Le harcèlement sexuel face au vide juridique (Par Yannick LUCE – Avocat)

Depuis la question prioritaire de constitutionnalité (QPC) posée par un justiciable, le Conseil constitutionnel a, dans sa décision du 4 mai 2012, décidé d’abroger l’article 222-33 du Code pénal définissant le délit de harcèlement sexuel.

La réforme constitutionnelle de 2008 a en effet offert le droit de saisir le Conseil constitutionnel lorsqu’au cours d’une instance, un requérant soutient qu’une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés que la constitution est censée garantir.

Avant d’être supprimé définitivement du Code pénal, cet article 222-33 qui datait d’une loi de 1992 incriminant le harcèlement était défini comme : « Le fait de harceler autrui dans le but d’obtenir des faveurs de nature sexuelle ». Cette dernière avait déjà été modifiée à deux reprises en 1998 (1) puis 2002 (2) conférant à l’article 222-33 un ton quelque peu ambigu.

La modification de 2002 fut la plus significative, puisque les éléments constitutifs de l’infraction ont été supprimés. Ces changements ont bien élargi le champ d’application de l’infraction –à la grande satisfaction des victimes-, néanmoins la loi est devenue dangereusement imprécise.

Poursuivi du chef de harcèlement sexuel un justiciable décida alors de soulever une QPC, en invoquant l’argument selon lequel l’article 222-33 du Code Pénal méconnait les principes de légalité des délits et des peines, ainsi que les principes de clarté et de précision de la loi, de prévisibilité juridique et de sécurité juridique, car la loi ne définit pas précisément les éléments constitutifs des délits.

Cette situation juridique a été rendue possible car le principe de légalité des délits et des peines est un principe fondamental, trouvant son origine dans la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789 aux articles 5, 7 mais surtout l’article 8 qui dispose que « la loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment nécessaires, et nul ne peut être puni qu’en vertu d’une loi établie et promulguée antérieurement au délit et légalement appliqué ».

Le principe de légalité a aujourd’hui une valeur à la fois constitutionnelle et législative. Ainsi l’article article 111-3 du Code Pénal dispose que : « Nul ne peut être puni pour un crime ou pour un délit dont les éléments ne sont pas définis par la loi ».Ce principe signifie en droit pénal qu’un texte est exigé pour définir en des termes généraux et par avance l’incrimination et la sanction encourue.

Ainsi, depuis 1993, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) exige qu’une infraction soit clairement définie par la loi : « Condition qui se trouve remplie lorsque l’individu peut savoir (…) quels actes et omissions engagent la responsabilité pénale » (3).

Ce principe a également été rappelé par le Conseil constitutionnel en 1981 : le législateur se doit « de définir les infractions en des termes suffisamment clairs et précis pour exclure l’arbitraire » (4). Il est dès lors possible d’après la Cour européenne des droits de l’homme d’écarter une disposition législative trop générale, et par conséquent imprécise.

L’autre question posée par la suppression de l’article 222-33 est la suivante: en principe l’abrogation ne peut avoir d’effet rétroactif, et ne peut porter que sur des situations futures. Or, la déclaration d’inconstitutionnalité doit bénéficier à l’auteur de la QPC, donc l’abrogation d’une loi en réponse à une QPC peut être rétroactive.

En vertu de l’article 625 de la Constitution, le Conseil constitutionnel détient le pouvoir de fixer la date de l’abrogation, de rapporter dans le temps ses effets. Dans cette situation précise, le Conseil constitutionnel a décidé que l’abrogation de la loi sur le harcèlement sexuel aurait un caractère rétroactif et pourrait être applicable immédiatement à la date de la décision, et ce à toutes les affaires en cours non jugées définitivement.

Le législateur doit désormais entièrement redéfinir le harcèlement sexuel pour palier le vide juridique découlant de cette décision. Pour y parvenir, il devrait vraisemblablement s’inspirer de la directive européenne sur le sujet.

Ce texte définit le harcèlement sexuel comme « la situation dans laquelle un comportement non désiré à connotation sexuelle, s’exprimant physiquement (…), survient avec pour objet ou effet de porter atteinte à la dignité d’une personne et, en particulier, de créer un environnement intimidant, hostile, dégradant, humiliant ou offensant ».

Cependant, ce texte ne fait pas encore l’unanimité et laisse de nombreuses zones d’ombres.

Deux questions majeures subsistent : premièrement, à qui reviendra la charge de la preuve ?

Et deuxièmement, la notion de harcèlement supposera-t-elle qu’il y ait répétition ?

