Lire l’histoire

Il n’y a pas si longtemps, il était d’usage courant de dire que le Français est un « monsieur qui redemande du pain et ignore sa géographie » ; en ce qui concerne les militaires il faut, semble-t-il, ajouter qui ignore l’histoire.

Le 24 mars 2005, le nouveau statut général des militaires a été promulgué par le président de la République, chef des armées ; le statut ayant été préalablement adopté sans grande discussion par le Parlement, il est vrai que les conclusions du rapport Denoix de Saint-Marc étaient telles qu’elles ne pouvaient susciter beaucoup de difficultés au stade final de l’approbation par le Parlement. La lecture des débats ne fait apparaître aucune opposition franche et durable, elle est même plutôt désespérante si l’on sait que le texte des débats reflète l’intérêt porté par la classe politique au sort des militaires.

Pour la majorité des Français et, semble-t-il, des militaires cette oeuvre s’inscrit dans le courant de l’Histoire de notre pays. Cette interprétation de la situation n’est en rien abusive, toutefois nous sommes portés à penser que cette approbation tient surtout au fait que les auteurs du projet, tout comme les auteurs du rapport, n’ont pas voulu Lire l’Histoire.

Lire l’Histoire est un exercice difficile qui requiert un effort intellectuel volontaire de réflexion au sens étymologique du terme. C’est à un examen ultra sommaire de cette Histoire que nous voudrions réserver ce court éditorial sur le site Internet d’une association qui s’est donné comme objectif d’assurer la défense des droits des militaires.

Au mois de juin 1815, au terme des Cent jours qui, du golfe Juan à Paris via la route des Alpes, conduisent Napoléon Bonaparte, empereur déchu des Français, à un espoir déçu à Waterloo, s’achève une période de notre Histoire que chacun lit comme il veut… L’exil doré relève du passé, Sainte-Hélène remplace l’île d’Elbe.

La deuxième restauration commence sous la houlette de Louis XVIII revenu d’un proche exil ; la situation de la France est catastrophique, l’indemnité imposée à la France est lourde à payer ; la remise en ordre des structures et des institutions de l’Etat n’est pas évidente. Le successeur de Louis XVIII, Charles X, se trouve face à des « sans solde », sans le sou et surtout sans garantie qui sont de plus en plus remuants ; à l’issue des journées de juillet 1830, il léguera la succession à Louis-Philippe. Alors que l’aventure algérienne est lancée, qu’il a déjà fallu faire appel à une légion utilisable exclusivement « hors du territoire métropolitain » (précision qui n’est pas sans importance), en mai 1834, est votée la première loi portant statut des officiers de terre et de mer.

Notons le bien, ce statut ne concerne que les officiers.

A cette époque, ce statut est une avancée extraordinaire dans la sphère des agents de l’Etat : ceux-ci sont à l’époque très, très peu nombreux et ne s’occupent que de tâches régaliennes fort réduites ; les militaires forment la masse la plus importante des agents payés par l’Etat.

Notons aussi qu’à cette époque l’encadrement assuré par les officiers et les sous-officiers porte avant tout sur une masse de conscrits soumis à un régime discriminatoire : on tire le « bon » ou le « mauvais numéro », le mauvais étant, bien entendu, celui qui maintient plusieurs années de rang les mêmes hommes sous l’uniforme et en fait en quelque sorte des « professionnels » de la guerre.

Pendant des décennies, les lois de conscription se répètent mais évoluent, somme toute, assez peu ; le caractère discriminatoire demeure jusqu’à la loi de 1905 qui, enfin, astreint tous les jeunes Français à concourir à la défense de la patrie plus que de la nation.
Dans l’armée de terre de l’époque (il n’en est pas de même dans la marine), les sous-officiers ne jouissent d’aucune garantie.

Le long conflit de 1914-1918 n’apporte aucun assouplissement à la règle militaire, loin de là, il faut attendre 1928 pour que les sous-officiers de carrière se voient reconnaître des droits mais aussi des devoirs..
De leur coté, les fonctionnaires sont toujours à la recherche d’un statut.

Au lendemain de la seconde guerre mondiale, après les mesures d’amalgame et surtout de dégagement des cadres, l’encadrement militaire se sent, à raison, mal à l’aise dans un pays exsangue.

Le nombre des agents civils de l’Etat n’ayant cessé de croître, la jurisprudence reconnaît depuis des décennies (c’est-à-dire depuis la fin du 19ème siècle) à ceux que l’on nomme depuis longtemps « fonctionnaires » des garanties et des droits fondamentaux mais la reconnaissance légale n’interviendra que bien plus tard, en octobre 1947, après de nombreux débats et en quelque sorte sous contrainte de délai.

