Les armées mises à mal. La Cour des Comptes, Bercy et l’hôtel de Brienne font cause commune. (Par les sentinelles de l’Agora)

L’affaire est entendue. La gestion des ressources humaines des armées échappe désormais à l’Etat-Major des Armées et est, comme jamais auparavant, placée sous la pression comptable de Bercy par l’intermédiaire du SGA et de la Direction financière de l’Hôtel de Brienne qui traiteront directement avec les trois Etats-majors d’Armées.

L’objectif est sans ambiguïté : réduire la masse salariale du ministère de la défense en gérant les ressources humaines des  trois armées à partir de cibles définies par grades et en réduisant le sommet de la pyramide.

La manœuvre a été accompagnée par un rapport en apparence incontestable de la Cour des Comptes sur la rémunération des militaires qui faisait précisément ressortir deux points sur lesquels les commentateurs et les parlementaires se sont longuement attardés : 1) les mesures de déflation d’effectifs lancées en 2008 n’ont pas permis les économies escomptées ; 2) l’arsenal des 174 primes et indemnités dont bénéficient les militaires doit être élagué.

Pour expliquer la non réduction de la masse salariale, les fonctionnaires du budget et les magistrats de la Cour de Comptes ont certes mentionné les explications avancées par les responsables militaires et le SGA (retour dans l’OTAN gourmand en cadres de haut niveau, allongement des carrières, coût des pécules d’encouragement au départ, alignement indiciaires des militaires avec les policiers et les gendarmes). Mais les causes essentielles retenues ont toutes été « les dynamiques internes non identifiées » et les défauts d’organisation, comme si l’important était avant tout de justifier les prises de contrôle de la DRH par le ministère et Bercy.

Tout en pointant du doigt les dérives de la masse salariale et l’excès de primes jugées trop coûteuses et trop nombreuses, la Cour des Comptes tente, de surcroît, aux pages 44 et 45 de son rapport d’accréditer l’idée que, par rapport aux fonctionnaires civils, « la différence de revenu mensuel net moyen avec avantage fiscal est en 2010 de 4,8% en faveur du militaire ». Une affirmation  aussitôt contredite par le 7ième rapport du Haut Comité d’Evaluation de la Condition Militaire HCECM qui constate que « l’écart de niveau de vie annuel moyen entre un ménage dont la personne de référence est un militaire et celui dont la personne de référence est un fonctionnaire de la fonction publique civile de l’État s’élève à 15 %30 pour les catégories officiers/catégorie A ainsi que pour les sous-officiers/catégorie B et 10 % pour les militaires du rang/catégorie C. »

Ainsi, s’appuyant abusivement sur les avantages fiscaux découlant des primes, le rapport laisse croire à un avantage catégoriel. Il lui est ensuite plus facile de dénoncer le poids excessif de la masse salariale, oubliant de surcroît que les militaires sont doublement pénalisés puisque, pour le petit pourcentage d’entre eux qui auront une retraite, celle-ci sera bien inférieure à celle des fonctionnaires civils.

Le raisonnement édulcore également les charges et les contraintes pourtant mal compensées par un niveau de vie à la traîne et sans commune mesure avec la plupart des autres professions, tandis que, pour les grades élevés de la hiérarchie, l’avancement vers les échelles supérieures de solde est nettement plus lent que dans les autres corps.

De deux choses l’une : soit la priorité reste la qualité des forces comme le répète le ministre et alors il convient de veiller à ce que le métier militaire retrouve son attractivité pour les meilleurs, ce qui supposerait d’augmenter les indemnités, de ne pas trop toucher à l’arsenal des primes, principal artifice administratif de rééquilibrage des soldes et de reconsidérer les trajectoires de carrière plus lentes que celles des civils de même niveau.

Soit, comme l’indiquent les actes radicalement opposés aux discours, la priorité est de réaliser des économies budgétaires, et alors on prend le risque d’assécher assez vite la ressource humaine d’excellence au détriment de la qualité des unités. Déjà la situation, constatée par la Cour elle même, est alarmante. Elle est confirmée par le dernier rapport du HCECM qui constate que « dans tous les cas, la sélectivité du recrutement des militaires est inférieure à celui des fonctionnaires. », au point qu’il s’interroge sur la nécessité de créer « un seuil d’alerte » en deça duquel il faudrait pendre des mesures correctives.

 Cette faiblesse est un considérable talon d’Achille. L’attractivité du métier militaire pour ceux dont on aura le plus besoin dans le futur est déjà très médiocre. Le taux de départ en cours de formation ou après le premier contrat révèle en effet une condition pour le moins fragile. Le repyramidage et une gestion des ressources humaines à « viseur unique » principalement économique, menacent, si l’on n’y prend garde, de la saper de manière irrémédiable.

Selon le Haut Comité d’Evaluation de la Condition Militaire (HCECM) les primes constituent en effet 36% de la masse salariale. Elles sont une « compensation aux contraintes et sujétions de la condition militaire, dont une partie varie en fonction de l’engagement des forces  qui ont permis de rattraper, alors que ce n’est pas leur objet, le niveau moyen de rémunération des autres catégories équivalentes » ((Cité par Jean-Claude Allard, dans son article intitulé : « Perspectives larges sur le plan social dans les armées » )) 

Les militaires, on le sait, sont tenus à une disponibilité difficilement comparable aux astreintes qui touchent la plupart des autres professions ; en cas d’opération armée leur engagement est total dans des conditions physiques et morales la plupart du temps extrêmes. Et pourtant aucune des indemnités versées en opérations, ni d’ailleurs au cours des astreintes d’entraînement ou de service au quartier, n’est à la hauteur de celles attribuées aux professions civiles de la fonction publique.