Le texte ne mentionne pas dans un premier temps la nécessité ou non d’une répétition d’événements pour que l’infraction soit qualifiée. D’un côté les uns affirment que «le harcèlement va forcément de pair avec l’idée de répétition ».

Mais pour d’autres, la répétition n’est pas forcément nécessaire, et ils appuient leur argument sur un exemple pertinent : le cas d’un entretien d’embauche qui serait conditionné par l’acceptation de faveurs sexuelles pour obtenir le poste. En effet, cet évènement ne nécessite pas forcément une répétition pour être considéré comme du harcèlement sexuel.

Le texte ne permet pas non plus de savoir à qui incombe la charge de la preuve. Le principe qui régit le droit pénal est que la preuve revient toujours à l’accusation : à la victime dans un premier temps, puis au procureur de la République.

Le débat sur ce sujet est tout aussi houleux : tandis que certains affirment qu’il faut respecter ce grand principe de droit pénal, d’autres prônent un partage de la charge de la preuve, comme en matière de harcèlement moral (compte tenu de la très grande difficulté qu’ont les victimes à prouver ce qu’elles ont enduré).

Troisième point à définir : la peine encourue devra t’elle s’élever à 1 an ou à 3 ans ? Une peine de 3 ans équivaudrait à un alignement de la peine prévue pour le délit de harcèlement sexuel sur les peines prévues pour les violences conjugales.

Face au vide juridique créé par le Conseil constitutionnel, par sa décision du 4 mai 2012, le monde juridique tente de réagir le plus rapidement possible. Le 10 mai 2012, le ministère de la justice a publié une circulaire (6) indiquant aux Procureurs de la République la démarche à suivre dans le but de requalifier des faits initialement qualifiés de harcèlement sexuel (en harcèlement moral par exemple).

La circulaire rappelle aussi que le harcèlement sexuel constitue encore une infraction au regard du Code du travail et qu’il est donc toujours possible d’être condamné pour ce motif malgré la disparition du délit de harcèlement sexuel dans le Code pénal.

Les premières personnes touchées par la disparition de l’article sont les victimes elles mêmes. Aujourd’hui elles se retrouvent dans une situation de désarroi après tant d’années de souffrances, de larmes et de combats avec la justice. Ces femmes sont en colère et se sentent une nouvelle fois humiliées. Elles le savent : tout est à refaire. Si le dossier le permet la plainte pourra être requalifiée, le cas échéant une nouvelle plainte devra être déposée.

Les associations féministes sont inondées de témoignages de femmes plongées dans une détresse profonde. « Que vais-je faire maintenant ? J’ai tout perdu. Mon harceleur se pavane, il doit bien s’amuser avec ses amis, c’est horrible » se confie une plaignante sur le site de l’association européenne contre les violences faites aux femmes au travail (7).

La loi qui sera votée à la rentrée prochaine ne pourra pas bénéficier aux femmes ayant déjà porté plainte du fait du principe de non rétroactivité. Une loi nouvelle s’applique qu’à des situations futures et non passées.

Pour autant, aussi précise que puisse être la future loi, la question demeure encore de savoir si celle-ci permettra d’effacer un traumatisme qui lui, s’avère être indélébile.

-1 Loi n° 98-468 du 17 juin 1998 concernant la prévention et la répression des infractions sexuelles ainsi qu’à la protection des mineurs.

-2 Loi n° 2002-73 du 17 janvier 2002 de modernisation sociale.

-3 CEDH 25 mai 1993 Kokkinakis c/Grèce.

-4 Jurisprudence constante du Conseil Constitutionnel, extrait de la décision n° 80-127 DC du 20 janvier 1981.

-5 Article 62 de la constitution : « Une disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l’article 61 ne peut être promulguée ni mise en application. Une disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l’article 61-1 est abrogée à compter de la publication de la décision du Conseil constitutionnel ou d’une date ultérieure fixée par cette décision.

Le Conseil constitutionnel détermine les conditions et limites dans lesquelles les effets que la disposition a produits sont susceptibles d’être remis en cause. Les décisions du Conseil constitutionnel ne sont susceptibles d’aucun recours. Elles s’imposent aux pouvoirs publics et à toutes les autorités administratives et juridictionnelles.»

-6 Circ. CRIM-AP 10-780-D2 du 10 mai 2012.

-7 Extrait de l’article « sans droits ni loi » publié par le journal Le Monde le 09.06.2012.

Maître Yannick LUCE

Avocate au Barreau de Paris

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