Trois nouveaux fichiers pour étendre cette fois-ci la mémoire gendarmique (Par Virginie GAUTRON)

Face au manque évident de fichiers policiers (il en existe plus d’une cinquantaine !), le ministère de l’Intérieur a estimé utile de mettre trois nouveaux traitements de données à la disposition de la gendarmerie nationale. Les trois décrets ont été publiés le 29 mars 2011. Le premier, relatif à la gestion des sollicitations et interventions (GSI), enregistrera diverses données sur les personnes effectuant des demandes d’intervention, notamment auprès d’un centre d’appel (numéro d’urgence « 17 »), ou faisant l’objet d’une intervention. Le deuxième, relatif à la sécurisation des interventions et demandes particulières de protection (SIDPP), vise à « collecter des données destinées à une gestion des interventions des forces de gendarmerie adaptée soit aux personnes dont la dangerosité ou l’agressivité, à travers des manifestations de violence physique ou verbale, a été déjà constatée lors d’une précédente intervention, soit aux personnes demandant une intervention ainsi qu’aux personnes se trouvant dans une situation de vulnérabilité particulière ». Le troisième, relatif à la « gestion de l’information et la prévention des atteintes à la sécurité publique » (GIPASP), se présente comme un clone du fichier de renseignement de la police nationale relatif à la prévention des atteintes à la sécurité publique (PASP), tant en ce qui concerne la finalité des enregistrements, que la nature des données collectées et leurs durées de conservation.

Les deux premiers élargissent de nouveau la liste des personnes fichées. D’autant que pour le fichier SIDPP, les situations de « dangerosité », d’« agressivité » et de « vulnérabilité particulière », difficilement objectivables, seront appréciées librement par les personnels de la gendarmerie nationale. Le GIPASP générera quant à lui une multiplication des consultations des fichiers de renseignement. Jusqu’à présent, seuls les policiers affectés dans les services chargés du renseignement et dans les groupes spécialisés dans la lutte contre les violences urbaines bénéficiaient d’un accès direct au PASP. Les gendarmes et les autres fonctionnaires de police ne pouvaient être que destinataires des données, dans la limite du besoin d’en connaître et avec autorisation expresse de leur hiérarchie. A l’inverse, tous les personnels de la gendarmerie nationale individuellement désignés et spécialement habilités pourront consulter les données du GIPASP. Le ministère de l’Intérieur est resté insensible aux réserves de la CNIL qui, dans son avis du 9 décembre 2010, s’est interrogée sur l’opportunité d’offrir un accès si large et permanent à environ 60 000 militaires, leurs attributions quotidiennes ne justifiant pas de telles consultations. Malgré l’interdiction formelle de toute interconnexion, la CNIL s’est également inquiétée des rapprochements techniquement possibles entre le GIPASP, le GSI et le SIDPP. A partir d’une identité renseignée dans le GSI, les gendarmes pourront savoir si les citoyens figurent dans le GIPASP ou le SIDPP (mention « connu » ou « inconnu »).

Au mépris de la CNIL, du Conseil constitutionnel et de la Cour européenne des droits de l’Homme

Le ministère de l’Intérieur ne s’est pas davantage soucié de la jurisprudence du Conseil constitutionnel, qui s’est récemment prononcé sur les fichiers à l’occasion de l’examen de la LOPPSI 2. Au sujet des fichiers de rapprochement judiciaire, le législateur prévoyait un délai de conservation des données de trois ans à compter du dernier enregistrement. Le Conseil a censuré cette disposition, considérant « qu’eu égard à la possibilité ouverte par les dispositions précitées d’un enregistrement de données même liées à des faits de faible gravité, la conservation de ces données ne saurait être prolongée à l’initiative de l’enquêteur au-delà de trois ans après leur enregistrement ». Il aurait effectivement suffit aux O.P.J. d’ajouter des éléments avant terme pour repousser l’effacement des données. Adopté après cette censure, le décret relatif au GIPASP prévoit pourtant une conservation de dix ans, avec pour point de départ le « dernier événement de nature à faire apparaître un risque d’atteinte à la sécurité publique ayant donné lieu à un enregistrement ». Cette disposition contredit d’autant plus violemment la décision du Conseil constitutionnel que ce fichier ne collectera pas des données sur la base de « faits » qualifiables pénalement, mais plus largement des informations sur des personnes dont l’activité indique qu’elles « peuvent » porter atteinte à la sécurité publique, ou encore des personnes « susceptibles » d’être impliquées dans des actions de violence collective.
Au regard de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, la légalité de tels procédés semble contestable. Dans un arrêt du 6 juin 2006, Segerstedt-Wiberg et autres c. Suède, la Cour s’est fondée sur les articles 8, 10 et 11 de la C.E.S.D.H., qui consacrent respectivement le droit à la vie privée, les libertés de réunion et d’expression, pour condamner l’Etat suédois du fait de l’enregistrement de données personnelles dans un « fichier de la sûreté ». Cette condamnation est d’autant plus instructive que le champ d’application et la finalité du fichier en question (faciliter les enquêtes concernant le terrorisme et les infractions à la sécurité nationale) étaient nettement plus circonscrits que ceux des fichiers de renseignement français. Si la Cour admet que l’existence de services de renseignement peut s’avérer légitime dans une société démocratique, elle a précisé que « le pouvoir de surveiller en secret les citoyens n’est tolérable d’après la Convention que dans la mesure strictement nécessaire à la sauvegarde des institutions démocratiques. Pareille ingérence doit se fonder sur des motifs pertinents et suffisants et doit être proportionnée aux buts légitimes poursuivis ».

Des fichiers de police de plus en plus larges et de moins en moins contrôlés

Les positions de la CNIL, du Conseil constitutionnel et de la CEDH ne suscitant qu’indifférence, il n’est guère étonnant que le gouvernement balaie d’un revers de main les préconisations du groupe de contrôle des fichiers policiers, dont les critiques demeurent pourtant plus que mesurées. Malgré sa demande de suppression du critère de l’origine géographique du PASP, le décret introduisant le GIPASP consacre son maintien. Après avoir annoncé que cette information ne serait pas référencée en raison de son ambiguïté, le ministère de l’Intérieur la juge finalement nécessaire pour enregistrer « un lieu de résidence » ou « une origine commune en France ou à l’étranger », afin de « qualifier le principe de cohésion d’une bande criminelle » (quartier, « territoire », etc.) (Délibération n° 2010-456). Espérons que le prochain rapport du groupe de contrôle des fichiers, qui devrait être publié avant l’été, se penchera sur l’opportunité du maintien d’un tel critère, particulièrement flou, comme ceux d’ailleurs d’« activités publiques » et de « comportements ». Espérons aussi que son président, Alain Bauer, profitera de l’occasion pour revenir sur l’une des propositions formulées dans le rapport de 2008 (page 126), à savoir la diffusion d’une campagne d’information pédagogique vantant les atouts des fichiers. Face aux inquiétudes injustifiées de la population, il convenait…

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