Le 23 septembre 2008, le Général d’armée Georgelin s’est exprimé devant les élèves de l’Ecole Nationale d’Administration (ENA)
« Monsieur le directeur,
Mesdames et messieurs,
C’est avec beaucoup de plaisir que je m’adresse ce matin aux futurs grands serviteurs de l’Etat que vous allez être.
Je suis conscient que seul un petit nombre d’entre vous exercera directement son activité dans le domaine de la défense ou des affaires stratégiques. Mais comme nous le disait Sun Tzu il y a 2 500 ans, la guerre, » province de la vie et de la mort « , est une préoccupation sérieuse pour un Etat. Elle nécessite une étude approfondie à laquelle ne peuvent se soustraire les responsables de l’Etat que vous serez.
Faire référence à la guerre peut vous surprendre, tant aujourd’hui ce mot heurte nos consciences d’Européens habitués à vivre dans des démocraties prospères, au sein de cet îlot de paix qu’est devenue l’Union européenne. Je considère pourtant que le risque d’affrontement armé demeure une réalité et que refuser d’en admettre la possibilité contribue déjà nous rendre plus vulnérables aux malheurs qui pourraient en découler.
Dans la guerre du Péloponnèse, Thucydide met dans la bouche de Périclès cette formule saisissante qu’il convient de méditer : » il n’y a pas de bonheur sans liberté et il n’y a pas de liberté sans courage « .
Avant de revenir sur ce courage, je souhaite tout d’abord vous présenter notre outil défense, tel qu’il apparaît à l’aube de réformes importantes. Je vous livrerai ensuite quelques éclairages sur notre stratégie militaire.
Mais je veux surtout évoquer avec vous cette réalité de la guerre dont notre pays vient subitement de reprendre conscience. Elle appelle une réflexion sur les vertus de courage et le sens des responsabilités qui, j’en suis persuadé, vous intéresse et vous concerne au plus haut point.
I. Les réformes en cours.
Les armées françaises sont engagées dans deux réformes de grande ampleur qui façonneront durablement notre outil de défense.
La première de ces réformes est d’ordre stratégique : elle s’incarne dans le nouveau Livre Blanc qui prend acte de ce phénomène majeur qu’est la mondialisation ;
Comme vous le savez, les décisions qui en découlent sont intervenues au terme d’un débat approfondi, rendu nécessaire par l’évolution de notre environnement stratégique.
Sans que nous en ayons immédiatement pris conscience, nous avons refermé, avec la disparition du Pacte de Varsovie, une parenthèse vieille de deux siècles ; parenthèse durant laquelle notre représentation des rapports de force a été dominée par le spectre de la guerre totale et de l’affrontement entre les nations. C’est cette représentation qui a contribué à façonner l’outil militaire dont nous héritons encore aujourd’hui.
Les réalités auxquelles nous sommes confrontés sont désormais de tout autre nature :
– un nouveau système de relations entre les Etats est en train de se mettre en place dont nous devions tirer les conséquences ;
– l’efficacité militaire est aujourd’hui questionnée ;
– les menaces auxquelles nous sommes confrontés tendent à estomper la séparation qui pouvait exister entre sécurité intérieure et sécurité extérieure ;
– enfin, nous devons tirer toutes les conséquences de la dimension multinationale croissante de nos engagements et de la double ambition à la fois européenne, mais aussi atlantique de notre pays.
C’est l’ensemble de ces réflexions qui a amené le Président de la République à nous définir un nouveau contrat opérationnel.
La deuxième réforme qui va structurer de façon durable notre outil de défense est naturellement liée à la revue générale des politiques publiques.
A l’égal des autres ministères, nous sommes engagés dans un effort de rationalisation de nos modes de fonctionnement et de notre administration générale.
Les années qui sont face à nous seront, nous le savons, difficiles.
– Dans un contexte financier contraint, nous serons amenés à conduire une manœuvre des effectifs et une manœuvre budgétaire qui seront particulièrement délicates.
– Parallèlement, nous devrons provoquer et accompagner un changement profond de nos modes de fonctionnement qui concernera toutes les armées et tous les échelons de la hiérarchie.
– Enfin, cette réforme va entraîner une redistribution des compétences au profit de l’état-major des armées.
Les armées sont préparées à affronter une telle réforme, car en réalité, nous sommes engagés dans une logique permanente d’adaptation depuis le début des années 1990 :
– d’un point de vue politique, nous savons qu’une armée n’existe pas pour elle-même, mais au service des concitoyens et en réponse aux objectifs définis par les responsables de l’Etat ;
– d’un point de vue historique, nous savons que les armées n’ont jamais cessé de s’adapter à leur environnement stratégique. C’est d’ailleurs lorsque nous avons refusé de telles évolutions que nous avons connu nos plus grands revers.
