Presse-Océan
Dossier extrait du journal Presse-Océan du samedi 19 janvier 2008 reproduit sur le site de l’Adefdromil avec l’autorisation de son auteur Dominique BLOYET que nous remercions.
Indret: il y a 10 ans, mort suspecte d’un ingénieur
André Rigault, un ingénieur civil de 42 ans, a été retrouvé mort en 1998 à la DCN d’Indret, sur son lieu de travail. Dix ans après sa mort, sa compagne cherche toujours à comprendre… même si la justice a très vite conclu au suicide.
Dix ans se sont écoulés. Au fil des mois et des années, Annick Le Saux a tout conservé. Les silences et les refus qui lui ont été opposés n’ont pas eu raison de sa patience. Elle veut toujours « comprendre ». Comprendre ce qui est arrivé à son compagnon, André Rigault, un ingénieur civil habilité « confidentiel défense » retrouvé mort dans le centre d’essais de la DCN d’Indret, le 12 janvier 1998. « Je crois que je ne baisserai jamais les bras », continue-t-elle de dire aujourd’hui. La justice a pourtant refermé bien depuis longtemps le dossier, classé en « suicide ». C’en est fini du pénal et de la sécurité sociale.
Aucune lettre
Pour eux, André Rigault s’est donné la mort, en se jetant d’un pont roulant. Il a été retrouvé mort, gisant au sol, une corde de chanvre autour du cou. Un autre bout pendait dix mètres plus haut. Sur la poutre du pont roulant, les gendarmes en poste permanent au sein de l’arsenal avaient découvert deux mégots de Gitanes, la veste de l’ingénieur soigneusement pliée, sa montre, son badge de pointage, ses papiers d’identité. Le tout, selon le rapport d’enquête, était « rangé méthodiquement, à égale distance ».
L’ingénieur, ce « professeur Nimbus », un matheux, une grosse tête, n’aurait laissé aucune lettre. Aucun message expliquant son geste à sa compagne et à son fils, alors âgé de 14 ans.
« Juste connaître la vérité »
« Pour eux, il s’était suicidé. Point ». Annick Le Saux y voit une « mise en scène », un « scénario bien huilé pour que l’Armée ne soit pas inquiétée ». Elle aurait aimé un peu plus d’explications. Mais elle a le sentiment de s’être heurtée « à un mur ». Elle peine à croire que son compagnon ait pu partir sans un mot.
Ils vivaient ensemble depuis 18 ans. Ils avaient un fils. André Rigault n’avait aucun souci de santé.
Et le jour de son décès, il aurait réglé ses déjeuners à l’arsenal pour la semaine. « Les gendarmes ont fouillé dans notre vie personnelle, mais dans sa vie professionnelle jamais », regrette-t-elle. à la maison, l’ingénieur ne parlait jamais de son travail. Mais Annick Le Saux reste « persuadée qu’il s’est passé quelque chose cet après-midi-là » à la DCN.
Il y a peu, elle a entamé sa « dernière action », au tribunal de grande instance de Paris. Elle vise à faire reconnaître l’existence d’erreurs dans le déroulement de la procédure.
« Si on m’avait apporté la preuve qu’il s’est suicidé, j’aurais accepté. Je ne voulais pas que l’on me révèle des secrets, je veux juste connaître la vérité. »
Le médecin du Samu : « Le grand mutisme de l’armée est dérangeant dans cette affaire »
Cette affaire l’a longtemps « taraudé ». Le médecin du SAMU 44 venu constater le décès d’André Rigault, ce soir là, garde encore« beaucoup d’images en mémoire ».
C’était il y a dix ans et pourtant, il se souvient « très bien » de cette demi-heure passée au centre d’essais de la DCN d’Indret. « Normalement, je ne devais pas intervenir », dit-il pour commencer.« Mais un message est arrivé par le canal radio, il disait : « on n’arrive pas à le dépendre ». La liaison passait mal. Sur le moment, on s’est dit qu’il était encore vivant. On a envoyé une équipe… »A son arrivée sur place, le jeune homme comprend bien vite que ça n’est pas le cas. « Il portait une chemise écossaise et un pantalon. Je me souviens m’être dit qu’il était mort et que ça n’était pas mon boulot. Je n’étais pas à ma place… »
« Les circonstances de la mort, ça n’était pas mon boulot ».
