Paris le 12 juin 2012
La récente décision de la chambre criminelle de la cour de cassation concernant le combat d’Uzbin renforce un sentiment d’incompréhension réciproque tout en posant les bases d’une grave interrogation sur l’exercice du chef au combat et, à aller plus loin, sur l’art de la guerre.
Mais reprenons ici le résumé d’une affaire exceptionnelle, suite à un combat en Afghanistan : « La Cour d’appel de Paris avait autorisé la désignation d’un juge d’instruction et l’ouverture d’une enquête judicaire pour « homicides involontaires » sur la mort de dix parachutistes Français lors de l’embuscade d’Uzbin, en aout 2008. Début mai, la Cour de cassation a rejeté le pourvoi du parquet général de la Cour d’appel de Paris contre cette décision. L’information judiciaire ouverte pour homicides involontaires va donc se poursuivre et il s’agira de déterminer les éventuelles fautes et responsabilités. »
Au risque de me tromper en caractérisant cette décision j’ai le sentiment que le principe de précaution devrait alors s’imposer au chef en opérations. Bien sûr si tel ou tel distingué juriste estime que je m’égare je lui répondrais que l’exposé des motifs ne donne pas plus de précisions en sens contraire. Quelle est cette évolution du droit qui permet ainsi une enquête judiciaire pour homicides involontaires à l’issue d’un combat ? Quelles sont les raisons d’une telle évolution ?
Des juges « montent » donc en première ligne pour enquêter sur les circonstances d’un combat? Que cherchent-ils : « maladresse, imprudence, inattention, négligence, manquement à une obligation de sécurité ou de prudence imposée par la loi ou le règlement ayant causé directement ou
indirectement la mort de soldats Français ». Que veulent-ils comprendre ? La préparation matérielle, physique, morale ? La recherche du renseignement, l’adéquation des moyens, la chaîne de commandement ? Les ressorts des chefs au combat ? Ceux des Français et ceux d’en face ? Ah non, bien sûr, pas ceux d’en face ! Cela aussi ne s’est jamais fait !? Il y a quelque chose d’absurde à poursuivre mais pourtant c’est bien cette orientation qui paraît autorisée.
Le plus grave se profile déjà. Le principe de précaution, s’il est appliqué par les chefs militaires, tue la prise de risques or celle-ci est consubstantielle à l’action de combat. Avec le principe de précaution ces juges veulent-ils cantonner le politique et le militaire à la « ligne Maginot » ? Fini le principe de l’offensive qu’elle soit stratégique ou tactique. Qu’il s’applique sur terre, sur mer ou dans l’espace aérien. Qu’en serait-il aussi du concept de dissuasion ?
L’incompréhension serait grave entre le chef au combat et le juge si on continue dans cette voie. Le premier respecte la mission qui lui est fixée, au plus haut par le Président-chef des armées, au contact par son chef direct. Il agit pour le bien du service, l’exécution des règlements militaires,
l’observation des lois et le succès des armes de la France, encadré par un code éthique qu’il tient de sa formation. De son côté ce juge d’instruction ne considèrerait-il pas les soldats tombés au combat que comme des victimes « d’homicides involontaires » ? Étonnante opposition entre cette vision de victimes et l’appellation « Morts pour la France » !
Je pense aux jeunes officiers qui ont, à leur niveau, à décider pendant le combat, ils ne comprennent pas plus que moi, mais hélas sont confrontés à cette évolution du droit qui pourrait les désarmer si elle se confirmait. « La judiciarisation, qu’elle soit nationale ou internationale, quand elle est
excessive, mal comprise, met en péril notre efficacité opérationnelle », a récemment déclaré l’amiral Guillaud, chef d’état-major des armées lors de la dernière cérémonie des voeux au x armées. C’est parfaitement clair et très grave.
Le Législateur de 2012 doit absolument, et sans tarder, se poser la question de savoir si la justice dispose des bons instruments pour juger des actions de guerre, lors des opérations extérieures actuellement, et quelles sont celles d’entre elles qui relèvent de son périmètre. Ce qui relève du
Chef militaire, comme Joffre a su le faire en « limogeant » des responsables avec l’accord de son ministre en août 1914, et ce qui relève du Juge. A ne pas le faire, il affaiblirait durablement et profondément la capacité de la France à faire face aux menaces multiples et à se défendre en usant
de toutes les stratégies et tactiques nécessaires. Au contraire, dans sa sagesse, le Législateur pourrait concilier, là où il le faut et quand ceci s’impose, l’art de la guerre et l’esprit de justice.
Le Président n’a-t-il pas déclaré dans son message aux armées le 15 mai : « Nos militaires, qui assurent la protection de la nation méritent en retour que la nation les protège, notamment d’une judiciarisation inutile de leur action ». Le ministre de la défense a annoncé la création à l’été d’une mission sur ce sujet.
Les élus de la nation doivent aussi s’intéresser à ce sujet de fond.
Enfin je salue la mémoire des trois sous-officiers et du soldat qui viennent de tomber le 9 juin en Kapisa, suite à une attaque abjecte, dans l’accomplissement de leur mission.
Général de corps d’armée (2s) Dominique Delort
Lire aussi :
Reprise d’un article publié fin juin 2011: Les dîners du CEMAT : la judiciarisation. (Par Jacques BESSY, président de l’Adefdromil)
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Un juge autorisé à enquêter sur l’embuscade qui a tué 10 soldats en Afghanistan
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Mourir en Afghanistan : Piège des insurgés ou bêtise des chefs ? (Par Jacques BESSY, président de l’Adefdromil) (Actualisé)