Quelle sera dans ces conditions la physionomie de notre outil de défense dans les années à venir ?
Lorsqu’il y a un an le président de la commission du Livre Blanc m’a demandé de présenter notre stratégie militaire, j’ai souhaité le faire à travers une réflexion sur les trois grandes directions stratégiques dans lesquelles historiquement nos armées se sont engagées : la défense des frontières, les opérations extérieures et les interventions sur le territoire national.
Cette approche nous a permis de mettre en évidence ce que j’ai appelé notre » triangle stratégique » ; triangle à partir duquel se sont construits les différents modèles d’armée que nous avons pu connaître.
Je constate que les conclusions du Livre Blanc pérennisent et renforcent l’équilibre de ce triangle. Désormais, chacun de ses côtés contribue de façon proportionnée au succès de notre stratégie militaire, dont la finalité est de renforcer la liberté d’action de la France.
Aujourd’hui les éléments structurants de cette stratégie sont les notions d’autonomie et le choix que nous avons fait de rester une puissance militaire complète.
Notre autonomie stratégique repose sur deux piliers : une capacité autonome d’appréciation de situation et la capacité à faire face, de façon indépendante, à toute menace dirigée contre nos intérêts vitaux.
– Pouvoir apprécier de façon autonome une situation, c’est disposer des moyens de renseignement, des capacités de transmission de l’information, mais aussi de l’expertise intellectuelle qui permettent à l’autorité politique, ou aux chefs militaires, d’exercer en toute indépendance leur décision. Nous retrouvons l’ensemble de ces leviers dans cette nouvelle fonction stratégique qu’est la connaissance – anticipation ;
– Le deuxième pilier de notre autonomie stratégique repose naturellement sur notre dissuasion nucléaire, dont l’importance a été réaffirmée à plusieurs reprises par le Président de la République.
Elle s’appuie encore sur deux composantes, une composante océanique et une composante aéroportée. Elle demeure la garantie ultime de notre sécurité.
Le Livre Blanc a ensuite confirmé le choix que nous avons fait de rester une puissance militaire complète, ce qui nous permet de conserver notre capacité à nous engager sur nos trois grandes directions stratégiques :
– la première de ces directions vise à assurer la protection de nos concitoyens et de nos intérêts contre les menaces et les risques effectifs et immédiats.
Je pense au terrorisme, aux menaces d’intrusion dans notre espace aérien ou dans les eaux territoriales, à la protection de nos ressortissants, à l’insécurité qui peut régner sur nos routes maritimes, enfin, à l’éventualité de catastrophes naturelles ou écologiques.
L’accent porté sur cette direction constitue l’une des innovations majeures du livre blanc, puisqu’il appréhende de façon globale les questions de sécurité, sans les limiter aux seuls aspects militaires.
Ce domaine est par excellence celui où l’action de nos armées ne peut être envisagée indépendamment d’un cadre interministériel.
Naturellement, pour éviter toute confusion, je considère que cette recherche de synergie nécessite une claire définition du rôle et des limites dans l’emploi des outils dont dispose chaque ministère.
– J’en viens maintenant à notre deuxième direction stratégique. Elle vise à contribuer à la stabilité internationale en agissant contre les foyers de crise ou en prévenant leur embrasement.
Il s’agit des opérations extérieures, le plus souvent conduites dans un cadre multinational et qui s’imposent à la France en sa qualité de membre permanent du Conseil de Sécurité des Nations Unies.
– Enfin, notre troisième direction stratégique consiste toujours à faire face à une aggravation de la situation internationale mettant en jeu la sécurité de notre pays.
Il s’agit de pouvoir s’engager dans un conflit de grande envergure. Je précise qu’une telle intervention se ferait aux côtés de nos alliés, car nous n’imaginons plus aujourd’hui nous engager dans de tels conflits en dehors d’une coalition ou d’une alliance, tant pour des raisons de légitimité, que pour des raisons d’efficacité.
Cette capacité est indispensable. Elle nous permet de répondre à une surprise stratégique ; elle contribue aussi à renforcer notre crédibilité, vis-à-vis de nos alliés, et de nos adversaires potentiels.
Evoquer cette éventualité d’une guerre classique nous ramène à l’essence du métier militaire sur lequel je souhaite maintenant revenir.
Le 18 août dernier, en Afghanistan, la mort au combat de dix de nos soldats a brusquement rappelé à la nation la réalité de la guerre.
J’emploie le terme de guerre à dessein, dans la mesure où, pour nous militaires, lorsque des troupes sont engagées au feu face à un adversaire, elles conduisent ni plus ni moins que des actions de guerre. Je n’entre pas dans un débat constitutionnel ou juridique – je ne suis pas sans connaître naturellement l’article 35 révisé de notre constitution – je cherche simplement à ancrer notre réflexion sur la réalité des faits.