Le médecin fait son travail. Il constate que les pompiers ont voulu défaire le noeud, autour du cou. C’était difficile. La corde était « enfoncée dans la chair ».Il prend la température du corps et tente de déterminer l’heure du décès. « Il avait saigné du cuir chevelu. La mort avait été instantanée. »
Avant de partir, sur le certificat de décès, il coche la case « obstacle médico-légal ».« Nous cochons systématiquement cette mention en cas de mort violente »,explique-t-il aujourd’hui. « On aurait tous fait la même chose. C’est aussi une manière de nous protéger. Cela se passait dans un lieu stratégique. Je savais qu’on allait me demander des comptes. Les circonstances de la mort, ça n’était pas mon boulot de les déterminer. J’ai fait ça pour qu’il y ait une enquête. Sinon, elle aurait été conclue aussitôt. »
« Difficile de faire son deuil quand il y a autant de mystère »
La justice ne demandera pourtant aucune autopsie, pour rechercher les causes réelles de la mort. Elle ne sera pas pratiquée non plus lorsque la compagne de l’ingénieur en fera la demande. Cette information étonne visiblement le médecin. « C’est surprenant la précipitation avec laquelle on a voulu enterrer cette affaire », commente-t-il. De toute façon, ce que j’ai toujours trouvé plus que dérangeant dans cette affaire, c’est le grand mutisme, sinon l’opposition dont l’armée a fait preuve. Il est forcément difficile de faire son deuil quand il y a autant de mystère… »
Lui aussi reconnaît avoir éprouvé le besoin d’en parler. «J’ai vu des psychiatres qui m’ont expliqué qu’André Rigault venait de remettre un travail. Après ça, il a pu ressentir un grand vide. Il a pu se lever un matin et se dire « Et maintenant qu’est ce que je fais demain ? Je me suicide »…
Cette hypothèse est recevable selon eux. »
De nombreuses questions sans réponse
Que s’est-il exactement passé le 12 janvier 1998, dans le centre d’essai MESMA de DCN Indret, un établissement dépendant de la Défense nationale, planté à une 15 Km en amont de Nantes sur la rive gauche de la Loire ?
Ce soir là, au cours d’une ronde, les deux pompiers découvrent dans un atelier le corps sans vie d’un ingénieur, André Rigault, qui gisait au sol, une corde accrochée au cou, l’autre morceau pendant à la poutre du pont roulant. L’enquête conclut à un suicide. Une thèse que la veuve d’André Rigault a toujours réfutée. Dix ans après, elle continue à se battre pour connaître les circonstances exactes de la mort de son compagnon. A deux reprises, la justice qu’elle avait saisie, l’a renvoyée à ses doutes en confirmant la thèse du suicide à l’instar du tribunal des affaires sociales. Epaulée par l’Association de défense des droits des militaires, elle a, cette fois intenté une action en responsabilité devant le TGI de Paris « pour faire reconnaître les erreurs dans la procédure. »
Un mathématicien de haut rang
André Rigault avait 43 ans. Mathématicien de haut rang, il avait trouvé, en se mettant au service de la Défense, 7 ans auparavant, les moyens de s’adonner à la recherche. Et la Défense reconnaissait ses compétences allant même jusqu’à vendre certains de ses brevets. Il avait ainsi travaillé sur les programmes des frégates Sawari II destinées à l’Arabie Saoudite et, au moment de sa mort, il travaillait sur le projet MESMA, un nouveau système de motorisation pour les sous-marins vendu notamment au Pakistan. Des missions qui lui valaient d’être habilité Secret défense et donc contrôlé par la DST.
Une enquête orientée ?
Si, comme l’affirme Annick Le Saux, André Rigault n’avait aucun comportement suicidaire et aucune raison de mettre fin à ses jours, qui aurait eu intérêt à le faire disparaître ? Et dans quel intérêt ?