Après les longs et difficiles engagements en Indochine, puis en Algérie, un premier aménagement est apporté en 1965 au règlement de discipline générale applicable aux militaires, quelques allègements sont apportés et le caractère interarmées est rendu officiel.

Les lois de conscription sont réadaptées pour tenir compte du contexte national et international, mais il faut attendre juillet 1972 pour que les antiques et solennels statuts de 1834 et de 1928 soient remis en cause ; il s’agit plus d’une mise en cohérence de textes épars apparus au fil des ans que d’une novation significative, mais il y a, sinon novation, du moins un effort de pensée.

De son coté, depuis 1959, le statut des fonctionnaires initial s’est diversifié pour tenir compte de la technique, de la spécialisation, de la décentralisation, voire du poids de certaines catégories d’agents de l’Etat (police en particulier).

La volonté d’unification du sort des agents de l’Etat, apparue notamment en 1948 en matière de rémunération, n’est plus, aujourd’hui, en dépit des visas, qu’un très lointain souvenir ; personne n’ose plus penser qu’en ces temps là (c’est-à-dire de 1945 à 1948) on a vraiment cherché à établir une UNIQUE grille de rémunération pour la fonction publique : nul ne veut aborder ce sujet fondamental devenu en quelque sorte « intouchable ».

Le chef des armées, dans de belles envolées annuelles, après avoir fait voter la professionnalisation des armées et suspendre (nuance toute relative) la conscription, estime qu’il est temps d’améliorer le sort des militaires par rapport aux « civils » : Est-ce la fonction publique qui diverge ? à moins que ce ne soit la fonction militaire (ainsi baptisée en 1959) qui décroche ? ou est-ce le secteur civil tout entier qui déraille ? Nul ne répond à ces questions, toujours est-il que la réalité est là. Plus les voeux sont de rang élevé, plus ils sont sans espoir, du moins pour les militaires. Ce ne sont là que voeux pieux qu’une impressionnante commission ad hoc entérine et dont le Parlement fait le statut général des armées promulgué au journal officiel de la République française le 24 mars 2005.

Ce bref raccourci n’est qu’un rapide survol d’une divergence flagrante à l’intérieur de la Nation plus que de la patrie.

Désormais, depuis la loi du 28 octobre 1997, votée à une majorité écrasante par le Parlement, la défense de la patrie ou tout simplement de la nation est confiée à un corps de professionnels.

Pourquoi ces professionnels de la chose militaire seraient-ils traités différemment que les autres professionnels que l’Etat ou ses démembrements emploient tous les jours ?

La commission Denoix de Saint-Marc a trouvé des explications, elles ne convainquent que ceux qui ne se soucient pas du sort de cette catégorie d’agents de l’Etat voués à s’étioler ou plus exactement à s’épurer car le passé ne s’apure pas aisément tant les besoins antérieurs furent grands et disparates.

En août 1945, les militaires qui ont tant fait pour le pays, redeviennent des « électeurs dans les mêmes conditions que les autres citoyens » ; ainsi l’ordonnance du 17 août met fin au régime restrictif (il faudrait dire privatif de droits démocratiques) instauré par la loi de 1872 ! Les femmes, rappelons-le, ont acquis le droit de vote en avril 1944.

Même si elle revêt de nombreuses facettes à explorer mais pour faire simple, Une seule question se pose : comment se fait-il qu’en 2005, un Parlement qui ne se soucie plus guère du sort des militaires ait eu le courage de voter sans examen plus approfondi une loi que, demain, on jugera, peut-être, scélérate alors que dans le même temps la fonction publique, lato sensu, est fort bien défendue par les représentants de la Nation ? Il est vrai que le renversement de poids est de taille : d’un coté, une armée dont les effectifs ont fondu, vont continuer, sans doute, un peu à fondre, de l’autre coté, une fonction publique aux missions et aux effectifs de plus en plus diversifiés et en constante augmentation en dépit de recherches d’économies.

Alors que la fonction publique regarde de plus en plus vers l’Europe et que tous les leaders politiques crient « Europe, Europe !», le département ministériel de la Défense ne tient nullement compte des recommandations européennes en la matière et de l’inévitable alignement entre armées de l’Europe se trouvant sur les mêmes champs de projection.

La défense de la nation est une oeuvre en perpétuelle construction, mais une chose est sûre c’est que sans participation de tous, sans en préjuger les formes [le premier ministre vient de reconnaître officiellement que feu le SMA (service militaire adapté) avait ses mérites et était indispensable], les efforts seront vains et ne peuvent laisser présager que le pire. La création d’un établissement public « ad hoc » est un palliatif que l’Histoire jugera, la discrimination serait-elle la nouvelle forme d’une participation à la défense de la nation ?

Jean Kerdréan

À lire également