C’est de cette réalité que nous devons partir si nous voulons comprendre les conséquences qui en découlent, non seulement en termes de prise de décision, mais aussi en termes de gouvernance au sein de notre ministère.
Avant de parler de guerre, ou d’action de guerre, il me semble important d’en donner une définition.
A mon sens, la guerre, c’est un affrontement des volontés où chacun, par l’usage de la force, tente de » dicter sa loi à l’adversaire « . En cela, elle est un invariant de l’histoire des hommes et n’a jamais changé de nature.
En revanche, notre difficulté à en saisir l’essence est sans nul doute liée au fait que la perception que nous en avons est aujourd’hui brouillée, tout simplement parce que la guerre a déserté nos horizons intellectuels.
Je crois que les commentaires que nous avons pu entendre au lendemain de l’embuscade qui a coûté la vie à nos soldats prennent précisément racine dans ce constat.
Nous sortons d’une période d’inhibition ; période durant laquelle le recours à la force a souvent été assimilé à une sorte de faillite. C’est pourquoi nous avons tant entendu parler ces dernières années de » soldats de la paix « , de » french touch « , d’opérations de maintien de la paix.
Mais les réalités auxquelles nous sommes confrontés sont désormais très différentes. Nous sommes aujourd’hui face à des adversaires plus durs, des adversaires plus déterminés et surtout à des adversaires décidés à nous porter les coups les plus sévères.
Je crois que nous devons en tirer trois enseignements :- Nous devons tout d’abord reconnaître que ne choisissons pas notre adversaire, mais que c’est lui qui s’impose à nous.
Dans ces conditions, refuser l’affrontement, refuser d’entrer dans cette dialectique des volontés dont je vous parlais, c’est nous rendre plus vulnérables aux maux qui, tôt ou tard, pourraient nous frapper.
– Nous devons ensuite retrouver la finalité de l’emploi de la force.
L’action militaire reste fondamentalement un outil aux mains du politique. Elle vise à redonner à nos autorités une capacité d’action en modifiant, par l’usage d’une violence maîtrisée, les rapports de force qui, en un lieu donné, leur enlevait toute possibilité d’action.
A bas niveau, c’est ce que nous avons fait récemment lorsqu’il est apparu que la négociation devenait impossible avec les pirates somaliens. Mais, c’est aussi ce que nous faisons en Afghanistan, lorsque nous poursuivons notre effort destiné à enclencher le cercle vertueux de la sécurité et du développement.
– Nous devons enfin prendre conscience que le fait d’engager des militaires en opération comporte des risques ; risques qu’il convient d’assumer.
La vocation d’un militaire n’est pas de mourir. Mais, sa noblesse en revanche est d’accepter de tuer pour que d’autres ne soient pas tués ; de mourir pour que d’autres continuent à vivre.
Ce rapport à la force, qui demeure dérogatoire au regard des normes habituelles de nos sociétés, est aujourd’hui encore ce qui fonde la spécificité du métier militaire.
Au regard d’une telle spécificité, j’ai coutume de dire que le ministère de la défense est d’abord et avant tout le ministère des armées, car ce sont les opérations militaires qui en constituent la finalité première.
Il n’existe pas d’autre politique publique pour ce ministère que celle de faire en sorte que la nation dispose de l’outil militaire le plus efficace possible.
Il en découle à mon sens deux types de responsabilités.
La première nous engage à long terme. Elle vise à définir et à construire l’outil de défense et l’organisation que nous livrerons aux générations futures.
C’est une lourde responsabilité puisque le militaire est condamné à combattre avec les moyens dont il dispose au moment où l’adversaire se dévoile. Mais c’est une responsabilité différée et souvent anonyme. Car, au moment de l’engagement, moyens et organisations ont été conçus par des acteurs qui depuis longtemps sont appelés à d’autres horizons.
Or, comme le disait Paul Ricœur, » être responsable c’est répondre non pas à une question, mais à la demande de rendre des comptes « .
La deuxième responsabilité, sans nul doute la plus lourde, est de prendre la décision d’engager des hommes au combat, d’assumer les résultats obtenus sur le terrain et les pertes éventuelles.
Une telle responsabilité ne se partage pas. Elle est l’apanage du chef.
Pour autant, cette responsabilité n’a de sens que si la nation a le courage d’en accepter le prix ; courage qui, s’il ne va pas de soi, peut être éduqué. C’est sans nul doute l’une des tâches les plus importantes que vous aurez à accomplir aux différents postes de responsabilité qui seront les vôtres.
Voici, mesdames et messieurs, les quelques considérations que je souhaitais vous livrer avant de répondre à vos questions. »