En février 2014, j’ai publié un roman sur l’intervention Turquoise au Rwanda de 1994.
J’ai choisi un roman plutôt qu’un témoignage historique ou un récit autobiographique, pour plein de bonnes raisons et notamment pour ne pas alimenter les polémiques qui depuis 20 ans polluent le travail de mémoire sur ces événements tragiques, un génocide commis à la fin du XX° siècle, pratiquement sous nos yeux.
Je n’ai pas en effet la matière pour alimenter un débat politico-stratégique sur le pourquoi du comment de l’intervention française et je me garderais bien d’échafauder des théories bancales permettant de tout comprendre sans trop d’effort.
Je me contente d’apporter ma matière, celle d’un capitaine engagé dans l’opération Turquoise au sein du détachement de la légion étrangère dès le début de l’opération et que je raconte de manière romancée dans Vents sombres sur le lac Kivu.
J’insiste sur le fait que je n’ai pas assisté aux discussions politico-militaires et que je n’avais aucun accès aux cercles de décision qui décidèrent cette intervention. Par contre je sais plutôt bien ce que j’ai fait là-bas, entre le Zaïre et le Rwanda, avec quelques centaines d’hommes dont l’horizon était assez immédiat et les actions pour le moins concrètes.
Pour mieux comprendre le rôle de la France dans le drame rwandais, j’aimerais simplement apporter quelques éléments concrets qui me semblent importants.
Pour commencer, il n’est pas possible de réfléchir la situation de 1994 sans se rappeler la confusion. Le déclenchement de l’opération s’est fait dans des délais incroyablement courts, – je suis parti en 30′ alors que notre disponibilité théorique était plutôt de 48h -, et tout le début de l’opération s’est fait dans une confusion incroyable. Bien que nous soyons dans une société surinformée, cela ne suffit pas pour avoir les idées claires. Il est anachronique d’oublier cette dimension essentielle qu’est la confusion au moment de l’action.
Pour parler concrètement, nous n’avions pas la vision relativement éclairée d’aujourd’hui, nous avions simplement conscience de massacres de grande ampleur, pas encore du génocide c’est à dire organisé et systématique, et nous n’avions pas conscience du rôle central joué par le gouvernement intérimaire et par ses forces armées, dont nous pensions qu’elles se battaient contre le FPR, pas contre sa population.
Ce serait intéressant à ce titre de se questionner sur les lacunes des services de renseignement et du service diplomatique qui ont une lourde responsabilité dans les erreurs commises dans cette opération.
Pendant l’opération Turquoise, je pense que nous avons commis principalement trois erreurs dont les conséquences ont été importantes dans ce drame.
1. L’intervention Turquoise avait pour objectif initial de remettre au pouvoir ce gouvernement intérimaire rwandais (GIR), en pleine déconfiture face à l’intervention militaire du FPR de Paul Kagamé.
Concrètement j’avais pour ordre de préparer un raid sur Kigali, c’est à dire de reprendre la capitale et ce n’est pas la peine d’avoir fait Saint-Cyr pour comprendre que reprendre la capitale dans un pays en guerre ce n’est pas pour créer une radio libre, mais pour reprendre le pouvoir.
Cet ordre s’est transformé quelques jours plus tard en « stopper par la force l’avancée des soldats du FPR », avec notamment des frappes aériennes qui étaient la raison de ma présence.
Ce n’était donc pas une mission humanitaire et nous avons donné jusque fin juin des signes manifestes de soutien à un gouvernement que nous aurions dû fuir ou mieux, neutraliser.
2. Heureusement le pouvoir Français a complètement changé de cap et l’ordre de se battre contre le FPR a été annulé quelques heures avant son déclenchement. Alors seulement, -nous étions entre le 29 juin et le 1° juillet-, nous avons été informés qu’un accord avait été trouvé avec le FPR et que désormais nous allions protéger une « zone humanitaire ».
