De la compétence : Un texte de mai 1897 toujours d’actualité …

De graves questions militaires sont discutées ici par un « civil ».
Est-ce que les citoyens civils ont le devoir, le droit, la capacité de traiter les questions militaires ? Assurément.
Ils ont le devoir de s’y intéresser, parce qu’il s’agit de l’honneur, de l’indépendance, de l’existence même de leur patrie.
Ils ont le droit de prendre la parole, parce qu’il s’agit de l’existence de leur foyer, de la vie des leurs et de leur propre vie ; parce qu’ils fournissent en temps de paix l’argent de la défense nationale ; parce qu’ils fournissent en temps de guerre les milliards et la chair à canon.

Le maréchal Canrobert appelait les soldats « les obscurs outils de sa gloire ». Il n’y a plus d’outils obscurs ; il y a maintenant des « baïonnettes intelligentes » qui prétendent savoir à quelle besogne on les emploiera, dans quelles conditions, avec quelles chances de succès.
Sur dix à onze millions de citoyens, vingt à vingt-cinq mille officiers de carrière forment une quantité presque négligeable. On peut dire qu’il est absurde aujourd’hui d’établir une distinction entre civils et militaires. A proprement parler, il n’y a plus des civils et des militaires ; il y a des citoyens qui sont tantôt tous civils, tantôt tous militaires : successivement pendant la paix, simultanément pendant la guerre.

Ils peuvent tous prétendre à la « compétence » dans les choses de l’armée, puisqu’ils font tous partie de l’armée.
Si la compétence militaire résultait de la pratique de la guerre, les officiers de carrière ne la posséderaient pas plus que nous : car ils ne vont pas à la guerre sans nous. Quand ils y vont, nous y allons aussi. Quand nous n’y allons pas, ils n’y vont pas davantage.

Si la compétence militaire était attachée aux vêtements d’une forme et d’une couleur anormales, aux galons et aux plumets, peut-être la posséderions-nous à un plus haut degré que nos futurs chefs : car ils sont ornés de ces attributs, mais c’est nous qui les leur payons.
La compétence militaire, comme toute compétence, est le fruit de l’étude intelligente et réfléchie.
Voilà tout. L’habit de l’auteur importe peu, s’il a mis de l’intelligence et de la réflexion dans son étude.

Quelque opinion qu’il soutienne, d’ailleurs, il est assuré d’avoir pour lui la moitié des professionnels. Les officiers, dans la théorie de leur art, dont ils emplissent les journaux, sont aussi divisés que les médecins. Les généraux ministres qui se sont succédés en si grand nombre depuis vingt-cinq ans n’ont fait qu’adopter, condamner, reprendre et rejeter encore les mêmes choses, depuis la lance et la cuirasse jusqu’aux méthodes tactiques et aux conceptions stratégiques.

L’épithète désobligeante qui pourrait être adressée à l’auteur profane par un professionnel, à l’occasion de telle ou telle proposition, frapperait donc à coup sur un autre professionnel.
Au reste, rien n’est plus puéril et plus malfaisant que la superstition de la « spécialité ».
La spécialité, produit de la pédanterie moderne, peut être un précieux instrument, quand il obéit aux hommes d’une intelligence et d’une culture générales. S’il usurpe les fonctions directrices, il devient dangereux.

La brute ne connaît rien, ne comprend rien : mais on a quelque chance de l’instruire, de l’éclairer.
Le spécialiste ne connaît qu’une chose, ne comprend qu’une chose, n’entrevoit le reste que sous un certain angle et sous un certain jour. Tous ses jugements sont faux : et son infatuation s’oppose à ce qu’on les corrige.
Le spécialiste veut envisager isolément la matière à laquelle il s’est consacré. Or il n’y a pas de matière isolée : tout dépend de tout.
Le spécialiste est un infirme, dont le cerveau présente une ou deux hypertrophies et vingt lacunes.

L’aveugle ne rachète pas la privation de la vue par le perfectionnement de l’ouïe. L’homme qui n’a pas de jambes a beau se vanter de ses énormes biceps, il n’en est pas moins physiquement une créature incomplète, inférieure, misérable.
Et le spécialiste est un cul-de-jatte intellectuel.

Les plus grands organisateurs, les plus grands administrateurs de la marine et de l’armée française ont été Colbert et Louvois. Beaucoup de politiciens, imbus de la superstition des compétences et des spécialités, se figurent que Colbert était un vieil amiral, sorti de polytechnique, et que Louvois avait obtenu à l’ancienneté le grade de général. Cependant, Colbert n’était qu’un commis, et Louvois un autre commis. De leur temps, les marins vivaient à la mer, et les soldats à l’armée. Ni Tourville ni Luxembourg n’auraient voulu gratter des paperasses dans les bureaux ; mais, tout maréchaux de France qu’ils étaient, ils auraient couché à la Bastille s’ils avaient raillé l’incompétence des ministres civils.

Par contre, Napoléon, quoique militaire professionnel, s’est mêlé de législation civile, de législation criminelle, de finances et d’administration avec une certaine puissance. Il aurait trouvé fort mauvais que les spécialistes de son Conseil d’Etat le renvoyassent à la spécialité militaire.

Selon ses facultés, tout Français doit raisonner les institutions aussi bien militaires que civiles de la patrie. S’il ne l’ose, s’il se bouche les yeux et les oreilles, s’il abdique,- il s’avoue à la fois pour un mauvais citoyen et pour un imbécile.

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