013 et du Conseil économique social et environnemental dans un avis du 26 novembre 2013. Le rapport de la commission des lois de l’Assemblée nationale relève d’ailleurs cette contradiction mais considère que, néanmoins, l’intervention du législateur apparaît nécessaire ! C’est faire bien peu de cas du travail de fond d’institutions dont c’est la mission de veiller à la garantie des libertés et droits fondamentaux et d’alimenter précisément la réflexion du Parlement.
La CNCDH tient à rappeler son avis sur l’élaboration des lois du 23 avril 2010 et notamment l’importance d’une consultation préalable du Conseil d’Etat et le rôle indispensable des instances comme la CNCDH, lorsque les droits de l’homme et les libertés fondamentales sont en cause.
Les lourdes imperfections juridiques de la proposition de loi et ses conséquences politiques seraient désastreuses. Le principe de laïcité est garant du vivre ensemble dans la République. Or, cette proposition de loi a des effets discriminatoires, notamment à l’égard des musulmans et plus particulièrement des femmes. Elle divise au lieu de rassembler.
Un tel texte pousserait à créer des structures à caractère propre et à renforcer le communautarisme. C’est en contradiction avec le bien vivre ensemble que véhicule la laïcité.
L’intervention du législateur en l’espèce est d’autant moins nécessaire et d’autant plus étonnante que le même législateur avoue son incapacité à déterminer le périmètre des interdictions qu’il veut imposer. En effet, un amendement de la commission des lois préconise qu’un décret en Conseil d’Etat déterminera les conditions d’application des interdits pour chaque catégorie de mode d’accueil collectif à caractère éducatif. Si cette proposition de loi était adoptée en l’état, personne ne serait en mesure de dire à quels établissements et à quels enfants elle s’applique dans l’attente d’un décret difficile à rédiger et source de discriminations.
Les auditions auxquelles la CNCDH a procédé ont montré que le recours au législateur était une réponse non appropriée, dès lors qu’il lui est impossible de résoudre chaque difficulté particulière posée par l’application du principe de laïcité. Si la proposition de loi contestée était adoptée, elle susciterait de nouvelles grandes difficultés, plus grave elle romprait l’équilibre atteint aujourd’hui et créerait d’insupportables discriminations y compris à l’emploi.
La Commission nationale consultative des droits de l’homme tient à réaffirmer avec force qu’il n’y a pas de vide juridique dans l’application du principe de laïcité. Bien au contraire, l’arsenal juridique est en la matière très complet, mais certains éléments du droit positif sont peu et mal connus du grand public et quelquefois même du législateur. Pour sortir des difficultés d’application qui peuvent parfois se faire jour, il ne convient pas de renforcer un arsenal législatif déjà riche, il faut avant tout lutter contre « l’ignorance laïque » en formant et en expliquant ce que veut dire principe de laïcité. La CNCDH le demandait déjà il y a plus de dix ans, dans un avis de 2003.
La Commission nationale consultative des droits de l’homme recommande le retrait pur et simple de la proposition de loi n° 2614.
Source: JORF n°0073 du 27 mars 2015 texte n° 99