« Il est bon qu’une nation soit assez forte de tradition et d’honneur pour trouver le courage de dénoncer ses propres erreurs. Mais elle ne doit pas oublier les raisons qu’elle peut avoir encore de s’estimer elle-même. »
Albert Camus,
Chroniques algériennes 1939- 1958.
INTRODUCTION
Transmettre : cette fonction sociale essentielle semble plus difficile à remplir qu’autrefois, dans un monde marqué par la valorisation de l’individu et la contemplation du présent. Pourtant qu’il s’agisse de biens matériels, d’institutions publiques, de valeurs, de souvenirs, la question de l’héritage se retrouve au centre des grands débats contemporains.
L’allongement de la durée de la vie, l’affirmation des libertés individuelles, l’encouragement très légitime à entreprendre et à innover ont estompé le sentiment de continuité, de solidarité avec les anciennes générations, au point que les historiens parlent couramment de « fracture temporelle », de « fracture historique », pour évoquer la coupure radicale qui s’est opérée entre les vivants et les morts.
Outre cette « déprise de l’au-delà » qui, selon l’historien Jean-Pierre Rioux, nous distingue profondément de nos ancêtres, le recul des humanités classiques traduit la tendance contemporaine à vouloir créer plutôt qu’hériter et transmettre. Les anciennes élites apprenaient le latin et le grec, dont le français ne leur semblait que le tardif aboutissement. Elles s’appropriaient l’histoire ancienne, y compris dans sa dimension mythologique, au point de juger volontiers les événements qu’elles vivaient à l’aune de réminiscences antiques : on disait à Robespierre qu’il y avait encore des Brutus, les républicains citaient en exemple Cincinnatus et dénonçaient le « césarisme » des Bonaparte. Les termes mêmes de « république », « consulat », « empire », jetaient des ponts entre anciens et modernes.
Notre société, au contraire, se vit au présent, tournée vers un futur proche que tous les efforts tendent à rendre meilleur. Le paradoxe, c’est que l’individu moderne n’en continue pas moins d’avoir l’obsession du passé : s’il a perdu le sentiment d’un continuum sur longue période, il recherche toutefois des racines et des raisons d’agir. C’est pourquoi son attention se concentre plutôt sur l’histoire récente, l’histoire contemporaine, dont il découvre la grande richesse et la complexité. Car les sources abondent : au contraire de l’histoire ancienne qui n’a laissé qu’une quantité limitée de vestiges et de documents, l’histoire contemporaine se caractérise par la profusion des traces. La démocratisation de l’écriture a eu pour effet de multiplier les récits et les points de vue. L’apparition de la photographie, puis des documents audiovisuels nous permet de voir et d’entendre les plus modestes acteurs du dernier siècle. Enfin, le témoignage des survivants offre un champ immense à l’investigation des historiens, mais aussi de tous ceux qui, écrivains, journalistes, pédagogues, folkloristes, généalogistes, se mettent en quête d’une mémoire particulière.
Cette mémoire des survivants peut constituer un facteur de communion au sein d’un groupe soudé par une expérience spécifique, mais le récit s’évanouirait avec l’extinction des narrateurs s’il n’y avait pas transmission aux nouvelles générations. Cette transmission peut demeurer mémorielle, au sein de groupes sociaux éventuellement renforcés par un réseau associatif. Elle peut passer par le truchement de l’historien, le souvenir devenant alors un objet d’étude qu’un travail méthodique d’analyse tâche de dépassionner. La transmission, enfin, peut être relayée par l’engagement de la puissance publique, décidant de commémorer, d’honorer, d’immortaliser un personnage ou un événement du passé.
Au fil des auditions de notre mission, il est apparu clairement que nul ne contestait la légitimité des pouvoirs publics à intervenir en matière mémorielle. Pour Pierre Nora, « la gestion du registre symbolique revient au politique ». Des plaques de rue de nos communes aux plus notables cérémonies publiques, l’action des élus locaux et nationaux est ancienne et acceptée, au point que les sollicitations ne manquent pas, venant des groupes qui se sentent oubliés dans les hommages publics.
Ce sont bien plutôt les voies et moyens de l’initiative mémorielle qui sont en débat aujourd’hui. Qui doit décider de ce qu’il faut commémorer, de ce qu’il faudrait oublier ? Où commence et où s’arrête le « devoir de mémoire » ? Ces questions ont été posées explicitement lorsque le Président de la République a envisagé que chaque classe de CM2 assure le parrainage d’un enfant victime de la Shoah. Le débat a été amorcé dans la société, mais guère dans les assemblées parlementaires, ce qui posait une autre question essentielle : quelle est la place du Parlement et singulièrement de la loi dans le domaine de l’histoire et de la transmission de la mémoire ?
C’est pour répondre à l’ensemble de ces interrogations qu’il était utile que l’Assemblée nationale engage une réflexion globale sur les questions mémorielles en créant une mission d’information pluraliste. A partir des auditions et tables rondes organisées depuis avril 2008, le présent rapport s’efforce d’analyser les rapports parfois compliqués qu’entretient notre nation avec son passé, avant de dessiner les contours d’une politique susceptible de rassembler les Français autour d’une mémoire partagée.
Bernard Accoyer
Président-Rapporteur
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Source: Assemblée Nationale