En 1998, affecté à un contrat qui se trouve au coeur de l’affaire franco-pakistanaise, André Rigault se serait tué. La justice refuse de transmettre le dossier à son épouse.
Encore une défaite. Encore un non. Encore un refus. Jeudi, le tribunal de grande instance de Paris a refusé d’obliger l’Etat à transmettre à Annick Le Saux, veuve d’un ingénieur de la Direction des constructions navales (DCN) d’Indret, près de Nantes, le dossier de son mari, classé secret-défense.
André Rigault, retrouvé mort sur son lieu de travail le 12 janvier 1998, était affecté sur l’un des contrats qui se retrouve aujourd’hui au coeur du volet financier de l’affaire Karachi. Avec celui de Akim Rouichi, c’est l’un des deux suicides suspects de ce dossier judiciaire.
« En refusant de transmettre ces documents secret-défense, qui auraient pu éclairer les conditions dans lesquelles André Rigault est mort, les juges n’ont pas voulu trancher », a réagi Emmanuel Ludot, l’avocat d’Annick Le Saux, qui tente depuis quatorze ans de prouver que son mari « a été suicidé ». « Nous allons maintenant déposer plainte au Pakistan, c’est la dernière chance qu’il nous reste », poursuit l’avocat.
Argent. La dernière chance de remettre en cause la thèse officielle, la seule qui existe aujourd’hui pour la justice française, à savoir qu’André Rigault, 42 ans, est mort d’un suicide par pendaison.
« Je sais qu’André ne s’est pas suicidé, lance en préambule non négociable Annick Le Saux. Je l’ai su dès le 12 janvier, jour de sa mort. » Ce jour-là, s’inquiétant de ne pas voir revenir son matheux de mari à la maison, tête en l’air capable de partir travailler avec deux chaussures différentes, Annick appelle à l’arsenal. Il est 21 h 30. Sur place, on lui répond, sans plus de détails ni de précautions : « Monsieur Rigault est mort. »
Les gendarmes chargés de la sécurité du site militaire ajoutent simplement qu’ils vont venir à son domicile lui détailler la situation. Ils expliquent tard dans la nuit à Annick que l’ingénieur a été retrouvé sur le sol, une corde de chanvre autour du cou. Un autre bout de la corde, qui ce serait donc rompue sous le poids, pendant 10 mètres plus haut. Elle pourra voir le corps que le lendemain. La thèse du suicide est retenue et l’affaire classée. Depuis, Annick Le Saux ne cesse de questionner chaque minute de ses 24 heures dramatiques. Car rien dans leur vie, du moins en apparence, ne laissait présager cette fin dramatique. Le couple venait de s’installer avec son fils de 14 ans dans une maison à retaper. Ils avaient des projets. La veille de sa mort, André travaillait sur les modèles mathématiques des moteurs sous-marins. Et semblait aller bien. « Que s’est-il passé ce 12 janvier ?, ne cesse de questionner Annick Le Saux. A-t-il refusé d’obéir à un ordre ? A-t-il eu certaines informations relatives au contrat de vente de sous-marin AGOSTA ? »
Ce contrat est soupçonné aujourd’hui par la justice française d’avoir donné lieu à des versements rétrocomissions, des sommes illégales prélevées sur les commissions légales. Cet argent aurait ensuite financé des politiques françaises, dont Edouard Balladur pour sa campagne de 1995. André Rigault, en tant qu’ingénieur, aurait-il pu avoir des informations sur ces sommes ? Annick Le Saux, entendue cet hiver par les enquêteurs en charge du volet financier de l’affaire Karachi, ne sait pas. « Parfois, on me demande si André ne m’avait pas parlé de quelque chose, soupire-t-elle. Mais on ne parle pas de travail à la maison avec quelqu’un qui fait des maths… Un jour, je lui ai demandé ce que signifiait ‘pi’. Il m’a répondu, ‘pi’ est transcendant. »
Pour elle, la scène du suicide qu’on lui aurait décrite ne colle pas. Première incongruité : les affaires de son mari retrouvées pliées, lui qui ne rangeait rien. Les gendarmes évoquent ensuite une mallette remplie de documents. On ne restituera à Annick Le Saux qu’une mallette vide. Certains témoins évoquent un cadavre en bleu de travail. D’autres parlent d’André en tenue de ville. Mais c’est l’état du corps qui questionne le plus sa veuve. « Quand j’ai vu André le lendemain de sa mort à la morgue, il avait l’air de dormir, son visage était paisible, se souvient Annick, les traits soudain tirés par la tristesse. Je suis allée voir par la suite des médecins légistes qui m’ont expliqué que les gens morts de la pendaison avaient des séquelles. »
« Faille ». Aucune autopsie ne viendra jamais clore ces doutes. Malgré la demande faite par le médecin venu constaté le décès de l’ingénieur, elle ne sera pas effectué. Le corps a ensuite été donné à la science, comme le souhaitait le défunt. Sans corps, sans témoin, l’enquête pénal ouverte pour meurtre débouchera sur un non-lieu en 2002. « Aujourd’hui, je ne suis plus désemparée mais patiente. J’attend la faille. Je connais suffisamment l’administration pour savoir qu’il n’existe pas de procédure parfaite. Quand on veut quelque chose, on finit toujours par l’obtenir. » Pour Annick Le Saux c’est une autre phrase non négociable.
Repères
1995 Signature entre la France et le Pakistan du contrat Agosta (sous-marins) pour 826 millions d’euros.
Août 1995 Akim Rouichi est retrouvé pendu.
8 Mai 2002 Attentat de Karachi, qui cause la mort de 11 français employés de la DCN.
Septembre 2010 Ouverture d’une information judiciaire au pôle financier de Paris, notamment pour corruption.
Deux enquêtes
Deux instructions coexistent. L’une est menée par Renaud Van Ruymbeke, qui se penche sur deux gros contrats d’armement (Agosta et Sawary-II) signés en 1995. Il tente de déterminer si ces signatures n’ont pas donné lieu au versement de commissions puis de rétrocomissions. En clair, si une partie de cet argent n’est pas revenue illégalement en France pour financer des hommes politiques, dont Balladur pour sa campagne présidentielle en 1995.
Le juge anti-terroriste Marc Trévidic enquête, lui, sur l’attentat de 2002, qui a cause la mort de 11 français. Il pourrait avoir été commis en représailles après l’arrêt du versement des commissions par la France.
La piste de Daniel Pearl
Le juge Trévidic s’intéresse aujourd’hui à des revendications liées à des contrats financiers reçus par les américains avant la mort du journaliste Daniel Pearl, assassiné au Pakistan en 2002. L’attentat de Karachi pourrait suivre le même schéma et être lié à l’arrêt du versement des commissions en marge du contrat Agosta.
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Les rétrocomissions désignent le fait, pour un vendeur, de verser à un intermédiaire une commission plus importante que de mandée pour récupérer ensuite une partie de la somme. Elles peuvent servir à financer des politiques. Elles sont illégales alors que les commissions, jusqu’en 2000, étaient autorisées.
Source : Libération du lundi 16 juillet 2012