Personnellement, je trouve très courageux le pouvoir français de l’époque d’avoir su reconnaître qu’il se trompait et qu’il ne pouvait plus soutenir ce gouvernement criminel alors même que l’opération était déjà lancée. Mais, et c’est une 2° erreur, nous avons brusquement retiré notre soutien à un gouvernement aux abois, sans anticiper sa réaction. Ces extrémistes n’ont rien trouvé de mieux que de provoquer un exode massif de la population, des millions de personnes poussées sur la route dans un dénuement total ce qui a déclenché un drame sanitaire : une épidémie de choléra a alors fait plusieurs dizaines de milliers de morts supplémentaires….
Paradoxalement, créer cette zone humanitaire a provoqué aussi un drame humanitaire et nous avons une part de responsabilité de ne pas l’avoir anticipé.
3. Notre troisième erreur est la plus grave, parce que le rideau était levé et que nous savions désormais de quoi était capable le gouvernement déchu : nous avons pourtant réarmé ce qui restait de ses forces armées.
Les armes que nous avions confisquées dans la zone « humanitaire », des dizaines de milliers d’armes, sont transportées par camions au Zaïre, transformant de fait les camps de réfugiés en bases arrières militaires que le nouveau pouvoir de Kigali n’aura de cesse d’aller combattre.
La raison invoquée à l’époque était de ne pas nous aliéner ce qui restait des FAR alors que nous n’étions finalement que quelques centaines de soldats coincés entre 2 camps. Mais comment avons-nous pu imaginer que le président Kagamé, qui est un chef de guerre, allait tolérer une opposition armée juste de l’autre côté du lac Kivu qui fait la frontière avec le Zaïre ? Cela a déclenché des années de conflits d’une rare violence dans toute cette partie du Zaïre et nous en portons aussi une part de responsabilité.
Comme je suis parti ensuite, avec la légion étrangère, à Sarajevo, je ne peux pas éviter de faire le lien avec la souffrance que nous avons prolongée dans des conflits où nous n’avons pas pu intervenir clairement pour les stopper. Une responsabilité nous incombe sûrement, mais c’est paradoxal qu’elle soit dénoncée par des organisations ou des pays dont l’inaction sert de politique…
Mon « intervention » serait déséquilibrée si je n’abordais pas aussi ce que nous avons pu faire pendant cette opération Turquoise
– D’abord nous sommes intervenus… si l’énergie consacrée au débat sur le génocide avait été investie dans une intervention immédiate, peut être que ce génocide aurait pu être évité. Nous sommes intervenus, dans des conditions très difficiles. Nous avons commis beaucoup d’erreurs, mais nous étions très seuls… j’aurais évidemment préféré que ce soit dans un contexte européen, qui aurait sans doute levé toutes les ambiguïtés de l’opération Turquoise.
– Nous avons sauvé quelques milliers de personnes, le camp de Nyarushishi par exemple, les extractions et les sauvetages dont je me suis occupé avec les légionnaires, et enfin les multiples interpositions même si elles ne furent que temporaires. Ce n’est que quelques milliers de vie sauvées en comparaison d’un génocide qui a causé plus d’1 million de morts, mais chaque rescapé était une victoire pour nous.
– L’échec de cette mission a marqué un tournant dans l’interventionnisme français en Afrique, provoquant des crises au Zaïre, en Centrafrique, en Cote d’ivoire mais aussi la fin de la Françafrique. L’échec de Turquoise a fait émerger une nouvelle génération d’interventions, comme le Mali avec des objectifs clairs dans un contexte éminemment difficile ou la Centrafrique en 2014 avec enfin une perspective d’opération de dimension européenne qui lèvera toute ambiguïté sur les buts poursuivis.
Si nous voulons éviter qu’un tel drame ne se reproduise, il faut avoir le courage d’analyser nos responsabilités plutôt que de les glisser sous le tapis, en gardant à l’esprit la confusion qui règne dans de telles circonstances.
Pour ceux qui s’intéressent au déroulement de cette intervention Turquoise, je leur recommande la lecture de Vents sombres sur le lac Kivu, disponible dans tous les formats sur internet, papier, pdf et tablettes.
Et je suis vraiment désolé si mon récit ne colle pas complètement avec la version officielle qui est encore servie 20 ans après ce drame et qui est nettement plus romancée que mon livre…
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