Le chef est partie intégrante de l’administration de l’Etat et de l’administration des armées en particulier. Les lois d’organisation et d’administration lui confient de larges pouvoirs en ce domaine, qu’ils soient humains ou financiers. Son action est donc incluse dans celle des pouvoirs publics dont il doit faire exécuter les directives.
Ainsi il ne peut aller contre les ordres de gestionnaires financiers, même lorsqu’il estime que des nécessités opérationnelles justifieraient certaines décisions. On le voit couramment dans l’emploi de crédits non utilisés que le contrôle financier refuse de laisser déplacer de leur ligne budgétaire (des crédits « manoeuvres annulées » que la Région voudrait utiliser en « convocation de réservistes » par exemple).
Le chef peut se voir sanctionner pour son manque d’orthodoxie, voire son manque d’obéissance. On a vu dans l’Est il y a trente ans un T. P.G. refuser de payer les frais d’officiers de réserve convoqués de cette manière.
Pas plus il ne fera connaître à ses subordonnés toutes les « astuces » qui leur permettraient de payer moins d’impôts sur le revenu des personnes physiques, et il y en a, car il sortirait de son rôle exclusif d’agent de l’Etat. Dans les administrations civiles, les syndicats jouent ce rôle de conseil.
De même, il ne peut diffuser les bons conseils qui feraient que les manoeuvres des Finances en vue du non paiement des pensions d’invalidité, qui se fondent sur des arguties juridiques de plus en plus provocatrices, seraient déjouées par une rédaction prudente et imparable des comptes-rendus d’accident et autres inscriptions sur les registres des constatations. Rédaction qui tirerait les leçons des multiples jugements rendus par les tribunaux en défaveur des militaires à la demande du ministère des finances.
Pas plus il ne peut appeler l’attention de « ses hommes » sur la nécessité pour eux de se rendre à l’infirmerie dès la survenance d’un traumatisme auditif, au motif qu’attendre serait faire le jeu des Finances qui ont pris soin de faire disparaître du code des pensions d’invalidité la règle de la présomption d’imputabilité au service des traumatismes auditifs. Il est devenu plus facile de faire prononcer l’imputabilité au service de certaines dépressions nerveuses, que les conditions dans lesquelles sont amenés à agir (ou ne pas agir) certains « soldats de la paix » ( sic) rendent inéluctables…
S’il jouait ce rôle de « Conseil », il sortirait de sa fonction dans la hiérarchie administrative. Et il le paierait de son avancement. C’est la raison pour laquelle, depuis la fin de la guerre d’Algérie, et malgré toutes les avanies matérielles et morales subies par les militaires, malgré toutes les promesses non tenues, toutes les manoeuvres dilatoires, toutes les indignations sans suite des parlementaires (accoutumés au non-risque avec la grande muette), on n’a pas vu beaucoup d’officiers généraux remettre leur démission, c’est le moins que l’on puisse dire. Ils ont été plus nombreux à se diriger « vers la gamelle »…
En réalité, le chef défenseur des intérêts de ses subordonnés est un mythe.
D’autant plus évident que le pouvoir militaire est un vieux souvenir. La restructuration drastique opérée par la Vème République dans l’ordre budgétaire, avec les contrôleurs financiers, paralyse les ministres et les chefs avec lui. Les chefs d’état-major, qui ne peuvent même plus « faire leur marché » pour leurs achats de matériels (ils sont sous la tutelle de la D.G.A. et des syndicats des arsenaux et autres G.I.A.T.), qui n’exercent plus aucun « pouvoir stratégique » (annulé par les effets politiques de la dissuasion nucléaire) sont devenus des distributeurs (pour les trois C.E.M et encore…) ou chorégraphe (pour le C.E.M.A.) de « gesticulations ».
C’est pourquoi, faute d’exercer du pouvoir sur les choses et les faits, les généraux en général s’attachent à la conservation de leur pouvoir sur les hommes et principalement sur la personne de leurs hommes. Accessoirement sur leur famille (mutations, carrières massacrées le cas échéant, ou « boostées », etc).
La préservation féodale de ce pouvoir est au fondement de leur hostilité à toute forme de structure de concertation dans l’armée, déjà lourdement lestée de traditions parasites, de catégorisations teigneuses qui engendrent des ressentiments et nuisent à la cohésion. Elle freine l’évolution de l’outil militaire vers une « armée forces » (armed forces) en tentant de la maintenir sur le type révolu d’une « armée institution » (institution militaire), avec tout le corpus de pouvoirs désormais superfétatoires que cette vision charrie.
Le temps est venu de créer le service public de la défense nationale, et de quitter les rives de la culture organisationnelle héritée de l’Ancien Régime dont le titre de « chef des armées » juridiquement ambigu et dangereux, est la dernière traduction, puisqu’il a pour seul objet d’affirmer l’unicité des armées (royales ou de la République), par opposition aux armées princières (ou des partis) d’antan.
Dans cette conception enfin laïque, dégagée de toute empreinte du mythe du chef père de ses hommes (survivance à la fois de la royauté de droit divin, de l’infaillibilité pontificale transmis dans la culture militaire par l’église catholique et notamment par les jésuites), il y place pour l’efficacité dès lors que n’est pas battue en brèche la nécessité de l’union des combattants en vue du combat.
Car le principe de l’action militaire est l’union. Ce qui n’implique pas l’uniformité, le servilité, la fausse obéissance. Si c’est en ce sens que les armées ne peuvent supporter le débat, et le débat pour le débat, et donc la démocratie pour décider de l’action opérationnelle, il n’en découle pas pour autant que les militaires sont des êtres amputés de leur humanité. Celle-ci doit être considérée, et donc avoir la possibilité d’être dévoilée. Par eux-mêmes.
On est d’autant mieux obéi qu’on a, en temps et en lieux voulus, laissées s’exprimer les préoccupations matérielles et morales. Ce fut même dans l’armée de terre un principe de formation: la participation par objectifs.
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