Dix ans après, les questions sans réponse sont nombreuses. Pourquoi malgré « l’obstacle médico-légal » au permis d’inhumer coché par le médecin du SAMU, aucune autopsie n’a été pratiquée ? Pourquoi Annick Le Saux n’a-t-elle jamais pu récupérer les vêtements qu’André Rigault portait ce jour-là ?
Pourquoi les enquêteurs se sont-ils acharnés à cerner son environnement personnel (comptes bancaires, liaison éventuelle…) sans jamais s’être intéressés à sa dernière journée. Le dossier judiciaire ne comporte aucun document reprenant l’emploi du temps exact d’André Rigault ce 12 janvier 1998.
Ni les personnes qu’il a pu rencontrer ce jour où selon un témoin qui, dès le lendemain, a refusé de le confirmer, il avait eu une altercation violente avec son chef de service. Sans compter que certains témoins clés, comme le pompier qui a retiré la corde, n’ont jamais été auditionnés.
« La corde n’était pas aussi grosse »
Il était pompier volontaire à DCN Indret au moment des faits. Il ne connaissait pas personnellement André Rigault mais il a été l’un des premiers à arriver sur place après la découverte du corps par ses deux collègues. Aujourd’hui retraité dans le Morbihan, il a été entendu par les gendarmes de Quiberon pendant 3 heures en 2002 et revient aujourd’hui, sous couvert d’anonymat, sur cette soirée du 12 janvier 1998.
« Un bout de 2m qui pendait du pont roulant »
A plusieurs reprises, les enquêteurs lui ont posé la question : A votre avis, c’est un crime ou un suicide ? ». Lui s’est contenté de répondre qu’il ne reconnaissait pas du tout la corde que les gendarmes lui présentaient comme étant celle trouvée autour du cou de la victime. « Ils m’ont montré la corde d’une section de 3 à 4 cm. Je n’ai pas souvenir d’avoir vu une corde aussi grosse. Et d’ailleurs, si elle avait été aussi grosse, comment aurait-elle pu casser ? ». Il revoit encore la corde accrochée au pont roulant. « Il y avait un bout de 2m qui pendait. Comment alors les enquêteurs peuvent-ils affirmer qu’elle a été sectionnée à hauteur de l’arête du support du pont roulant ? ».
« Il n’y avait aucune mare de sang »
Les gendarmes l’ont également interrogé sur la présence d’un papier. Et le témoin dit ne rien savoir. Il sait que sur place les gendarmes ont trouvé sur la poutre du pont roulant le badge, la veste et la sacoche d’André Rigault. Il se rappelle aussi « le corps gisant sur le dos, la tête tournée à gauche » et l’absence de mare de sang !
Il s’étonne que le corps ait pu être transporté au CHU dans l’ambulance d’Indret« qui n’a pas le droit de quitter l’enceinte militaire ».
Tout s’est, semble-t-il, fait dans l’urgence. « Le SAMU a été prévenu et à son arrivée a constaté le décès puis il est reparti. Nous avons emmené le corps au service santé d’Indret.
Je suis resté avec le directeur des ressources humaines. Il y avait les gendarmes qui ont passé leur temps au téléphone. Puis vers 21h30, le médecin du travail s’est pointé.
On a attendu quelque temps et les flics ont téléphoné à la préfecture pour faire ouvrir la morgue.
Puis on est partis à Nantes.
A la morgue, le planton hurlait et disait qu’il n’avait pas le droit de prendre le corps.
On l’a donc pris nous même et on l’a installé dans le tiroir.
Quand on est rentré à Indret, les gendarmes sont allés voir Mme Le Saux ».
Un précédent quelques années avant
Dans les années précédentes, DCN Indret avait été le théâtre d’un suicide, celui d’un sous-traitant qui travaillait sur le projet de porte-avions nucléaire. Mais sur le dossier Rigault, l’ancien est formel : la version que les gendarmes lui ont présentée « est un tissu d’invraisemblances ».Cela ne le surprend pas outre mesure. Il se souvient encore de l’ordre intimé à l’époque par le directeur de l’établissement de ne faire aucun commentaire.
Enquête réalisée par Dominique Bloyet et Anne-Hélène Dorison
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