Pour ne citer que quelques exemples, le régime de compensation des RTT est payé au taux forfaitaire de 680 € pour huit jours ce qui correspond en moyenne à 10,625 € de l’heure alors que le fonctionnaire civil est indemnisé à 15,92 € de l’heure et le policier à 26 €. Quant à l’indemnité de service en campagne, elle n’est versée qu’à partir de 36 heures passées hors de la garnison alors qu’il serait normal de la payer dès la première heure sur une base horaire et non plus forfaitaire, comme c’est le cas aujourd’hui, qui plus est à un taux anormalement bas.

Quand le militaire est en opérations sa solde est augmentée de 150%. Si on devait calculer une indemnité compensatoire au taux horaire, considérant que le soldat est 24 heures sur 24 à la disposition de son employeur, soit 720 heures par mois, sa solde en opérations serait plus de cinq fois supérieure à celle qu’il perçoit en base arrière. Une comparaison avec la rémunération des ouvriers des plates-formes pétrolières en Mer du Nord, qui ne travaillent en général que 15 jours par mois, serait révélatrice.

Aucun militaire ne fait ces calculs jugés inconvenants et c’est dommage. Mais ayons au moins la pudeur de ne pas expliquer à longueur de réunions, à l’hôtel de Brienne, à Bercy et dans le rapport de la Cour des Comptes que les primes des militaires, en réalité maigres compensations au regard du poids de l’astreinte et des risques encourus, de surcroît non comptabilisées pour la retraite, sont excessives ou trop nombreuses. Ce qui au demeurant mériterait d’être reconsidéré puisque les 174 primes des militaires ne représentent que 9,6% des 1800 primes de la fonction publique. ((Jean-Claude Allard ))

Enfin, en plus de fustiger le poids de la masse salariale et l’enchevêtrement des primes trop nombreuses, les critiques de la gestion des ressources humaines des armées répètent à l’envi que le haut de la pyramide est hypertrophié. Mais on s’aperçoit que cette assertion  est fausse dès qu’on s’intéresse aux grands agrégats. Plus encore, l’impression très inconfortable finit par se dégager que les militaires sont l’objet d’une obsession de réformes et de réductions tous azimuts qui ne touchent pas les autres secteurs de la fonction publique avec le même mordant et la même détermination.

Si on examine les agrégats de rémunérations, le projet de loi de finance 2013 révèle que la masse salariale totale de la fonction publique hors pensions s’élève à 80,6 Mds d’€ pour 1,9 millions d’emplois autorisés, au sein de laquelle seulement 7,7 Mds d’€ soit 9,5 % sont consacrés aux soldes des 222 215 militaires qui représentent  pourtant 11,7% des effectifs. ((ibid))

Quant aux effectifs au sommet de la pyramide, les militaires sont très en retard puisque les personnels de catégorie A représentent 56,3% des fonctionnaires civils, tandis que chez les militaires ils ne sont que 13,2%. La fable malveillante du nombre excessif de généraux en activité ne tient pas non plus, puisque ramenés à la population totale des militaires ils ne représentent que 0,41 %, alors que les agents civils de grade équivalent représentent 5,1% de la fonction publique civile d’état. ((ibid))

Le Chef d’Etat-major de l’Armée de Terre, la plus nombreuse et la plus directement touchée par la tourmente de réformes qui frappe les armées depuis 5 ans, vient d’ailleurs de réagir devant la Commission de la Défense Nationale de l’Assemblée Nationale en s’inscrivant en faux à la fois contre les accusations de dérive de sa masse salariale et celles qui pointent du doigt l’hypertrophie du sommet de la hiérarchie.

De tout ceci  surnage l’impression que les armées françaises et les militaires sont les cibles d’une maltraitance particulière exclusivement destinée à ponctionner un budget déjà très fortement malmené. Au point que l’effort de défense déjà divisé par deux  est aujourd’hui engagé sur la pente qui le conduira à moins de 1,3% du PIB, alors que lors du récent vote de la LPM au sénat, le 21 octobre dernier, le sénateur Jean-Louis Carrère, président de la commission des AE et de la défense avait lui-même indiqué que la part idéale du PIB pour la défense devrait être d’au moins 2%.

En réalité pour continuer les ponctions sur le budget de la défense tous les moyens sont bons. Il y eut d’abord le Livre Blanc, dont une des tendances fut de minimiser certaines menaces pour justifier les coupes, puis vint l’ajustement à la baisse des ambitions capacitaires. Voilà aujourd’hui le rapport de  la Cour des Comptes accusant l’Etat-major des Armées de mauvaise gestion. Il arrive à point nommé.

Prétextant une masse salariale excessive, pourtant en proportion bien moindre que celle du reste des fonctionnaires et dénonçant l’abondance de primes alors que celles de la fonction publique sont 10 fois plus nombreuses, il justifie ainsi la mise sous le contrôle presque direct de Bercy des ressources humaines de la défense.

La voie est désormais libre pour de nouvelles ponctions dans les effectifs et les finances de la défense de la France. Cette fois on touchera non seulement aux effectifs, mais également aux rémunérations et aux perspectives de carrière. Autant de mesures qui auront des effets à long terme sur les capacités de recrutement et la qualité des forces. Quelle sera en effet l’attractivité d’une vocation « par essence dangereuse, mais étriquée dans ses perspectives » ((ibid)) et dont les contraintes sont très insuffisamment compensées.

 

Pour les sentinelles, François Torrès, Pierre Dominique d’Ornano, Marc Allamand, Christian Martin

 6 novembre 2013

 

 


 

 

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